Sylvain Kerspern - dhistoire-et-dart.com | |
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Redécouvrir Jacques Stella :
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Situer Jacques Stella. Lartiste reste encore confidentiel, et pas toujours correctement situé y compris par les esprits les plus fins et les plus sincères de ses admirateurs. On notera par exemple que la mémorable exposition Grand siècle (Rennes-Montpellier-Montréal, 1994) lavait situé non parmi les artistes du Renouveau (tels Vouet, Blanchard, Vignon, Champaigne, Perrier, La Hyre, Le Nain, Bourdon voire Errard ou Claude Lorrain), ce que sa date de naissance, à tout le moins, autorisait, mais aux côtés des artistes de Lidéal classique qui constitue la partie suivante - évidemment auprès de Poussin... Et laffection que je porte à lartiste (qui maccompagne depuis mes premiers pas dans la recherche en histoire de lart) ma également valu des enthousiasmes hâtifs comme certaines attributions débattues à loccasion de lexposition Bossuet sur La Tribune de lart. La brève réapparition du Tarquin et Lucrèce est symptômatique de la fortune déroutante dont jouit encore Stella. Passé en vente Drouot Montaigne le 12 décembre 1989, il est présenté lannée suivante par la galerie Bruno Meissner, avant de repasser en vente le 17 décembre 1993, toujours à Drouot. Or il sagit dune peinture peu en rapport avec limage traditionnelle du peintre mais dont lattribution ne saurait être mise en cause. |
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Tarquin et Lucrèce, localisation actuelle inconnue; 73 x 98 cm. |
Lembaumement du Christ, Montréal, Musée des Beaux-Arts; 51 x 61 |
Le profil lourd de lhéroïne, demie-lune au nez fort, aux orbites occulaires enfoncés, apparaît lors de la vieillesse du peintre; de même lexpressivité des personnages masculins, le rôle dramatique de léclairage nocturne ou le souci archéologique omniprésent. Pour comparaison, ici, est reproduit Lembaumement du Christ que le musée de Montréal vient dacquérir. Les variétés de vert et de rose tirant sur le mauve sont comme une signature du Stella des années 1650. Le raffinement du coloris, qui semble faire revivre lart florentin du XVIè siècle en lui insufflant la réthorique efficace de latticisme, na guère déquivalent alors. En revanche, il semble quelle ait profondément marqué un Charles Errard, et par contre-coup, tout un pan de la génération suivante, Noël Coypel, Jean-Baptiste Corneille ou Claude Audran (sans parler dAntoine Bouzonnet Stella) - mais aussi un Jean-Baptiste de Champaigne. |
Tarquin qui veut forcer Lucrèce. Lhistoire est empruntée à Tite-Live, qui en faisait lélément fondateur de la République romaine, au VIè siècle avant Jésus-Christ. Alors que son père, Tarquin le Superbe, assiège Ardée, Sextus Tarquin revient à Rome, de nuit, pour surprendre les femmes, avec quelques compagnons dont Cotallinus, époux de Lucrèce. Seule à se révéler irréprochable, cette dernière fascine Tarquin, qui force son hospitalité et au prix dun chantage sur sa réputation, abuse delle. Le lendemain, elle dénonce loutrage en présence de son mari, de Valérius et de Brutus avant de se suicider. Exemple dhéroïsme vertueux, son image sinscrit dans la vogue de liconographie des Femmes fortes favorisée par la régence dAnne dAutriche : François Chauveau illustre en 1645 louvrage de Jacques du Bosc, La femme héroïque, ou Les Héroines comparées avec les Héros en toute sorte de vertus, et Plusieurs réflexions à la fin de chaque comparaison, où il montre le suicide de Lucrèce, comme Vignon en 1647 pour la célèbre Galerie des femmes fortes du père Le Moyne. La scène du viol avait inspiré, entre autres, deux modèles majeurs, à travers les peintures de Titien à Cambridge ou à Bordeaux et de Tintoret (Chicago, Art Institute). Lun et lautre, comme Stella, en ont fait le support dune recherche dramatique mettant en jeu la lumière. Mais si Titien en fait le terrain dune brutale sensualité que permet sa technique coloriste, lemploi de tons chauds et lharmonie du clair-obscur, notre homme se sert de léclairage pour caresser les corps et les drapés, en leur conférant la grandeur de la statuaire antique et lérotisme froid quelle suggère. Lacte barbare est commenté par certains détails évidents, le poignard dans le fourreau, la draperie rose que lon écarte, mais aussi par la composition en triangle se reserrant de la gauche vers la droite jusque vers Lucrèce. Stella lui donne un témoin, tenant la torche (comme Giulio Romano au palais du Té, à Mantoue) révélatrice des sentiments : elle éclaire son expression farouche, la terreur de lhéroïne tout en plongeant dans lombre la noirceur de Tarquin. Le traitement est avant tout moral, illustrant à lantique un comportement de grande vertu, avec toute les implications psychologiques du drame. Il se place bien ainsi dans le contexte