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Sylvain Kerspern - «D’histoire & d’@rt»

Défi html#7, juillet 2015



Chemins pour une identification :

le cas du retable de Notre-Dame d'Espagne

d'Antoine Stella.


Mise en ligne le 10 juillet 2015 - retouche le 1er novembre 2016

Les textes anciens, biographies, descriptions, sont généralement le point de départ dans la redécouverte d'un artiste tombé dans l'oubli. Leur étude critique, notamment par leur confrontation, permet de dissiper les brumes que le temps met volontiers sur leurs informations, y compris celles prises à la meilleure source. Il en est ainsi d'Antoine Bouzonnet, dit Stella (1637-1682), dont la sœur Claudine avait retracé la carrière dans un manuscrit fourni à Guillet de Saint-Georges pour la conférence que celui-ci devait donner à l'Académie royale de peinture et de sculpture, puisque l'artiste en fut membre. Le document subsiste à l'Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, permettant de compléter le texte que le conférencier présenta à cette assemblée le 1er décembre 1691.
1. Dissiper les brumes.
J'ai été amené à rependre les textes concernant les Stella à propos de la Sainte Cécile (coll. part.) provenant des Jésuites de Lyon : le seul Dézallier d'Argenville la mentionne, encore ne le fait-il que dans l'édition de 1762 (t. 4, p. 44-45), non celle originale de 1745 (t. 2, p. 258-259), de son Abrégé de la vie des peintres. Or cet auteur n'est pas irréprochable à propos de l'oncle et du neveu : la même biographie de Jacques Stella lui attribue l'Annonciation dans un trumeau de l'église parisienne de l'Assomption que Claudine nous assure avoir été peinte par son frère. Le biographe a été manifestement négligent : l'édifice fut entrepris et édifié des années après la mort de l'oncle.

Le cas de la Sainte Cécile (reproduite ci-contre) est différent car elle accompagnait, avec un pendant, un Christ au désert qu'il n'était pas le seul à donner à Jacques : Piganiol de la Force le signale dès 1724. Par ailleurs, l'identification avec le tableau réapparu dernièrement, que le format initial conforte, désignerait bien ce dernier comme son auteur. Cependant, en un autre cas au moins, Dézallier se trompe encore.

Il évoque en 1762 un ensemble de peintures réalisées selon lui par Jacques, pour un couvent d'Abbeville : « Dans l'église des Dames d'Espagne ordre de Citeaux, il y a au maître-autel trois tableaux, dont l'un représente une Annonciation qui occupe le milieu ; à droite, S. Bernard est représenté donnant la communion à Guillaume duc d'Aquitaine, et à gauche, est sainte Luitegarde abbesse de l'ordre de Cîteaux, à qui le seigneur apparaît ». Or la mention correspond à une indication de Claudine : « À Abbeville, pour l'autel des religieuses de Notre-Dame d'Espagne, une Annonciation, et pour le dedans du couvent, plusieurs autres tableaux sur des sujets de piété. » (Mémoires inédits, I, p. 426).

Jacques Stella, Sainte Cécile
Toile initialement ovale - et aux Jésuites de Lyon?
97,5 x 84 cm. Coll. part.
Les historiens d'Abbeville nous donnent quelques indications précieuses sur ce couvent. Son nom, intrigant, renvoie à son premier établissement, Epagne, proche d'Abbeville, où il fut fondé au XIIè siècle. Au XVIIè siècle, il est transporté à Abbeville même, et installé dans un bâtiment élevé alors et appelé le Paraclet, à partir de 1645 ; le lien distendu avec le lieu-dit picard aura ensuite facilité le glissement vers Espagne. L'existence d'un autre établissement cistercien proche, Willancourt, conduit à leur réunion, et à la suppression du Paraclet en 1747. Mais le bâtiment subsiste et sert à un petit séminaire établi à partir de 1754 par l'évêque d'Amiens. Dans l'Almanach du Ponthieu de 1783, Douville évoque son décor (selon Ernest Prarond) : « En sortant des Carmélites, on entre dans l'église du petit séminaire dont le grand autel est décoré de six tableaux d'une très bonne main ». La mention pourrait remonter à 1757, dans l'Almanach de Picardie, ce que je n'ai pu vérifier. En tout cas, Dézallier cite dans l'édition de 1762, non avant, une abbaye qui n'existe plus : il y aurait tout un travail utile à faire sur les sources dont il a pu disposer d'une publication à l'autre.

