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Sylvain Kerspern

Le jeune Philippe de Champaigne à l’épreuve du temps - 3/4




Champaigne, Marie de Médicis,

et le Carmel du faubourg Saint-Jacques



Mis en ligne le 10 octobre 2011

Le jeune Philippe de Champaigne

à l’épreuve du temps


Autres épisodes :

1/4

Sainte Geneviève

2/4

Pont-s/-Seine

4/4

Au Luxembourg

5/4

Chronologie

Ce qui a été étudié jusque là prend place entre ou autour de deux repères majeurs : l’exécution de la Sainte Geneviève pour Lallemant, établie ci-dessus vers 1625-1626 et la participation décisive au chantier du Carmel, située par Félibien à partir de 1628 et confirmée en partie par le document de 1630 publié par Richard Beresford. Examinons maintenant l’ensemble regroupé autour de cette entreprise incontestable et pourtant diversement appréciée puisque le caractère autographe de telle ou telle peinture et les datations demeurent discutées.

Les toiles conservées ne manifestent pas une parfaite cohérence de style mais pouvait-il en être autrement? L’artiste n’a pas trente ans au début de l’entreprise et n’a apparemment pas plus que Poussin bénéficié d’un entourage favorable au prompt développement de ses dispositions. Il faut aussi rappeler que l’actualité est au retour à Paris de deux hommes que la postérité érigera en réformateurs de la peinture en France : Simon Vouet (fin 1627) et Jacques Blanchard (en 1629). Voilà de quoi bousculer les fraîches certitudes d’un artiste qui vient d’obtenir une première commande d’importance, et le stimuler dans ses recherches. On ne peut donc trop s’étonner d’hésitations et d’ambitions diverses; mais pas plus faire l’impasse d’un examen de ce que disent les textes.

Philippe de Champaigne,
Nativité, Lyon, Musée des Beaux-Arts.
Huile sur toile; 390 x 246


“...Il fut de retour à Paris le 10 janvier 1628. Il commença aussitôt à travailler, & les soins et la dilligence qu’il apporta à contenter cette princesse, firent qu’elle eût la bonté de lui témoigner combien elle était satisfaite de lui. Il avait son logement à Luxembourg, avec douze cents livres de gages. La Reine le fit travailler aux Carmélites du Faubourg Saint-Jacques (...) Sur la fin de l’année 1628, il épousa la fille aînée de Duchesne, & dans ce même temps, continuant les ouvrages des Carmélites, il fit travailler à la voûte de l’église, & y peignit lui-même quelques tableaux, entr’autres le Crucifix accompagné de la Vierge et de saint Jean. Ces figures qui sont en raccourci, font un très bel effet, & sont regardées comme des meilleures choses qui soient de lui dans ce lieu-là. Il fit faire les camayeux et les autres ornements par des peintres peu intelligents, n’en trouvant pas de plus habiles pour le soulager dans la quantité d’ouvrages dont il était chargé alors. Pour les grands tableaux qui sont à main droite en entrant dans l’église, il les acheva en différents temps. Il commença celui de la Nativité de Notre Seigneur en 1628, et le finit l’année suivante. Quelques temps après, il travailla à l’Adoration des Mages, et ensuite aux autres. Ceux de la Nativité de Notre Seigneur, de l’Adoration des Mages, et de la Purification de la Vierge, sont peints de sa main; mais pour les autres, il les fit exécuter par les Peintres qui étaient sous lui.”
Félibien, Entretiens..., édition 1725, p. 316-317.

Les contemporains de l’artiste sont d’un faible secours pour la chronologie. Claude Malingre permet de situer l’ensemble avant 1640. Félibien affirme que la contribution de Champaigne au décor du Carmel débuta en 1628 par la Nativité (apparemment le tableau de Lyon) qu’il n’acheva que l’année suivante, avant l’Adoration des Mages (détruit, autrefois à Strasbourg) puis les autres tableaux (Assomption du Louvre, Purification de Dijon, Résurrection de Lazare de Grenoble et une Pentecôte perdue) “en différents temps” - ce qui peut vouloir dire, par exemple, après la disgrâce de Marie. Le cas de la “chambre de la reine” est encore plus difficile : les textes sont muets à son propos et on ne la connaît guère que depuis l’époque révolutionnaire.

Pour ma part, j’ai toujours été sceptique à l’idée d’un atelier que lui-même aurait réuni pour faire face à la multitude des commandes, et ce d’abord parce que Félibien est une source sujette à caution. L’exposition “Richelieu à Richelieu” a été l’occasion d’un point sur ce qu’il dit, par exemple, de la contribution du peintre au décor du château du Poitou :

“La Reine le fit travailler aux Carmélites du Fauxbourg Saint Jacques, & ce fut encore par son ordre qu’il peignit pour le Cardinal de Richelieu, au Bois-de-Vicomte, à Richelieu & en d’autres endroits” (éd. 1725, X., p. 316).

Puis, plus loin :

“Ensuite (des cartons de tapisserie pour Notre-Dame commandés en 1636 par le chantre Des Roches), il commença à peindre la petite Galerie du Palais Cardinal; mais comme il étoit accablé d’ouvrages, et qu’on le pressoit extraordinairement, il n’eut pas le temps de bien étudier ce qu’il avoit à faire, & fut contraint d’employer avec lui des peintres dont il y en avoit peu qui fussent habiles. Outre cela il étoit obligé de faire plusieurs voyages à Richelieu, où le Cardinal eût bien voulu qu’il eût demeuré actuellement avec sa famille, jugeant qu’il étoit difficile qu’il pût orner cette grande maison, sans y être continuellement pour faire exécuter ses desseins. Mais Champaigne ne put jamais s’y résoudre, quoique le Cardinal l’en sollicitât avec beaucoup d’empressement, & lui fit offrir tous les avantages qu’il pouvoit espérer de la bienveillance d’un ministre alors si puissant. Il employa même M. de Chavigny pour le persuader à lui donner cette satisfaction. Cependant comme Champagne n’envisageoit point une grande fortune, & n’avoit aucun désir d’amasser beaucoup de biens, il demeura ferme à ne se pas exiler de Paris, ainsi qu’il le disoit lui-même, pour aller dans un païs comme celui de Richelieu, dont le séjour ne lui plaisoit point; joint que dans ce tems-là (en note : En 1638.), il perdit sa femme après dix ans de mariage. Elle lui laissa un garçon & deux filles. La parfaite union dans laquelle ils avoient vécu, & l’amour qu’il avoit pour ses enfants, le fit résoudre à ne penser jamais à un second mariage, mais seulement à élever les enfans que Dieu lui avoit donnez. Nonobstant ces raisons, dont il se prévaloit pour ne pas aller à Richelieu, le Cardinal ne pût s’empêcher de lui témoigner le ressentiment qu’il avoit de son refus, & de la résistance qu’il apportoit de le contenter, lui disant un jour avec indignation, qu’il voyoit bien qu’il ne vouloit pas être à lui parce qu’il étoit à la Reine-Mère. Il est vrai que les obligations que Champagne avoit à cette princesse, & la douceur qu’il avoit goûtée en la servant, lui faisoient conserver pour elle beaucoup de reconnoissance & d’affection, & qu’il ne pouvoit se résoudre à se donner entièrement à celui que tous les serviteurs de la Reine regardoient alors comme une des principales causes de sa disgrâce.” (éd. 1725, X., p. 318-320)


Il fallait citer entièrement ces passages pour en souligner les incohérences, sinon les contradictions. Ils demandent une analyse critique serrée pour comprendre l’intention du biographe, et dans quelle mesure elle l’amène à transformer la réalité. L’étude menée avec Paola Bassani Pacht à propos du château de Richelieu permet d’y voir désormais plus clair.


