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De pierre et d'art I - II

*Sommaire concernant Stella - * Table générale


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Sylvain Kerspern

De pierre et d'art III :

Jacques Stella, tradition et innovation,

répétition et variation en points de Fuite




Huile sur ardoise et lapis-lazuli, 11 x 9,5 cm.
Détail. Marché de l'art italien en 2013

Mise en ligne le 10 janvier 2016

J'ai été sollicité il y a quelques années par un collectionneur à propos d'une peinture sur lapis-lazuli, dans laquelle j'ai immédiatement décelé la main de Jacques Stella. Elle avait pour particularité de témoigner du travail du peintre sur ce genre de support tôt dans sa carrière italienne. Sujet, matériau et technique m'ont ensuite conduit à identifier une autre peinture en renouvelant profondément le propos, marquant par ailleurs une évolution nette dans la maturation de son style. Coup sur coup, une autre version peinte et une proposition dessinée ont reparu, qui me conduisent à reprendre, une troisième fois, l'étude de cette veine particulière, développée apparemment en Italie mais qui dit déjà beaucoup de la personnalité artistique du peintre.
Thème
La première de ces peintures (coll. part.; ci-contre) s'inscrit dans une filiation remontant à Corrège, qui fonde partie des enjeux artistiques auxquels Stella se confronte, comme je l'ai rappelé ici. Si la technique en est déjà très efficace, une telle hérédité relativise la capacité inventive accordée au peintre. Je suis tenté de voir dans le dessin, vendu chez Christie's à Paris le 25 mars 2015 (lot 49)(ci-dessous) une production de la même époque qui propose pourtant une innovation révélant un ressort essentiel de sa création : l'attention aux gestes de la vie quotidienne. Il faut donc d'abord cerner la place que la feuille prend dans son œuvre.


Le travail du lavis abondant et de la plume très allusive et nerveuse, au service du clair obscur et d'une écriture vive, sont à rapprocher d'un ensemble que j'ai rattaché aux années florentines et au tout début du séjour à Rome : plus particulièrement la feuille recto-verso montrant La tentation de saint Antoine et L'adoration des mages, l'étude de femmes et enfant, du Louvre, et le Concert nocturne du Rijksmuseum d'Amsterdam. Sur ce dernier figure une inscription donnant l'attribution à Stella, comparable à celle visible sur notre feuille, au point qu'on peut penser qu'il s'agit de la même main, signature ou pas.


Concert nocturne. Plume et encore noire, lavis d'indigo. 6,9 x 11 cm. Amsterdam, Rijksmuseum

On peut aussi noter la communauté d'esprit avec tout un ensemble partant du Songe de Jacob gravé en 1620 pour aller jusqu'aux camayeux de 1624-1625 - qui comprenaient une Fuite en Égypte restant justement à retrouver -, voire la Saint Cécile de Rennes (1626). Le dynamisme de la composition tranche avec la production florentine, et correspond aux premières années romaines : il se déploie particulièrement dans un certain nombre des compositions gravées sur bois. Aussi cette feuille doit-elle prendre place, vraisemblablement, vers le même temps, guère plus tôt. On relèvera aussi le décor aux volumes simples, présentant une porte en raccourci, commun à L'adoration des bergers Magnin et La tentation de saint François de l'Albertina (ci-dessous).


Crayon noir, plume et lavis, rehauts de craie. 15,1 x 18,1 cm.
Vienne, Albertina.

Que représente la scène ? Si on reconnaît Marie tenant l'Enfant, installée sur l'âne, et Joseph, qu'accompagnent deux grands anges au sol et deux angelots volants, s'il est donc à peu près sûr qu'il s'agisse d'un épisode de la fuite en Égypte, le choix du moment précis peut déconcerter tant est inédite la présentation du sujet. Dans la fuite du décret d'Hérode condamnant les premiers-nés, cause du Massacre des Innocents, on ne peut exclure une simple halte, sinon l'arrivée. Néanmoins, c'est vraisemblablement le moment du départ que Stella représente ici, en se basant sur l'orientation de l'âne prêt à quitter le refuge et sur l'ambiance nocturne.

Je ne connais pas d'autre exemple d'une représentation de ce moment (Mathieu 2, 13-14) : « Après le départ des mages, l'ange du Seigneur apparaît en songe à Joseph et lui dit : “ Lève-toi ; prends l'enfant et sa mère, et fuis en Égypte. Reste là-bas jusqu'à ce que je t'avertisse, car Hérode va rechercher l'enfant pour le faire périr. ” Joseph se leva ; dans la nuit, il prit l'enfant et sa mère, et se retira en Égypte, où il resta jusqu'à la mort d'Hérode ». Stella fait participer l'ange aux préparatifs, avec un autre tenant une torche. Marie semble chercher la stabilité en posant sa main sur le cou de l'âne, tandis que Joseph s'empresse de l'aider à s'installer. C'est lui le héros de la scène, et son attitude marque la qualité de l'invention, que l'artiste va répéter.

