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Fortune critique |
Classique |
Sylvain Kerspern L'exposition Giovanni Bellini, Influences croisées au musée Jacquemart-André : un compte-rendu. 1. L'atelier paternel Mise en ligne le 17 juillet 2023 |
Nicolas Sainte-Fare-Garnot, à la tête du musée Jacquemart-André, avait instauré la haute qualité et l'intérêt de ses expositions; depuis, la conservation a su reprendre avec constance le flambeau. Celle consacrée à Bellini au cœur d'influences croisées ne déroge pas à la règle, en rassemblant à Paris un ensemble de peintures et de sculptures susceptibles de soutenir le propos, dont quelques unes d'une exceptionnelle qualité. Si d'autres sont sans doute plus discutables, mon intention n'est pas, ici, de soulever ce genre de question mais d'attirer l'attention sur une problématique qui m'est chère, simplement effleurée par l'exposition alors que les ouvrages étaient là pour la soutenir : la mutation culturelle humaniste qui sous-tend la Renaissance européenne, par le traitement de l'espace pictural mais aussi le coloris. La dynastie des Bellini, leurs alliés et leurs élèves permettent d'en percevoir de manière remarquable la progression par le jeu même d'influences et d'émulation, puisqu'ils ont eu un rôle moteur en la matière. |
A. Les Bellini : Jacopo, le « Gothique International » et la jeunesse de Gentile et Giovanni |
Tout commence donc avec Jacopo Bellini (v. 1390/1400-1470). Il eut pour maître à Florence dans les années 1420 Gentile da Fabriano (1370-1427), ce que l'exposition montre très bien par l'emprunt de la Vierge d'humilité du Louvre, aujourd'hui donnée à l'élève alors qu'elle est entrée dans ses collections au XIXè siècle sous le nom du maître. Ce dernier, lorsque Jacopo est auprès de lui, réalise l'un de ses plus grands chefs-d'œuvre, L'adoration des Mages pour les Strozzi, aujourd'hui aux Offices. Ce grand panneau témoigne du bouillonnement artistique dans la capitale de Toscane qu'évoquera une décennie plus tard Alberti dans sa préface à son traité sur la peinture mis en exergue de ce site. Il est considéré comme un jalon du « Gothique International », terme crée par l'historien d'art Louis Courajod (1841-1896) pour désigner un courant artistique qui se diffuse en Europe (particulièrement en Italie, en France, en Flandres ou en Bohème), terme commode mais qui demande explications. |
Jacopo Bellini, La Vierge d'Humilité d'Este. Bois (peuplier), 60 x 40 cm. Louvre, RF 41. ©2018 RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Mathieu Rabeau |
Gentile da Fabriano, L'adoration des Mages, 1423. Tempera sur bois, 203 x 282 cm. Uffizzi |
Courajod est ce que l'on pourrait résumer en un mot-valise un polémistorien d'art, comme en témoigne la notice qui lui est consacrée sur le site de l'Inha par Geneviève Bresc-Bautier. Parmi ses chevaux de batailles se trouve la conviction que la survenue de la Renaissance ne se limite pas au contexte italien mais préexiste même dans le domaine franco-flamand au XIVè siècle. Son exécration de l'académisme l'amenait à penser la remise à l'honneur de l'art antique comme une corruption, en symétrie, en quelque sorte, au qualificatif donné par les Italiens du temps à l'art intermédiaire - de ce que l'on appelle le Moyen-Âge - comme gothique, pour le rattacher aux Barbares ayant causé la chute de Rome. Pourrait-on alors parler de Renaissance alors même que le terme, consacré par Vasari mais dont la teneur est sensible dès les écrits humanistes italiens du XIVè siècle, suppose la réémergence de la culture antique? Puisque l'exposition du musée Jacquemart-André apporte des éléments d'appréciation à ce propos, et en sachant que Courajod a conseillé André dans ses achats, je voudrais m'attarder ici sur cette question, à la recherche d'une possible réconcilation des contradictions apparentes. |