Purification de la Vierge, Dijon, Musée des Beaux-Arts. Hst; 398 x 327 cm

Assomption, Louvre. Hst; 394 x 243 cm.

(reproductions aux dimensions proportionnelles)

A. L’usage des textes.
a. Faits et intentions de Félibien.

Félibien donne pour dates absolues aux voyages de reconnaissance en Poitou, et pour le refus définitif de Champaigne, les années 1636-1638. D’autres passages évoquent Marie de Médicis, soit les années 1628-1631. La contradiction flagrante pourrait suggérer des atermoiements sur une longue période. La chronologie du chantier, assez bien connue désormais, l’interdit.

En 1636-1638, les principales entreprises décoratives, galerie, appartements du cardinal (déjà presque achevé), du roi et de la reine, notamment, sont lancées. Nous savons de façon certaine que le changement d’ambition pour le château, requérant donc dans l’esprit du cardinal un peintre à demeure, fait suite à l’assurance du soutien royal, manifesté lors de la journée des Dupes qui évinça Marie, et par l’érection l’année suivante en duché-pairie de la seigneurie de Richelieu, soit autour de 1631. Ce n’est manifestement qu’à partir de cette date que Lemercier révise à la hausse son projet pour le château.

Si voyages il y eut, ils devaient servir à prendre la mesure des lieux à décorer. En 1632-1633, soucieux du fait que les peintures en soient “fort bien”, le cardinal n’évoque dans les documents qu’un seul nom : Simon Vouet - simplement associé à François Perrier, et ce sans doute pour l’exécution comme cela venait de se passer dans la galerie de Chilly, pour le maréchal d’Effiat. A la fin de 1634, Nicolas Prévost, installé depuis au moins un an et appuyé par d’Escoubleau de Sourdis, qui surveille le chantier, entreprend le décor du plafond de la galerie : la présence de Champaigne sur place ne serait plus nécessaire que pour les appartements royaux et leurs suites, et principalement l’aile droite.


Résurrection de Lazare, Grenoble, Musée des Beaux-Arts. Hst; 383 x 302
(dimensions proportionnelles aux reproductions ci-dessus)

Peut-on d’ailleurs croire que des deux peintres, ce fut Philippe et non Simon qui fut surchargé de travail au point de susciter la jalousie de son confrère? Fait certain, au Palais-Cardinal, la Petite galerie fut entreprise après celle des Hommes illustres, ce que leur succession dans le texte du biographe ne suggère pas. La manière dont il l’évoque porte donc une bonne dose de mauvaise foi, sinon de perfidie :

“Après que le Cardinal lui eût ordonné de peindre la grande Galerie de son Palais à Paris, & pendant qu’il étoit occupé à faire les permiers tableaux des Hommes illustres, Voûët, qui étoit alors en réputation, trouva moyen par le crédit de quelques personnes de qualité, d’en faire la moitié, sans que le Cardinal en sçût rien, & sans aussi que Champagne se mit en peine pour l’en empêcher. (...) Il fit si bien auprès de M. Deffiat, alors Surintendant des Finances, qui portoit ses intérêts, qu’il fut employé à peindre la Chapelle de la galerie, & fit aussi dans le même tems le portrait du Cardinal, qui n’en fut pas satisfait.” (éd. 1725, X, p. 321)

Effiat était mort en 1632 : Félibien laisse donc entendre que Champaigne travaille alors pour le cardinal sur tous ses chantiers (Palais-Cardinal, Bois-Le-Vicomte, Richelieu, Rueil...). La galerie des Hommes illustres est sans doute entreprise mais l’occupera jusqu’en 1635, année d’un ultime mémoire, du 16 novembre, des portraits réalisés, dont celui de Louis XIII. Aucune description du XVIIè siècle du château de Richelieu ne convoque le nom du Bruxellois, pas même pour les mentions de portraits du maître des lieux - et, répétons-le, le “témoignage”de Félibien est démenti par les documents et la chronologie du chantier. Bref rien ne vient confirmer le ragot, ni, et c’est un point important ici, la surcharge de travail supposée de l’artiste. Il faudra un jour faire le point sur l’importance de l’oeuvre peint par le Flamand à cette époque : ce qui peut y être rattaché, à ce jour, n’est pas si dense.

Au bout du compte, et à mesure que nous connaissons mieux Champaigne, le témoignage de Félibien sur la jeunesse du peintre paraît à prendre avec circonspection. Ce qui doit sous-tendre ce passage tient à la critique en règle de la place de Vouet parmi les peintres du temps. Il s’agit, au fond, pour l’historiographe de l’Académie, de défendre le Bruxellois, l’un de ses héros, en accablant le Parisien qui, lorsque l’institution fut fondée sans lui, eut le projet d’une concurrence qui faillit la perdre mais que la mort empêcha. Il nous paraît désormais bien difficile de retrouver le fond de vérité dont il a pu se servir, et que les contradictions constatées disent perverti.
b. Rétablir une vérité sensible.

Ce qui nous amène à évoquer la part de l’atelier, et le caractère autographe supposé de certaines peintures du Carmel : Félibien et Dézallier d’Argenville se contredisent en tout point sur cette question, le premier voyant Champaigne agir seul dans les tableaux de Lyon, Dijon et jadis à Strasbourg et le second dans les trois autres. Guillet signale la Résurrection de Lazare de Grenoble et l’Assomption du Louvre comme n’étant que retouchées par lui mais il mentionne une Circoncision sans doute confondue avec la Présentation, qu’il cite aussi tout en en omettant la Pentecôte... Autant dire que leurs “informations” sont sujettes à caution. Du moins mettent-elles finalement en évidence le fait que l’intervention de collaborateurs ne s’impose pas à l’oeil!