La disparition de l'église et de son décor dans les flammes révolutionnaires, en 1792, pouvait faire craindre le pire. C'était sans compter avec les chemins de Fortune… Car en vérité, je n'ai cherché de compléments d'informations qu'après avoir retrouvé le retable, pour en éclairer la génèse. En effet, il a échappé à l'incendie, distrait de son lieu d'origine quelques années auparavant, en 1786, semble-t-il.

Le retable aujourd'hui à Mézerolles (Somme)
2. Identification par l'iconographie.
Quelque soit la base de cette information, le retable aujourd'hui à Mézerolles propose une Annonciation et un sujet que l'on peut assez rapidement identifier comme Saint Bernard donnant la communion à Guillaume d'Aquitaine. La base Palissy signale qu'il aurait été acheté à cette époque à une ancienne abbaye espagnole : probable dérive de la provenance de l'abbaye Notre-Dame d'Epagne, ce qu'avait apparemment aussi déjoué la Société des antiquaires de Picardie. La vérification de l'iconographie du troisième tableau soutient l'identification, puisqu'elle est rare.
Le peintre nous montre un crucifix dont le Christ se détache pour étreindre la sainte. Cela correspond à l'épisode mentionné, par exemple, par Jacqueline Bouette de Blémur dans sa Vie des saints (Lyon, 1689, I, p. 649) pour sainte Lutgarde : une fatigue passagère l'incite à ne pas se rendre à Mâtines; le Christ se fait entendre pour l'y ramener ; arrivant auprès de ses Soeurs, elle y voit le crucifix saignant, s'en approche, et le Christ s'en détache effectivement pour l'embrasser. Pierre Lenain l'évoque dans son Essai de l'histoire de l'Ordre de Citeaux, tirée des Annales de l'Ordre, puisqu'elle rejoignit plus tard un couvent de cet ordre proche de Liège. Notons au passage qu'il en avait mal lu le passage, pensant à Malines plutôt que Mâtines...

Cette confrontation au crucifix était sans doute l'image la plus raisonnable, au XVIIè siècle, pour les fréquents dialogues entre la sainte et le Christ rapportés par le biographe attitré de Lutgarde, Thomas de Cantimpré, dont le texte a paru un peu trop attiré par le merveilleux. Goya, au siècle suivant, le reprend (Valladolid, monastère S. Joachim et Anne) sans même oser montrer Jésus se détachant de sa croix. La Prague baroque se prêtait sans doute plus volontiers à semblable sentiment selon ce que montre le chef-d'oeuvre sculpté de Matyáš Bernard Braun (1710) qui orne le Pont Charles.

Antoine Stella,
Apparition du Christ à Sainte Lutgarde.
Toile. Mézerolles (80), église.

L'ensemble comprend donc trois toiles, complétées d'un « regard », le Christ adolescent et la Vierge mis en pendant sour le tableau central, et peints sur bois, eux. Ces derniers ne semblent pas de la main d'Antoine Stella, et ont dû être exécutés concomitamment au retable sculpté. L'Annonciation au centre n'est pas sur bois, contrairement à ce qu'indique la base; nos trois sujets ont pu être peints dans l'atelier, au Louvre.
Le programme montre au centre la dédicataire de l'église (Notre-Dame) dans le moment qui lui confère son rôle spirituel par sa confrontation avec l'Esprit-Saint. Ce dernier s'imposait puisqu'il joue pleinement le rôle d'intercesseur, qui est le sens du mot Paraclet.
À droite, Saint Bernard, fondateur de l'ordre dont l'abbaye relève, convainc Guillaume d'Aquitaine fourvoyé dans le soutien à l'antipape Anaclet II.
Enfin, Sainte Lutgarde, vierge, moniale plus tard réfugiée chez les Cisterciens, est réconfortée par l'image du Christ sur la croix. A quoi les sculptures ajoutent la charité de saint Martin et saint Nicolas ressuscitant les enfants : dévotions propres à l'édifice, sans doute, liées à des reliques ou à la protection de quelques nobles ainsi prénommés ?
L'érudit F. Mallet, dans sa notice sur Epagne pour les Mémoires de la société d'émulation historique et littéraire d'Abbeville (p. 84), nous permet d'identifier la possible commanditaire des peintures d'Antoine Stella, Gabrielle Lallemand, abbesse depuis 1639 et qui passe encore contrat comme telle en 1684-1685. C'était apparemment une forte personnalité qui avait fréquenté la société précieuse sous le nom de Dinocris. Le Grand dictionnaire historique des Prétieuses de Somaize (Paris, 1661, 1, p. 140) dresse un portrait d'elle flatteur pour son esprit, ses capacités littéraires ou musicales plus que pour sa piété.