Se référer à la dénomination, le Gothique international, conduit à souligner sa dimension transfrontalière facilitée par une mobilité accrue des artistes et à y percevoir le développement d'un style effectivement rattaché à des solutions élaborées au nord des Alpes, plus particulièrement en France au XIIè siècle. On peut le caractériser par l'élégance de la ligne privilégiant la courbe associée à un coloris souvent vif et une attention particulière au naturalisme dans les étoffes, la restitution de la végétation ou des animaux, dans la profusion d'un langage courtois et précieux. Ces éléments cristallisent et donnent corps à ce qui, à l'origine, venait en opposition à une opinion répandue autour de l'émergence de la Renaissance en Italie, avec Giotto. Différentes études permettent de dresser un panorama de l'époque plus nuancé. Je ne me hasarderai pas ici à en entreprendre le déploiement ici mais il me faut en proposer quelques éléments suggestifs utiles à la compréhension du parcours des Bellini. |
Première salle de l'exposition montrant l'atelier de Jacopo Bellini, dont la Vierge d'humilité d'Este et la Madone de Constantinople discutées plus loin. |
Je souscris volontiers au point de vue qui ne fait pas de la seule Italie l'initiatrice de la Renaissance, de même que je suis convaincu qu'il faille situer ses débuts autour de 1300. Le nom de Giotto, revendiqué par Vasari, permet de l'affirmer; en France, dans un autre registre, celui de l'enluminure, mais vers le même temps, un Jean Pucelle instaure un renouveau comparable, à tel point qu'un séjour de sa part outre-monts est envisagé alors qu'il reste à établir. Si la ligne se fait plus sinueuse chez le Parisien au diapason de la statuaire gothique, les recherches de volumes, d'espace pour instaurer une profondeur, et la mise en œuvre d'un langage expressif par le geste sur le modèle rhétorique, sont communes.
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Giotto di Bondone (1267?-1337), Noli me tangere, 1303-1305. Fresque. 200 x 185 cm. Padoue, chapelle des Scrovegni. |
Jean Pucelle (actif à Paris 1319/1334, année de sa mort), L'arrestation du Christ et L'annonciation, Heures de Jeanne d'Évreux, Enluminures. 9,4 x 6,4 cm. Metropolitan Museum. |
Jean Lenoir, L'arrestation du Christ, Heures de Jeanne de Navarre, enluminure, v. 1335-1340. 18 x 13,5 cm. BnF |
Lorenzo Ghiberti, Le sacrifice d'Abraham, vers 1401. Bas-relief de bronze. 53 x 45 cm. Florence, Bargello. |
En quelques exemples se perçoit la complexité de l'appréciation de la création du temps, et la difficulté à rattacher strictement l'un ou l'autre à des courants précis, sinon exclusifs; et au fond, cela conduit à souligner les convergences plus que les différences. Qu'en disent les contemporains? Les recherches de Michael Baxandall ont apporté des éléments fondamentaux sur ce point. Il fait d'autant plus aiséement émerger la culture humaniste au XIVè siècle qu'il cite, après d'autres, les travaux de restauration de la grammaire latine dans leurs ouvrages de Pétrarque (1304-1374), Boccace (1313-1375) et d'autres; il reprend ainsi l'éloge de Giotto dans le Decameron (VI,5) dudit Pérarque, qui souligne qu'il « avait ramené cet art [la peinture] qui, de nombreux siècles durant avait été enseveli sous les erreurs de certains, qui peignaient plus pour faire plaisir aux yeux des ignorants que pour satisfaire l'intellect des sages ». D'autres auteurs qu'il mentionne (Leonardo Bruni, Filippo Villani...) appuient le rôle de restaurateur de la peinture de Giotto, mais aussi d'un Cimabue, définition par excellence de ce que l'on nomme d'ordinaire la Renaissance, passant par-dessus les siècles « d'obscurantisme » de l'âge médian - le Moyen-Âge. |
Cimabue, Maestà (vers 1280). Tempera sur bois. 385 x 223 cm. Uffizzi. |
Giotto, Maestà (vers 1303-1305). Tempera sur bois. 325 x 204 cm. Uffizzi. |