Comme l’a souligné Denis Lavalle en 2007 (cat. expo. Lille, n°7-8), le lien très fort avec Marie de Médicis de la “salle de la Reine” incite à penser que ce fut d’abord sur ce chantier qu’elle l’a fait travailler. C’est sans doute ce qui a suscité le retour précipité de Champaigne de Bruxelles, en janvier 1628 - nous verrons ce qu’il en est de celui du Luxembourg. A contrario, deux des peintures de l’église, dont celle que les sources disent faites en premier, portent des armoiries autres que celles de la reine-mère. Félibien situe très précisément le retour à Paris au 10 janvier 1628, et dit que la Nativité ouvrant l’entreprise pour l’église est terminée l’année suivante, ce qui ne se comprendrait guère s’il l’avait commencée à peine revenu de Bruxelles.


Il ne faut pas oublier les peintures de la voûte, dont Malingre attribue partie de la responsabilité à la régente. Son commentaire est clair : sa contribution de mécène pour l’église s’arrête à cela (“aux peintures de la première voûte avec ses appartenances”) et au retable principal avec l’Annonciation de Guido Reni. Il se peut que dans les “appartenances” figure le Songe de saint Joseph (Louvre, ruiné), placé par Dézallier d’Argenville (1749) dans la chapelle Sainte-Thérèse proche le choeur, “sur le mur en face de l’autel” (p. 204), à moins que Michel de Marillac, mort en 1632 et enterré là, n’en soit responsable. Le sujet plafonnant de cette partie était une Assomption. Ce n’était pas le morceau le plus vanté de la voûte, le seul mentionné par les guides, qui était le Christ en croix entre la Vierge et saint Jean peint dans le nef. Florent d’Argouges l’avait peut-être commandé, en tout cas pas Marie de Médicis.

Il existe une ambiguïté à son propos. Brice écrit en 1684 (II, p. 65) : “Toute la voûte est fort bien peinte en cartouches. Entre les cordons on y doit remarquer un Crucifix accompagné de la sainte Vierge & de S. Jean, qui sont dessinés avec tant d’industrie et d’artifice, qu’il semble que les figures soient sur un plan droit, ce qui trompe fort agréablement ceux qui les regardent.” En 1698 (II, p. 137), il complète : “... qui sont dessinés avec tant d’art, qu’il semble que ces figures soient sur un plan perpendiculaire, quoiqu’elles soient sur un plan horizontal, ce qui trompe agréablement la vue de ceux qui les regardaient d’en bas. Girard des Argues Lyonnais avait donné le trait pour la perspective de cette pièce à Champagne qui l’a exécuté très parfaitement”. Les conseils de Desargues, mathématicien ami de Bosse et de La Hyre, entre autres, auraient permis à Champaigne de triompher du format “gothique” des voutains (“malgré la superficie bizarre de la voûte” selon Guillet) mais on ne sait si l’apport perspectif devait aller jusqu’à un parti da sotto in su. D’une certaine façon, la version de 1698, qui voit apparaître le nom de l’auteur et orienterait plutôt vers un illusionnisme total, contredit celle de 1684 en supposant que la voûte était plate... Les peintures d’anges ou d’angelots du choeur et du transept de l’église de Pont, sans doute postérieures au chantier du Carmel, donnent une bonne idée de ce genre de travail pour une figure isolée. Au Carmel, il semble avoir été poussé plus loin pour permettre de restituer une composition d’ensemble.

Quoiqu’il en soit, on est porté à faire de la commande pour la chambre privée au Carmel de Marie de Médicis la motivation principale du retour à Paris, précédant les peintures pour le choeur et la nef de l’église et, en 1630, le décor de la chapelle Saint-Denis, selon le marché publié par Richard Beresford. On s’attend donc, de la part du peintre, à une plus vive attention aux ouvrages destinés au logement particulier de la reine-mère : or ces peintures sont les plus discutées. Elles souffrent certainement de leur destination à une pièce privée, à l’écart des visites et ainsi omises par la littérature des amateurs d’art, guides et autres dictionnaires avant la Révolution.



Songe de saint Joseph, Louvre. Huile sur toile; 343 x 310

Angelots portant les instruments de la Passion, Pont-sur-Seine, église.
B. Diversité des peintures pour le Carmel : répartition, autographie.


Dans l’attente d’éventuelles découvertes de documents moins discutables, il faut donc se tourner vers les oeuvres et les interroger pour comprendre leur articulation. Élément sans doute décisif, le format, en particulier la hauteur, permet de distinguer deux ensembles, l’un (environ 4 mètres de haut), pour la nef de l’église, l’autre (environ 2,50 m. de haut), pour la chambre de la reine.
a. La place à part de la Résurrection de Lazare.

La Résurrection de Lazare était certainement accrochée dans la nef, selon ses dimensions. L’analyse qu’en fit Gilles Chomer dans son catalogue des Peintures françaises avant 1815 du musée de Grenoble, qui la conserve, donne une juste appréciation de ses enjeux. Comme lui, je pense que la qualité de la toile ne permet guère d’y voir l’exécution par un collaborateur. L’esquisse qu’il en rapprochait me paraît donner un élément de datation décisif : elle associe deux études de têtes préparant ce tableau à une troisième pour l’Assomption commandée par Léon Bouthillier de Chavigny pour l’église de Saint-Germain-L’Auxerrois (Grenoble, Musée des Beaux-Arts). Celle-ci peut être datée de 1638-1639, et son style puissant, sobre, lumineux, correspond en effet à la fin des années 1630, lorsque Champaigne développe un langage réagissant autant au souffle dynamique de Vouet qu’à la rigueur sculpturale de Stella.

De fait, la Résurrection de Lazare se distingue des autres peintures rattachées au Carmel par une iconographie qui n’est plus centrée sur la Vierge, et sur le plan artistique, par une maîtrise bien plus grande des effets et de la composition, une sobriété et une franchise nouvelle dans les attitudes, qu’il faut encore rapprocher des cartons de tapisserie sur la Vie de la Vierge, pour Notre-Dame (voir ici à propos de la contribution à cette tenture de Jacques Stella). Une situation plus tardive, vers 1638, paraît donc s’imposer : les lumières, différentes pour s'adapter aux peintures que ces études de tête préparent, supposent un travail concommitant déjà bien avancé. Cela confirme, s’il en était besoin, un étalement des commandes bien après l’exil de Marie de Médicis et relativise encore la surcharge de l’artiste en 1628-1631 prétendue par Félibien, qui en fait la raison du recours à un atelier.

L’une des différences fondamentales du tableau de Grenoble avec l’ensemble des autres peintures du Carmel tient à la gestuelle, et à l’efficacité que lui confère son rythme. Elle propose un véritable parcours pyschologique, depuis la Madeleine jusqu’aux personnages qui entourent Lazare, alternant de façon variée les commentaires emphatiques ou intériorisées au miracle, interprété aussi bien comme un grand spectacle que comme une conversion intime. Cette recherche existe déjà dans les oeuvres de l’église et de la “chambre de la Reine”, mais les répétitions plus évidentes parce que plus rapprochées et le recours ponctuel à des motifs divergents, comme le berger surgissant sur les lieux de la nativité, dans le tableau de Lyon, en atténuent l’impact : les intentions sont là mais pas encore complètement mises en oeuvre.