On peut souligner que le sujet au centre met en vedette l'ange Gabriel, saint patron de l'abbesse, d'autant plus probable commanditaire de l'ensemble, rappelant les propos de Somaize : « Ce n'est pas une des plus scrupuleuses prêtresses du monde, ce qui ne vient pas d'un manque de vertu, mais d'une inclination très forte qu'elle a pour elle-même ». Un point commun me semble relier les trois toiles : la question de la présence divine, et des formes qu'elle peut prendre.

Gabriel est là dans la peinture centrale, désignant l'Esprit-Saint, mais Dieu le père aussi, manifestation glorieuse qui rappelle les précédents de l'oncle, dès la peinture sur pierre de Pavie (1631); composition reprise pour le Breviarium romanum du pape Urbain VIII l'année suivante; puis encore dans la série dessinée tardive de la Vie de la Vierge, de laquelle dérive le tableau aujourd'hui dans la cathédrale de Meaux. Dans son dispositif, Antoine redouble en quelque sorte l'intercession de l'Esprit-Saint, désigné par l'archange, figure tutélaire de l'abbesse.
Dans le tableau de droite, c'est l'hostie présentée par Bernard qui renverse la conviction du duc d'Aquitaine, supposant la présence réelle du Christ au moment du rappel du sacrifice qu'est la messe. Cela conduit peut-être Antoine à revenir sur la présentation traditionnelle du sujet qui ouvre la scène, à l'entrée de l'église, vers l'extérieur, comme Martin Pépyn ou Juste d'Egmont au musée des Beaux-Arts de Valenciennes, par exemple. L'orienter vers l'intérieur suggère plus nettement l'office religieux.

Ce parti est peut-être plus clair encore pour Lutgarde, précisément parce qu'elle est confrontée à une image au sens ancien (ymage désignant volontiers une sculpture à la Renaissance), et une image qui s'anime pour incarner le dialogue qu'elle entretient avec le Christ. C'était aussi un moyen d'inciter les moniales du temps à l'assiduité aux offices.

Ainsi, l'autorité de Gabriel(le) devait-elle trouver son accomplissement dans l'adoration de Dieu et l'oraison en présence de ses images, et le respect du rythme immuable de la vie monastique, autour des offices. Tout du moins cela est-il suggéré par les partis de l'artiste, suivant un programme qui lui fut sans doute scrupuleusement fourni, puisque pour Lutgarde, du moins, la documentation devait lui manquer. Un double discours – spirituel, parfaitement en accord avec la Contre-Réforme sur le culte des images, la présence réelle du Christ au moment de la messe, etc., et en quelque sorte temporel, accompagnant le quotidien des sœurs – s'articulait clairement pour qui prenait le temps de lire ce décor, même si l'allusion à l'abbesse pouvait ne pas lui survivre.
Il faut noter que Stella le neveu n'a pas opté pour une composition générale strictement centrifuge renvoyant au mystère central : saint Bernard s'en éloigne pour imposer l'hostie au duc obstiné ; et si Lutgarde se retourne vers le Crucifix, donc vers le tableau central, elle était initialement orientée vers l'autel, à l'opposé. C'est qu'au fond il recherche une solution équilibrée incluant les spectatrices.

Au centre, dans le prolongement de la scène qu'il surplombe, Dieu ouvre ses bras vers elles ; à gauche, Lutgarde, reliant l'autel qu'elle dédaigne pour retrouver le Christ, fait involontairement de même ; à droite, Guillaume cherche à se dégager de l'imposition de l'hostie vers elles. Il s'agit d'un discours non pas clos mais qui se diffuse à partir du mystère de l'incarnation, pour se propager dans tout le bâtiment par les saints propres à l'ordre, dont les actions et les réactions qu'elles suscitent nourrissent la méditation et la réflexion des soeurs. Il se peut qu'on y décèle les formes de l'intention du peintre, car il contredit le sculpteur dont le saint Martin se dirige vers le centre...