Baxandall met ainsi en lumière tout à la fois le contexte culturel humaniste dans ses différents aspects et la pleine conscience pour ses acteurs d'une rupture civilisationnelle que l'approche historique encore en vigueur aujourd'hui s'obstine à placer un siècle et demi plus tard (voire deux). Or cette rupture est aussi la conséquence de l'avancée de l'empire Ottoman, occasionnant la fuite des érudits grecs, manuscrits en mains, et encore de la Reconquista en Espagne, restaurant en Occident les moyens d'une étude approfondie de la culture antique. Parmi les auteurs à l'étude plus complète devenue possible, Aristote fit l'objet d'une réception par l'Église délicate. Là émerge une autre notion propre à la période, la scolastique, que Panofsky a pensé pouvoir rapprocher de l'architecture gothique. Discuter son argumentaire serait ici inopportun puisqu'il s'applique à un autre domaine que la peinture, qui nous occupe. Néanmoins, il attire notre attention sur un contexte culturel et intellectuel utile pour notre propos.
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Dans mon étude didactique du concours pour la Porte Nord du Baptistère de Florence autour des propositions de Brunelleschi et Ghiberti, j'ai rapproché leur solution respective de ces deux grands courants créatifs, soulignant leur coexistence stimulante autour de 1400. Dans son souci composé autour de la forme triangulaire, instaurant deux registres en frises pour insister sur les enjeux psychologiques, susceptible d'interroger sur la pertinence de la demande divine initiale, Brunelleschi s'inscrit dans le courant humaniste le plus rigoureux, « réthorique » selon ce qu'en a dégagé Michael Baxandall. Les dispositions compartimentées par l'élégante et sinueuse roche, le souci plus naturaliste sensible dans l'insertion d'un lézard dans le décor et la faible implication de la gestuelle dans la résolution du sujet s'apparente plus volontiers à ce qui caractérise le Gothique international. Pour autant, l'un et l'autre manifestent le désir de citer l'art antique, et si Filippo recherche la composition unitaire, il doit assembler plusieurs blocs pour construire son bas-relief quand Lorenzo réalise son bronze en un tour de force presque d'une seule venue. On prendra donc garde de qualifier d'avant-garde l'un et de retardataire l'autre - sur quoi je renvoie à la conclusion de ladite étude.
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Filippo Brunelleschi, Le sacrifice d'Abraham, vers 1401. Bas-relief de bronze. 53 x 45 cm. Florence, Bargello. |
Lorenzo Ghiberti, Le sacrifice d'Abraham, vers 1401. Bas-relief de bronze. 53 x 45 cm. Florence, Bargello. |
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Jacopo Bellini, La Vierge d'Humilité d'Este. Bois (peuplier), 60 x 40 cm. Louvre, RF 41. ©2018 RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Mathieu Rabeau |
Jean Lenoir, L'arrestation du Christ, Heures de Jeanne de Navarre, enluminure, v. 1335-1340. 18 x 13,5 cm. BnF |
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École crétoise vers 1500/1520, La Vierge glycophilousa. Bois, 38,5 x 27,2 cm. Paris, Petit Palais (et reflet de la Vierge à l'Enfant de Giovanni Bellini, de Berlin) |
Giotto, Maestà (vers 1303-1305). Tempera sur bois. 325 x 204 cm. Uffizzi. |
B. Les Bellini, des compartiments à l'espace tridimensionnel unifié |
Les XIV-XVès siècles en Europe forment l'âge d'or des ouvrages à compartiments, des polyptyques, des retables à volets ou à prédelle. Les deux panneaux de Matelica, Vierge en principal et suite de sept saints dans autant de niches, constituent ce qu'il reste d'un tel dispositif, provenant peut-être de l'abbaye dont Bartolomeo Colonna da Chio, immigré grec ayant fui la prise de Constantinople (1453) et installé dans la ville, avait été doté. Ceci peut expliquer la présence au centre de saint Barthélémy, par ailleurs protecteur de la ville. L'articulation se fait un peu à la manière de la Maestà de Cimabue qui, un siècle et demi plus tôt, recherchait l'unité tout en conservant la distance par le canon des personnages. De telles relations, inégales, se font par l'affleurement en surface.