Résurrection de Lazare, Grenoble, Musée des Beaux-Arts.

Études pour la Résurrection de Lazare et l'Assomption de Grenoble. Coll. part.
b. Les liens entre les autres peintures du Carmel.

Devant le Christ et la Cananéenne, on pressent en germe l’essentiel des orientations qui seront abouties dans La résurrection de Lazare. Le groupe principal agglutine les apôtres et la mère implorante autour du Christ, tandis que celui-ci se détourne, conformément aux objections répétées privilégiant les enfants d’Israël, les opposant aux “petits chiens” qui évoquent les païens. Le message se trouve actualisé dans un superbe paysage à la Fouquières doté d’habitations contemporaines rappelant le quartier du Carmel.

Néanmoins, à force de vouloir y relier hostilité des apôtres, prière de la jeune femme et attitude progressivement attentive du Christ, le peintre dilue la cohérence démonstrative des gestes. Il reprendra bien plus tard ces derniers dans sa réflexion pour le Saint Gervais et saint Protais apparaissant à saint Ambroise (Louvre). Frédérique Lanoë (2009) a récemment bien mis en lumière la recherche du peintre pour cette composition, remâchant les attitudes du tableau du Carmel (voir par exemple au Louvre, R.F. 42625), pour aboutir à une gestuelle efficace et en accord avec les dispositions, par une plus grande respiration et un rythme brisant la monotonie. Ces fortes analogies, à près de trente ans de distance, confirment, au passage, la responsabilité du maître dans le Christ et la Cananéenne. Pour sa part, ce dernier souffre sans doute du parti un peu systématique, alors, de combiner dans ses compositions des échappées en diagonales et les dispositions en frise, pour des effets de foule. Ce n’est que lorsqu’il privilégie nettement l’une des deux qu’il aboutit à un résultat convaincant, par la puissance de l’effet, plus particulièrement pour la frise de la Purification de Dijon.

Champaigne est alors à la croisée des chemins : il peut suivre la voie lyrique de son compatriote Rubens, nom qui s’impose devant l’Assomption; ou au contraire s’y refuser, au même titre qu’il s’opposerait à Vouet pour suivre une voie déjà ouverte par Pourbus et Varin, celle de l’expression des passions optimisée par la retenue et les dispositions en frise, qui font le succès de la Purification et qui le rendront sensibles au classicisme d’un Stella puis de Poussin. Fait significatif a posteriori, c’est dans cette peinture que Champaigne a placé un probable autoportrait, dans le personnage qui nous regarde tout à droite : une façon de reconnaître son propre chemin.

Le même visage individualisé reparaît manifestement mis en valeur dans la Résurrection de Lerné, que je crois contemporaine de ces recherches. Le coloris du paysage est fort proche de celui de la Nativité de Lyon, certains types assez rares chez Champaigne, et très flamands, se retrouvent dans l’Assomption du Louvre. L’image est insolite - il fallait résoudre la question du format en largeur pour un épisode d’élévation - mais l’effet d’éventail se trouve appuyé par la légère variation sur les motifs apprise chez Duchesne dont témoignent les deux soldats endormis, et par une gestuelle emphatique mais finalement peu expressive : le soldat isolé, debout, semble montrer son compagnon endormi tout en s’enfuyant devant l’apparition du Christ; celle-ci crée un mouvement de recul peu marqué de l’homme en vert, et un défaut d’équilibre pour celui qui, en se prenant la tête à deux mains, semble avoir renoncé à ses principaux appuis - défaut que Nicolas Sainte-Fare-Garnot remarque fort justement dans la Nativité.

Nous avons vu que durant la période précédente Champaigne s’était apparemment tourné vers l’exemple italien d’un Gentileschi, et la peinture claire, comme une distance d’avec celle, chaude et luministe de Rubens. Le retour de Bruxelles et le souci de s’inscrire dans la suite de Duchesne pourrait l’avoir ramené un temps vers les exemples flamands, du moins pour la typologie et les recherches de composition. Un fait qui semble être passé inaperçu le suggère : sa Nativité pour le Carmel est une paraphrase de celle, alors à Bois-le-Duc et aujourd’hui au Louvre, d’Abraham Bloemaert. L’essentiel de la gestuelle (la main indicatrice au poignet cassé de la petite fille du modèle repris pour la plantureuse blonde de profil, le berger levant les bras écartés, l’attitude de la Vierge...), la place des animaux dans un cadre rustique et le souci d’une gloire angélique sont autant de variations sur une même trame. C’est prendre encore ses distances d’avec Rubens en interrogeant un de ses aînés...

Ces rapprochements entre les peintures du Carmel et avec d’autres, contemporaines, suggèrent la forte implication de Champaigne dans leur réalisation, ce que souligne encore la difficulté à discerner l’éventuelle intervention d’un collaborateur identifiable. Aux affirmations contradictoires de Félibien et de Dezallier d’Argenville, on peut encore ajouter les expositions récentes sur le peintre : ainsi, l’Entrée du Christ à Jérusalem était présentée à Lille en 2007-2008 (n°8), ce qui suggère l’autographie, très peu de temps avant que Dominique Brême n’envisage à Évreux (2007, p. 27), dans la réflexion sur l’atelier, qu’elle témoigne de la collaboration de Jean Mosnier sur les chantiers du Bruxellois. Tout en reprenant les propos de Gilles Chomer et en soulignant l’exceptionnelle maîtrise des moyens par rapport aux autres peintures du Carmel, Nicolas Saint-Fare-Garnot, dans l’exposition de Lille, ne semble pas le suivre au point de dissocier la Résurrection de Lazare par la chronologie.



Le Christ et la Cananéenne, Paris, Val-de-Grâce. Huile sur toile, 250 x 159 cm

Autoportraits présumés de Philippe de Champaigne dans la
Purification de la Vierge de Dijon et la Résurrection de Lerné,
rapprochés du portrait attribué à Jean-Baptiste d’après son oncle (Louvre).

Résurrection, Lerné, église. Hst; 110 x 180

Nativité, Lyon
C. Cohérences des deux chantiers.
a. La “chambre de la reine”.