Les remarques faites à propos du dessin pour les Capucins de Saint-Amand du même Stella sont évidemment à reconduire ici : il s'agit d'une peinture savante, reposant sur la rhétorique des passions, la gestuelle éloquente, sur l'exemple, évidemment, de Poussin mais aussi, on le voit dans le traitement du sujet central, de l'oncle Jacques. Malgré un état apparemment moyen, ses toiles contrastent avec le goût plus naïf des sculptures qui les encadrent.

3. Quelle place dans l'oeuvre d'Antoine Stella?
On aimerait que les documents permettent de cerner dans le temps la commande, que ce soit des peintures ou du retable. Pour l'heure, il faut s'en tenir aux éléments épars du catalogue d'Antoine, qui compte à ce jour peu de peintures assurées, encore moins de datées.
L'ensemble n'appartient pas aux premières années après son retour d'Italie, marquées par un style encore sage, appliqué, tel qu'il apparaît dans son morceau de réception (ci-contre). L'aspect démonstratif qui lui est propre, pour convaincre les académiciens, l'explique mais les dessins qu'il donne alors pour l'édition, comme le frontispice de l'ouvrage de Palafox, en 1669 (ci-dessous), en font plus qu'un fait de circonstance.


Claudine B. Stella d'après Antoine B. Stella,
gravure du frontispice pour Juan de Palafox,
Histoire de la conqueste de la Chine par les Tartares, 1669.

Il évolue ensuite vers une plus grande densité, des drapés plus amples, réglés volontiers par une géométrie triangulaire, des plis raides zébrant les vêtements, des expressions marquées, dont témoigne la Mise au tombeau d'Angers, de 1673. La confrontation avec l'Annonciation est convaincante : les drapés, par exemple les aplats autour des épaules ou des cuisses, et les types, notamment celui barbu, viennent clairement de la même main, à un moment proche.


Antoine Stella, Mise au tombeau. Toile, 350 x 260 cm.
Angers, Musée des Beaux-Arts, 1673.

La feuille préparant une de ses contributions au décor de fêtes de canonisations de 1676, Saint Pie V en gloire, confirme cette orientation, lui donnant une respiration plus ample, et suggère un travail de la lumière plus complexe qu'il me semble pouvoir rapprocher de la Cène de Soignolles-en-Montois, hélas! mutilée.

L'annonciation pourrait aussi être mise en regard avec le dessin de 1676. Les deux « volets », eux, semblent plus raides, ce que le souci de respecter un costume contraignant peut, en partie, expliquer. Quoiqu'il en soit, et en l'état actuel du catalogue d'Antoine et de la chronologie qu'elle dessine, on doit pouvoir assigner les peintures de notre retable à cette phase autour de 1675, entre 1673 et 1676, peut-être un peu avant. L'ambition de mettre en ligne le catalogue raisonné du peintre permettra sans doute d'affiner cette proposition, en espérant d'autres découvertes plus faciles à dater.

Antoine Stella, Les jeux pythiens.
Toile, 145 x 170 cm. Paris, École des Beaux-Arts, 1666.


Saint Pie V, dessin 1676. Coll. part.

Cène, Sognolles-en-Montois (77), détail lors de sa redécouverte.

Ainsi se trouve rassemblé le puzzle, dissipées les brumes. Une abbaye espagnole, un retable à trois tableaux, une Annonciation et plusieurs « sujets de piété », une religieuse cultivée et un peintre de l'Académie, réunis par la prise en compte du style, de l'intention manifestée dans la forme. Car il faut signaler que les cas de remplacement d'un décor ayant souffert par un autre artiste sur le même programme ne sont pas rares : il fallait donc pouvoir confirmer l'attribution à Antoine. Sans elle, bien des conclusions tirées ici perdaient de leur pertinence, et l'ambition du décor retournait aux brumes. Avec elle se résout l'énigme, éclairant un aspect propre à la création artistique au temps de Louis XIV, à sa spiritualité, et permettant de nous faire mieux comprendre la contribution de Stella le neveu.

S.K., Melun, juillet 2015

BIBLIOGRAPHIE ADDITIONNELLE:
- Sylvain Kerspern 1988-1989.
- Sylvain Kerspern 2006-1.
- Sylvain Kerspern avril 2008.
- Sylvain Kerspern mai 2015.
Courriels : sylvainkerspern@gmail.com - sylvainkerspern@hotmail.fr.
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