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Atelier des Bellini, 1. Madone de Constantinople (ou Bartolomeo Colonna). Tempera et or sur bois, 80 x 60 cm. 2. Sts Bernardin de Sienne, Onuphre, Étienne, Barthélémy, Laurent, Sébastien et sainte Catherine d'Alexandrie dans autant de niches. Tempera et or sur bois. 23 x 67 cm. Matelica, Museo Piersanti |
Cimabue, Maestà (vers 1280). Tempera sur bois. 385 x 223 cm. Uffizzi. |
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Giovanni Bellini, Sacra conversazione Giovanelli. Tempera et huile sur bois, 54 x76 cm. Venise, Accademia. |
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Gentile Bellini, Annonciation. Tempera et or sur bois, 133 124 cm. Madrid, Musée Thyssen-Bornemisza. |
C'est lorsque Jacopo fait son apprentissage qu'apparaissent les premières applications de l'invention par Filippo Brunelleschi, vers 1420-1425, de la perspective centrale renaissante à laquelle j'ai consacré une étude particulière, par Donatello, Masaccio et Ghiberti. Pourtant, il semble bien que ce soit la fréquentation d'Andrea Mantegna (v. 1431-1506) ayant conduit au mariage en 1453 avec la sœur de Gentile et Giovanni qui ait été le catalyseur, pour l'atelier paternel, d'une conversion au courant humaniste, abandonnant les pratiques du maître vénéré Gentile da Fabriano, dont le style « Gothique International », aux jeux de lignes tout en surface, contrecarre l'effort d'une restitution de la profondeur, malgré le recours aux raccourcis anatomiques. La Vierge d'humilité au donateur de la famille d'Este par Jacopo doit se rattacher au séjour à Ferrare, au début des années 1440. Le contexte padouan de l'activité de Mantegna aura également pu les sensibiliser aux créations de Donatello (v. 1386-1466), qui y séjourne de 1443 à 1453. L'exposition n'a pas manqué d'en témoigner, sans nécessairement invoquer l'un des moteurs créatifs du temps, le paragone, c'est-à-dire la comparaison valant émulation entre peinture et sculpture dans la restitution du vraisemblable, toujours dans le contexte humaniste d'un retour à l'Antique selon une grille chrétienne. Nous nous éloignons décidément du strict fonctionnement de l'atelier de Jacopo. |
(À suivre) |
Bibliographie :
* Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, Princeton, 1951, trad. fr. et postface de Pierre Bourdieu, Paris 1967. * Michael Baxandall, Les humanistes à la découverte de la composition en peinture, 1340-1450, Oxford, 1971, trad. fr. Paris 1989. * Daniel Arasse, L'homme en perspective, Genève, 1978 (rééd. Paris, 2008). * Sylvain Kerspern, « LA PERSPECTIVE CENTRALE RENAISSANTE. Invention, démonstrations, miroirs et reflets (Italie-France, XVè-XVIIè siècles) », site dhistoire-et-dart.com mise en ligne le 8 janvier 2008. * Catalogue d'exposition, Giovanni Bellini, Influences croisées, Paris, musée Jacquemart-André, 2023. |
Courriels : sylvainkerspern@gmail.com - sylvainkerspern@hotmail.fr. |
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