Attribué à Philippe de Champaigne,
Christ et la Cananéenne,
Toile, 250 x 159 cm


Les différences de format en largeur entre les peintures de la pièce privée de Marie de Médicis proviennent sans doute des contraintes du lieu de destination. Il se peut qu’elles aient entraîné d’autres options marquées : la Cananéenne et l’Entrée, plus étroites, creusent la profondeur par des éloignements de paysages à la Fouquières; les autres bloquent l’horizon pour déployer plus largement, et un peu systématiquement, leurs assemblées, sur un fond ici terreux et célestes, là minéral et architectural. Les principaux personnages de ces derniers passant au second plan, le canon général en est plus modeste, et la palette, pourtant identique, en paraît moins éclatante

L’iconographie peut avoir également joué. Les deux premières supposent le développement d’une narration, et deux lieux (la rencontre de la Cananéenne avec les apôtres puis le Christ, ici; Jésus acclamé sur son âne, et Jérusalem, lieu de son supplice, là). L’ascension et La pentecôte, pour leur part, aux représentations beaucoup plus fréquentes, expriment les réactions à un évènement soudain et spectaculaire, focalisant l’attention. Leurs personnages ont des traits assez peu travaillés, comme désincarnés. La scène de l’élévation du Christ montre un treizième témoin, tout à droite, en plus des apôtres, dont le profil semble tenir du portrait : il souligne, par contraste, que ce traitement sommaire relève de ce qu’on appelle un “effet de manière”, une pratique à caractère expéditif également perceptible dans la répétition des attitudes. Le Christ et la Cananéenne et L’entrée de Jésus à Jérusalem fouillent de façon “réaliste”, sur l’exemple de Pourbus, les principaux personnages : il y développe une typologie aux faces larges, aux traits physiques plus épais, épisodique, mais qui se trouve également employée pour les Résurrection de Pont et de Lerné, ou pour le Christ à Emmaüs.

Toutes ces observations conduisent à deux conclusions. D’abord, elles renvoient bien au bagage de Champaigne : références plus poussées ici à Pourbus, là à Fouquières, typologie, paysages, recherches expressives sont précisément le reflet de son art à ce moment, et celles qui posent les fondements de son style. D’autre part, le caractère concerté de l’entreprise, tendant à réunir par couples les peintures, est évident.

Des considérations de lumière viennent pourtant les dissocier : Ascension et Entrée portent les ombres vers la gauche, à l’inverse des deux autres. Cela peut provenir d’une répartition sur deux ou sur quatre murs, avec une source à l’angle de l’un d’eux. Imaginer une suite chronologique des dispositions dans la pièce (La Cananéenne, L’entrée du Christ à Jérusalem, L’ascension et La pentecôte) imposerait un sujet par mur et une fenêtre entre les deux sujets tirés de la vie terrestre du Christ.

Cependant, il faudrait apparemment, selon l’inventaire révolutionnaire (Cousin, 1853-1855), y adjoindre un Sauveur du monde. José Gonçalvès a rapproché le Christ tel qu’il apparaît dans sa rencontre avec la Cananéenne d’une peinture aujourd’hui au musée des Ursulines de Québec présentant ce sujet. On peut se demander si la comparaison ne peut pas conduire à l’identification avec le tableau jadis au Carmel - le canon correspond - en supposant, puisque le format du tableau est assez nettement inférieur, qu’il s’agisse d’un tableau d’autel, pour un oratoire privé.

Cela conduit à reprendre en considération l’éclairage des quatre autres peintures et proposer une répartition deux par deux, sur les murs, les sujets de la vie terrestre du Christ (Entrée et Cananéenne) faisant face aux deux autres, en supposant une progression de l’entrée vers l’autel. Les premiers, dans lequel le Christ incarne un mouvement qui l’accompagne, une invitation, pourraient être ceux visibles d’abord. Viendraient ensuite L’ascension et La pentecôte, puis le Sauveur du monde. L’approche reste, au fond, chronologique, seul le parcours diffère, non plus en frise mais dans la profondeur de la pièce.

Détail du Christ et la Cananéenne (à gauche)

Le sauveur du monde, Toile, 160 x 85 cm.
Québec, Musée des Ursulines (à droite).



Entrée du Christ à Jérusalem, Toile, 250 x 193 cm.

On ne peut toutefois négliger l’alternative que représente l’inversion, sur chaque mur, de l’ordre des peintures. Elle serait plus proprement théologique. Le choix du sujet de la Cananéenne, finalement assez peu répandu, pourrait être le pivot du programme, ce que suggère d’ailleurs la composition de Champaigne jusque dans ses embarras : il montre la prise de conscience, par Jésus, de la nécessité d’étendre à l’humanité toute entière son message, et Champaigne l’a actualisé en se servant d’architectures évoquant le paysage parisien du temps comme cadre à l’évènement. C’est précisément le chemin inverse qui serait alors proposé à la reine, remontant le temps, pour aller à la rencontre du Sauveur du monde. La Pentecôte met en vedette la sainte patronne de Marie de Médicis; elle est encore présente en face, témoin de l’Ascension de son fils, lequel est seul héros des sujets suivants. Cette répartition paraît plus cohérente avec les données iconographiques, mais aussi avec le christocentrisme prôné par le cardinal de Bérulle, protecteur de l’ordre. Au vrai, elle a ma préférence.


Que penser des différences de facture, assez expéditive dans l’ Ascension et la Pentecôte, plus soignée dans L’entrée du Christ à Jérusalem et La Cananéenne, puisqu’elle n’est apparemment ni le fait d’un collaborateur ni la conséquence des dispositions du décor? Une lecture linéaire, “académique”, de la progression d’un artiste suggérerait volontiers que les peintures les plus négligées soient les plus anciennes.

Elle serait sans doute hâtive, et contraire au principe mis en avant plus haut pour considérer l’ensemble du chantier du Carmel : première commande de prestige sur son seul nom, le décor de la “salle de la Reine” imposait à Champaigne une hauteur d’ambitions et un soin tout particulier. Elle constituait l’épreuve du feu dans la perspective d’un mécénat royal. En conséquence, il paraît plus vraisemblable (mais non assuré, dois-je préciser) de considérer les deux sujets consacrés à la vie terrestre du Christ, les plus soignés, comme les premiers. Le rôle central pressenti du Christ et la Cananéenne ne peut que le confirmer.

L’examen du travail sur l’expression des passions a montré que Champaigne n’a pas encore atteint l’équilibre et l’efficacité évidents dans la Résurrection de Lazare. Mieux : qu’au fond, articuler la narration semble bien encore solliciter plus volontiers son attention que les recherches expressives telle que l’Académie les concevra, sans nécessairement être tout à fait convaincant. On notera aussi que l’artiste ne cherche pas l’unité de costume lorsqu’il représente par deux fois le Christ lors de sa rencontre avec la femme du pays de Canaan, ni une perspective cohérente pour le Cénacle, lieu de la descente de l’Esprit-Saint.

Ci-contre, détails de la Pentecôte
et de l’Ascension, Paris, Val-de-Grâce.


b. Les tableaux de l’église du Carmel du faubourg Saint-Jacques.