Il est vraisemblable que le choix de ce moment précis relève d'une demande expresse du commanditaire. Une telle prescription particulière a pu présider à la réalisation du Repos pendant la fuite en Égypte sur lapis-lazuli montrant la Sainte Famille assise au sol, dans sa référence au modèle de Corrège. Le traitement du sujet en semblerait plus traditionnel mais c'est évidemment le jeu avec le support qui fait tout le prix de cette version ; un jeu qui met en scène la lumière, le clair-obscur. C'est la fusion de ces deux exemples qui va aboutir aux versions dans lesquelles Joseph aide Marie à descendre de l'âne.

Plume et lavis. 9 x 9,5cm. Loc. inconnue.


Variations

Les trois peintures présentent une clairière à l'entrée d'un bois : une lumière latérale vient frapper les personnages, concurrente à celle qui devrait émerger du fond si nous étions simplement à l'orée. La partie sombre de la pierre sert à installer un écran arboré, et un pallier franchi ou à franchir pour se mettre à l'abri. Le Repos « assis » montre une Sainte Famille, avec l'Enfant réclamant les fruits à son père, comme inconsciente du danger proche, pourtant visible dans le fond. Les grands anges protecteurs sont « encore » là, en spectateurs vigilants et calmes. La peinture, dans sa relation au support mixte, reflète la « bulle céleste », protectrice, accordée à la Vierge et à l'Enfant.


Versions « assise » - « arrêtée » - « avançant » (proportionnées)

Le sentiment est tout différent pour les deux autres (ci-contre). Avec son sens habituel du geste, qu'il en soit l'inventeur ou non, Stella peint l'Enfant posant un doigt sur sa bouche ; attitude suggérant tout autant une pose fréquente chez les nourrissons que l'appel au silence pour protéger leur fuite. Ces versions, sans grands anges, se veulent plus raisonnées que théologiques, à la différence de la précédente. On voit là en quoi le génie propre à Stella pouvait être apprécié par Poussin.

La version que j'ai publiée au début de l'année (ci-contre en bas) représente la Sainte Famille à l'arrêt, opportunité pour la trouvaille de l'angelot servant de marche-pied. Celui-ci nous regarde avec insistance dans l'obscurité propice à la « vie cachée » du Christ. Il nous introduit et commente en silence les décrets de la Divine providence, telle qu'elle pourra plus tard être exprimée par Bossuet.

La nouvelle (ci-desous), aimablement signalée par Denis Giacomoni, montre l'âne avançant encore pour rejoindre le lieu abrité trouvé par Joseph. Du moins c'est ce que la comparaison amène à comprendre, de la part d'un même peintre. Stylistiquement, les puttis aux chairs étoffées, le travail plus subtil dans le volume et plus ferme dans le drapé suggèrent une datation un peu postérieure, sans doute toujours à Rome mais vers la fin du séjour. Il s'agit donc d'une répétition dont la qualité, malgré un état fatigué, désigne le caractère autographe.




Huile sur lapis-lazuli et ardoise. 12,4 x 9,8 cm.
Loc. inconnue


Huile sur lapis-lazuli et ardoise. 11 x 9,5 cm.
Marché de l'art italien en 2013


À nouveau, Stella mêle en d'infimes variations les précédentes propositions pour en renouveler le sens, toujours plus ancré dans un « réalisme » du quotidien annobli par l'idéal classique, à l'antique. Il reprend le motif « corrégesque » des angelots cueillant des fruits de la version « assise », et le mouvement de l'âne comme l'empressement de Joseph à les accueillir contribuent également à suggérer différentes péripéties enfermant chaque personnage dans sa préoccupation à préserver Jésus et Marie : on imagine que le père a repéré un lieu propice, demandé à deux angelots de cueillir de quoi se restaurer tandis que le troisième s'absorbait dans la tâche de faire avancer l'équipage sans trébucher. D'un même détail hérité de la tradition artistique, il donne deux versions opposées, ici empreinte de quiétude providentielle, porteuse d'une tension historique révélatrice du schéma divin.

Est-ce sur-interprétation ? Non, car ces remarques reposent sur des choix opérés par Stella qui lui sont propres et construisent sa personnalité telle qu'elle émerge de ses plus brillantes réussites. L'empressement se retrouvera, à l'autre bout de son oeuvre, envers Marie dans L'Enfant Jésus retrouvé par ses parents dans le Temple de Provins (1654), attribué cette fois à l'Enfant.

C'est dans le rapport à la tradition, à sa propre création que s'élabore le style d'un artiste et sa capacité à affirmer, malgré les contraintes, son regard singulier. Jacques Stella le fait avec une grande économie, volontaire, de moyens mais il faut noter qu'il ne se répète strictement que peu. Il aime reprendre une idée et l'infléchir par un détail qu'il approfondit ou introduit, ou bien s'appuie sur un nouveau support (cuivre, bois, pierre…) pour insuffler une atmosphère différente, par le seul travail du peintre, de la facture, de la lumière.

Le soin qu'il y apporte – cette facture léchée que l'on a pu dire froide – souffre parfois du passage du temps et peut offusquer l'éclat de son étoile, suivie avec obstination. Le dessin montre que cela n'empêchait pas la vigueur de l'invention ; les répétitions et variations sur pierre soutiennent la fécondité de son esprit, minimaliste autant que monumentale.

Sylvain Kerspern - Melun, le 10 janvier 2016


Courriel : sylvainkerspern@gmail.com. - Sommaire concernant Stella - Table générale
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