L’étude des éclairages est, une fois de plus, utile : ils partagent les peintures qui nous sont parvenues en deux groupes. Cela tend à démontrer que les dispositions données par les descriptions anciennes ont vraisemblablement été modifiées très tôt. Au plus tard en 1652, Edouard Le Camus commande à Jacques Stella, Laurent de La Hyre et Charles Le Brun, les peintures leurs faisant face dans la nef. La Samaritaine du premier (Paris, église Notre-Dame de Bercy), L’apparition du Christ aux trois Marie (Louvre) et L’entrée du Christ à Jérusalem (Paris, église Saint-Germain-des-Prés) du second, Le repas chez Simon (Venise, Accademia) et Le Christ au désert servi par les anges (Louvre) du dernier supposent une lumière venant d’en haut à gauche (de l’entrée, en quelque sorte), adaptée à une installation sur un même mur. On ne peut douter de la concertation qui a présidé à cet ensemble, que souligne, par exemple, le respect tout au long du cycle des couleurs des vêtements du Christ, le tableau montrant son apparition aux trois Marie constituant une exception compréhensible et dont la signification est évidente. Par ailleurs, deux largeurs différentes déterminent deux groupes, certainement en fonction de la grandeur des espaces destinataires : proche du choeur, environ 2,50 m. (le Stella dont la largeur est moindre semblant coupé sur les côtés, au regard des dessins du Louvre et de l’Albertina); proche de l’entrée, au moins 3,10 (le Le Brun faisant 3,33).


Ensemble des peintures commandées par l“abbé Lecamus vers 1652, destinées au mur à main gauche en entrant
La nativité de Lyon et La résurrection de Lazare de Grenoble de Champaigne suivent le même parti d’éclairage. Les dimensions de la première correspondent à celles des peintures que Brice place dans les travées proches du choeur; celles de la seconde, à celles décrites vers l’entrée. Les deux autres tableaux conservés de Champaigne, et le fragment concernant la tête présumée d’un Mage, montrent une lumière inverse, adaptée au mur d’en face. Il paraît impensable que cela soit le fruit du hasard. En se basant sur les largeurs, l’Assomption proviendrait d’une des trois travées voisines du choeur, la Purification de la Vierge, d’une des trois vers l’entrée - si elles étaient bien toutes destinées à la nef.
*
Une même lumière chez Champaigne que dans les peintures commandées par Lecamus vers 1652, pour le mur à gauche en entrant

Le recours à Malingre (1640), qui pourrait suggérer les dispositions primitives, est mal aisé. Sa description est loin d’être claire, et il ne donne pas de nom d’artiste, en dehors du tableau du maître-autel, de “Gui bologneze” (aujourd’hui au Louvre). Du moins dissocie-t-il du groupe La nativité et La pentecôte, qu’il situe “au-dessus (de la sacristie?) sur les murs”, évoquant les autres du côté où il n’y a pas de chapelles. Tout cela pourrait tout de même situer l’ensemble sur la droite depuis l’entrée, curieusement. La question de la différence d’origine pour la lumière demeure donc problématique si on les situe toutes dans la nef; elle était pourtant, on le sait, essentielle et strictement prise en compte à l’époque.

En l’état, les dispositions les plus anciennement connues semblent donc résulter d’une première redistribution, dès avant 1640. Au noyau originel apparemment contemporain du mécénat de Marie de Médicis avait d’ailleurs été ajoutée quelques années plus tard la Résurrection de Lazare, qui rompt avec l’iconographie mariale. Ce fut peut-être alors l’occasion de revoir l’installation générale de ces grands tableaux - sachant que le dernier arrivé pourrait avoir eu pour destination l’un des emplacements ensuite occupés par les peintures Lecamus, comme la Nativité.


Études de têtes pour La purification de Dijon et un Mage (?). Toile, 42 x 54. Dijon, Musée des Beaux-Arts.
Les lumières ont une provenance semblable.
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Deux peintures de Champaigne à la lumière opposée à celle des peintures commandées par Lecamus vers 1652 pour le mur à gauche en entrant

Enfin Malingre mentionne également, toujours sans nom d’auteur, “à gauche vis-à-vis du choeur des religieuses”, le Songe de saint Joseph, qui doit correspondre à celui placé par Dezallier (1749) dans la chapelle/sacristie, saisi là à la Révolution et aujourd’hui au Louvre. Il se rapportait apparemment plus ou moins (car il était également accroché dans le vaisseau central) à la chapelle dédié au père de Jésus, concédée aux Marillac. Au XVIIIè siècle, il était dans un écrin de panneaux sur l’histoire du saint donné pour tout ou partie au neveu Jean-Baptiste, ce qui supposerait un chantier complémentaire nettement plus tardif. L’état du grand tableau, aujourd’hui, ne permet guère d’être catégorique mais il semble contemporain du mécénat de Marie de Médicis; les liens avec la Résurrection de Pont, notamment, sont sensibles.

La nativité et La purification portent les armes d’autres commanditaires que la reine-mère. Félibien et Guillet de Saint-Georges les donnent pour complètement autographes avec L’adoration des Mages. La double étude de Dijon (ci-contre) confirme le lien entre les deux dernières, en préparant la tête du vieux Siméon et celle, couronnée et inclinée, vraisemblablement pour un Mage.

On ne peut douter de l’autographie de la Purification de Dijon, et le sentiment que je partage avec José Gonçalvès d’un autoportrait dans l’un des assistants, à droite, ne se comprendrait pas sans cela. Elle n’est pourtant pas sans faiblesse, à voir le traitement du Grand-prêtre, dans le fond, par exemple. J’ai déjà dit, après Gilles Chomer, qu’une quelconque intervention de l’atelier pour La résurrection de Lazare ne semblait pas envisageable, et il en va de même, à mon sens, de L’assomption, très cohérente, notamment, avec l’Ascension et la Pentecôte de la “salle de la reine” (voir détails ci-dessous).

Bref, les peintures provenant de l’église semblent pouvoir être considérées comme de Champaigne, entre fin 1628 et 1631, sentiment finalement assez unanime - et si j’en excepte la Résurrection de Lazare, on l’aura compris, c’est simplement pour la datation, vers 1638.

Songe de saint Joseph, Louvre. Huile sur toile; 343 x 310


Rapprochement entre la Pentecôte de la chambre de la Reine et l’Assomption de l’église
D. L’histoire de l’art comme regard prospectif plutôt que rétrospectif.

Gardons-nous de juger de l’authenticité des oeuvres de jeunesse sur la base de celles de la maturité, au risque de rejeter des solutions simplement sans lendemain. Les peintures précédant le bref retour à Bruxelles imposent cette évidence que le pinceau de Champaigne pouvait être économe voire expéditif.

Prenons le cas voisin de Poussin, compagnon des ateliers de Lallemant et de Duchesne : il faut tout le poids de la tradition et l’appui de témoignages graphiques pour que nous reconnaissions sans doute possible la peinture de Sterrebeeck, en Belgique, à la facture si sommaire, comme celle qui fut l’un de ses premiers succès, précisément au moment où il se lie d’amitié avec Philippe. Le métier, la “furia di diavolo” admirée par le cavalier Marin, intervient là (par-delà un état assez moyen malgré la restauration). Il a 30 ans, âge que son ami bruxellois n’a pas encore lorsque Marie de Médicis fuit la France, en 1631.


Nicolas Poussin, Mort de la Vierge, Sterrebeeck, église.
Huile sur toile. Détail


De fait, la relative disparité de l’ensemble du Carmel montre un artiste qui se cherche, et le fait de façon plutôt réfléchie, méthodique. L’effort se ressent autant que le sens même de l’oeuvre de Champaigne tel qu’il s’est réalisé. La Résurrection de Lazare peinte quelques années après les autres est un des jalons confirmant pleinement ce chemin. Il paraît décidément difficile d’enlever franchement au maître quelque composition que ce soit dans cet ensemble; et ce que l’on interprète volontiers comme des faiblesses d’atelier ne semble rien d’autre que les scories d’une phase toujours expérimentale.

S’il y eut intervention de collaborateurs au Carmel, ce fut sans doute limité aux ornements accompagnant les deux ensembles. Comme José Gonçalvès, je pense qu’il ne s’agissait pas d’une équipe constituée par Philippe, mais tout simplement de la reprise de celle de Duchesne, puisque l’abbé Maugis l’avait rappelé de Bruxelles pour cette raison, selon les auteurs anciens : la “conduite des peintres de Sa Majesté” - non Louis XIII mais sa mère - qui devaient travailler aux éléments décoratifs. Finalement, la diversité des peintures est le fait du peintre lui-même, chaque option apparemment divergente renvoyant aux expérimentations sensibles dans les peintures antérieures comme aux orientations possibles de son art, parvenu à un carrefour important. Elles vont nous servir de repères essentiels au moment d’aborder l’épineux dossier du Palais du Luxembourg.

(À suivre)


Petite chronologie des débuts parisiens de Philippe de Champaigne et de leur contexte.

1602
- 26 mai : naissance de Philippe de Champaigne à Bruxelles (Félibien 1725, p. 312-318);

1614
- Champaigne est mis en apprentissage chez le peintre Jean Bouillon, à Bruxelles;

1617
- Marie de Médicis, exilée à Blois, fait la connaissance du jeune Jean Mosnier et lui demande de faire la copie de la Vierge à l’oreiller de Solario des Capucins de la ville; par son entremise, et dans le contexte des négociations pour le retour à la cour de France de Marie, la reine-mère confie le peintre à Francesco Bonciani, archevêque de Pise, qui se rend à Florence; Nicolas Poussin, réputé avoir travaillé en Poitou vers ce temps, pourrait avoir été du voyage (cf. Thuillier et Bimbenet-Privat 1994);

1618
- Champaigne, toujours à Bruxelles, fréquente l’atelier du miniaturiste Michel de Bourdeaux, y rencontre Jacques Fouquières qui le conseille;
- commande du retable de Saint-Gervais-Saint-Protais, Les noces de Cana, à Quentin Varin;
- septembre, Poussin est de retour à Paris (Thuillier et Bimbenet-Privat 1994);

1618-1619
- Champaigne est envoyé par son père à Mons en Hainaut pour y travailler sous un “peintre médiocre”;
- 10 juin : Poussin, qui loge dans le quartier du Louvre, signe une promesse de paiement de son entretien depuis septembre à un marchand orfèvre qui l’hébergeait; il doit partir ensuite pour Lyon (Thuillier et Bimbenet-Privat 1994);

1619-1620
- de retour à Bruxelles, Champaigne travaille une année pleine comme collaborateur de Fouquières; à la fin de cette année, il objecte au désir du père de le placer à Anvers chez Rubens, ce qui requérait une pension substantielle, sa propre volonté de faire le voyage d’Italie (avec Fouquières?);

1620
-10 août : traité d’Angers scellant la réconciliation de Louis XIII avec sa mère, Marie de Médicis;
- Mosnier quitte Florence pour Rome, peut-être après la mort de l’archevêque de Pise, son protecteur, le 28 novembre;

1621
- 15 avril, Nicolas Duchesne, associé à Regnault de Lartigue et à de Hanssy, passe marché pour l’ornement d’une salle de sept travées et de la future galerie Marie de Médicis, au Palais du Luxembourg (Foucart et Thuillier 1967);
- sur la route de l’Italie, Champaigne arrive à Paris (avec Fouquières?); il y fréquente l’atelier d’un peintre où il intervient pour les portraits d’après nature, puis celui de Lallemant, qu’il doit quitter assez vite; il se loge au collège de Laon où il doit rencontrer Nicolas Poussin dans la seconde moitié de 1622;

1622
- janvier-février : séjour de Rubens à Paris débouchant sur la signature de marchés pour les peintures des galeries, le 26 février;
- février : mort de Frans Pourbus;
- 8 juillet, lettre de Peiresc à Rubens mentionnant l’entretien entre Maugis et un peintre de Bourges, certainement Jean Boucher, qui séjourne à Paris, peut-être attiré par le chantier du Luxembourg (Thuillier 1988, p. 39-40);
- 24 juillet-1er août, fêtes de canonisations de Jésuites donnant à Poussin l’occasion de se faire remarquer à Paris, et pour lesquelles il semble y être revenu de Lyon, oû il séjournait;
- 23 août : le créancier de Poussin obtient copie de la promesse de 1619 : le peintre doit honorer sa dette;

1623
- mai : séjour de Rubens pour l’installation de 9 des 24 compositions prévues pour la Vie de Marie de Médicis;
- Nicolas Poussin, qui est logé au Palais du Luxembourg, y réalise “quelques petits ouvrages dans les lambris des appartements”; Champaigne doit également commencer à y travailler, et à s’y faire remarquer par l’abbé de Maugis, constatant “les ornements qu’il faisait, plus convenables dans les endroits qu’il les plaçait que tous ceux que l’on avait faits jusque là” (Félibien 1725, qui parle d’abord de “plusieurs tableaux dans les chambres de la Reine”);
- Poussin peint La mort de la Vierge (Sterrebeek, Belgique);
- séjour à Paris d’Horace Le Blanc, qui travaille pour le duc d’Angoulême à Grosbois; il se peut qu’à l’occasion de l’entrée du roi et de la reine à Lyon le 11 décembre1622, le peintre ait perçu qu’il y avait d’intéressantes opportunités auprès de la couronne, notamment au Palais du Luxembourg; il doit y rester jusqu’à l’année suivante, portée sur le Saint Sébastien de Rouen (Chomer 1987, p. 21 et 28);

1624
- 24 février, lettre diplomatique précisant la destination des tableaux des “Mariages Médicis” commandées aux artistes toscans, pour le cabinet de l’audience, ou grand cabinet (S. Galetti 2003, p. 133, n. 22)
- Pâques : Nicolas Poussin est signalé à Rome;
- octobre, installation des peintures de Baglione dans le Cabinet des Muses;
- début du séjour d’Orazio Gentileschi;
- retour d’Italie de Jean Mosnier et qui rejoint Paris, sans doute pour travailler pour Marie de Médicis;

1625
- février-mai : nouveau séjour de Rubens à Paris pour retoucher ses tableaux, et rendre l’intégralité de ses peintures pour la galerie, en vue du mariage d’Henriette de France avec Charles d’Angleterre, qui a lieu en mai;
- juillet, procession probablenement commémorée par la Sainte Geneviève de Montigny-Lencoup;
- 23 décembre, consécration de l'église des Carmes de Vaugirard, ornée au-dessus du maître-autel par la Présentation au Temple de Varin, commande royale;

1626
- Gentileschi quitte Paris pour Londres, où il demeure de novembre 1626 à sa mort;
- 7 décembre, mort de Quentin Varin;
- 23 décembre, lettre de Louis XIII rappelant Vouet de Rome;

1627
- Champaigne se rend à Bruxelles à la demande de son frère aîné;
- arrivée des peintures toscanes sur la vie des Médicis, commandées en 1623 pour le cabinet doré;
- retour de Simon Vouet, arrivé à Paris le 25 novembre;

1628
- 10 janvier : retour à Paris de Champaigne, pressé par Claude Maugis, suite à la mort de Nicolas Duchesne; il travaille aussitôt au Luxembourg, où il loge avec 1200 livres de gages; durant l’année, il commence à travailler à l’instigation de Marie de Médicis au Carmel du Faubourg Saint-Jacques, selon Félibien;
- septembre : Champaigne épouse Charlotte Duchesne

1629
- juin : Marie de Médicis sollicite le Guerchin, après le cavalier d’Arpin et Guido Reni dans les mois qui précèdent, et lui demande, pour juger de ses talents, une peinture;

1630
- 10 juillet : Champaigne passe marché pour la chapelle Saint-Denis de l’église du Carmel du faubourg Saint-Jacques (notamment pour le retable du maître-autel);
- 10 novembre : Journée des Dupes, et disgrâce de la Reine-mère;
- publication de l’ouvrage de Vialard, Le temple de la Félicité orné de gravures de Charles David d’après Champaigne;

1631
- 23 février, Marie de Médicis se réfugie à Compiègne, qui devient sa prison;
- 19 juillet, s’étant évadée de Compiègne, la reine-mère arrive en Hollande, où elle mourra en 1642.

BIBLIOGRAPHIE

- La Tribune de l’art : voir
index des articles sur Philippe de Champaigne.

- Claude Malingre, Les antiquitez de la ville de Paris, Paris 1640, p. 503.
- Bernier (Jean), Histoire de Blois, Blois 1682
- Germain Brice, Description nouvelle de ce qu’il y a de plus remarquable dans la ville de Paris, Paris, t. II, 1685, p. 62-65.
- Paillet (Christophe) vers 1686, inventaire publié par Hustin 1904.
- Félibien (André), Entretiens sur les vies et ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes, Paris, 1666-1688 (éd. Trévoux,1725, p. 312-318 pour Champaigne; éd. Paris, 1688, II, p. 650-651 pour Mosnier)
- Guillet de Saint-Georges, 1690 ca, “Mémoire historique des principaux ouvrages de Philippe Champagne” in Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages de l'Académie royale de peinture et de sculpture, (L. Dussieux, E. Soulié, Ph. de Chennevières, P. Mantz, A. de Montaiglon publ., 1854, I, p. 240.
- Bailly (Nicolas) 1709 (ca.), in Inventaire des tableaux du roi publiés par Fernand Engerand, Paris, 1899 (notamment p. 572 et suiv.).
- Dézallier d’Argenville, Antoine-Nicolas, Voyage pittoresque de Paris, Paris 1749
- Victor Cousin, “Inventaire des objets d’art qui étaient au grand couvent des Carmélites de la rue Saint-Jacques, avant la destruction de ce couvent en 1793”, Archives de l’art français, 1853-1855, t. 3, p. 88.
- Hustin (A.), Le palais du Luxembourg. Ses transformations, son agrandissement, ses architectes, sa décoration, ses décorateurs, Paris, 1904.
- Chomer (Gilles) 1987 : “Horace Le Blanc. Essai de catalogue raisonné”, Bulletin des amis des musées et monuments lyonnais, 1987, p. 20-52
- Thuillier (Jacques) 1988, cat. expo. Jean Boucher, Bourges
- Thuillier (Jacques) 1990 in cat. expo. Simon Vouet, Paris, Grand-Palais
- Cat. expo. Marie de Médicis et le Palais du Luxembourg, Paris, 1991.
- Bimbenet-Privat (Michèle) et Thuillier (Jacques) 1994 : “La jeunesse de Poussin : deux documents inconnus”, Revue de l’art, 105, 1994-3, p. 71-73
- Chomer (Gilles), La collection du Musée de Grenoble. Peintures françaises avant 1815, Grenoble, 2000, p. 54-59.
- Pericolo (Lorenzo), Philippe de Champaigne, Tournai , 2002.
- Sainte-Fare-Garnot (Nicolas), “Une allégorie de Philippe de Champaigne au Musée des Beaux-Arts du château de Blois”, Bulletin des amis du château et des musées de Blois, 33, décembre 2002, p. 24-31.
- Cat. expo Blois 2003 : Marie de Médicis. Un gouvernement par les arts, Blois, 2003-2004.
- Galletti (Sara) 2003, “L’appartement de Marie de Médicis au Palais du Luxembourg” in cat. expo. Blois 2003, p. 124-133
- Cat. expo. Philippe de Champaigne 1602-1674). Entre politique et dévotion, Lille, 2004 (Nicolas Sainte-Fare-Garnot et Alain Tapié, dir.).
- Cat. expo. Évreux (Dominique Brême assisté de Frédérique Lanoë), À l’école de Champaigne, Évreux, 2007-2008.
- Gonçalves (José) 2008
- Lebédel (Hélène), Catalogue des peintures du musé du château de Blois. XVIè-XVIIIè siècles, Blois, 2008.
- Cat. expo. Port-Royal (Frédérique Lanoë et Pierre Rosenberg), Trois maîtres du dessin, Philippe de Champaigne, Jean-Baptiste de Champaigne, Nicolas de Plattemontagne, Port-Royal-des-Champs, 2009.
- Kerspern (Sylvain) 2009, “Le décor de Philippe de Champaigne au Palais Cardinal. Un important dessin inédit.”, D’histoire & d’@rt.com, avril 2009.
- Bassani Pacht (Paola) et Kerspern (Sylvain) 2011, contributions au catalogue de l’exposition Richelieu à Richelieu, Orléans-Richelieu-Tours, notamment p. 123, 126, 233-235, 306-307, 386-389, 395-396.
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