contemporain du thème des Femmes Fortes. De fait, le tableau peut être identifié avec celui qui figure dans le Testament et inventaire de Claudine Bouzonnet Stella, la nièce, vraisemblablement mis en pendant avec lhistoire de Joseph et la femme de Putiphar, dans lequel le jeune Hébreux se trouve confronté au désir insistant de la femme de son maître, sommelier du Pharaon1 . La peinture de Stella en est perdue mais il faut noter quil avait déjà représenté le thème dans lune des deux peintures sur pierre, datées de 1631, présentées en 1982 parmi les Peintures françaises du XVIIè siècle dans les collections américaines. Son pendant était alors Suzanne et les Vieillards, autre approche du thème de lappétit sexuel criminel sur lequel Stella revient encore à la toute fin de sa vie dans le tableau aujourdhui au Bowes Museum, au style parfaitement cohérent avec le Tarquin, et significativement catalogué seulement comme attribué à Jacques Stella. |
Suzanne et les vieillards, Toile, 71 x 96 cm. Bowes Museum, Barnard Castle Suzanne et les Vieillards... et Joseph et la femme de Potiphar, 1631 Huiles sur marbre, 25 x 36 chaque. Localisation actuelle inconnue. |
1 . Cette association des deux peintures est suggérée par les dimensions et leurs mentions lune à la suite de lautre par Claudine, respecté par linventaire notarié dont lorganisation générale diffère pourtant. On retrouve aussi ce sujet dans louvrage de du Bosc illustré par Chauveau. - Retour au texte |
Ces deux associations, à une vingtaine dannées de distance, évoquent le dérèglement aussi bien masculin que féminin en la matière, et au bout du compte, le triomphe de la vertu bafouée. Intimité et distance du thème. De fait, ny voir quune illustration de lapproche morale commune à lépoque est peut-être réducteur : il semble que nous soyons en présence dune préoccupation particulière de lartiste, méditant pour lui-même sur le thème, puisque les deux toiles mentionnées par Claudine étaient restées dans latelier. La source pourrait en être un épisode rapporté par Félibien situé justement peu après le moment où Stella signe et date de Rome les peintures sur marbre américaines. Enfin, sétant acquis beaucoup de réputation, & ayant fait des tableaux qui furent portez en Espagne, le Roi Catholique les ayant vûs, lui fit demander sil vouloit travailler pour lui, à quoi il sétoit résolu. Mais étant sur son départ, il lui arriva une affaire fâcheuse, & qui auroit pû le perdre, si son innocence navoit prévalu sur la malice & le crédit de ses ennemis appuyez de personnes très-puissantes. (...) Le long séjour quil avoit fait à Rome, lui ayant acquis beaucoup destime, il fut élû Chef du quartier de Campo Marzo, où il avoit long-tems demeuré. Ce sont les Chefs des quartiers qui prennent le soin de faire fermer les portes de la Ville à lheure ordonnée, & garder eux-mêmes les Clefs. Ayant un jour fait fermer la porte del Popolo, quelques particuliers voulurent la faire ouvrir à une heure indûë : ce que nayant pas voulu leur accorder, ils résolurent de sen venger, & pour cela gagnèrent certaines gens qui furent rendre de faux témoignages contre Stella quon arrêta aussi-tôt avec son frère & ses domestiques. Le crime quon lui imposoit, étoit dentrenir dans une famille quelques amourettes : cependant son innocence ayant été bien-tôt reconnuë, il sortit avec honneur dune si fâcheuse affaire (...). Stella demeura encore six mois dans Rome, doù il partit en 1634 à la suite du Maréchal de Créqui, lequel revenoit de son Ambassade(Félibien, 1688, éd. 1725, t. 4, p. 409-410). Lexposition revient sur certaines des circonstances évoquées, comme le fait quil na certainement pas pu être chef du quartier de Campo Marzo, nétant pas romain. Les archives concernant cette fonction, conservées, ne le mentionne dailleurs pas. Néanmoins, il y a sûrement un fond de vérité dans cette anecdote rapportée par un homme qui a séjourné à Rome, Félibien. Fut-ce officieusement que cette distinction, pour un soir, lui fut confiée? Lhistoire recouvre-t-elle un incident dautre portée? Jy reviendrai prochainement dans ces pages. Quoiquil en soit, on peut établir une chronologie assez serrée de son contexte. Le 19 février 1633, il écrit à léditeur et marchand destampes François Langlois dit Chartres son désir de quitter la ville. La lettre, conservée par lInstitut Néérlandais, à Paris, est présentée à lexposition. Jacques Bousquet (1980) a trouvé Stella mentionné dans les Stati danime à Pâques 1633, puis dans les comptes Barberini les 14 juin et 15 août. Enfin, Abbad Rios a publié en 1950 un autoportrait en miniature sur cuivre daté de cet année-là (Palacio Real de Madrid, Patrimonio Nacional - comme vient aimablement de me le signaler Letitia Ruiz, conservateur en chef au Prado) dont on peut penser quil a précisément servi duvre de présentation pour le Roi dEspagne. On trouve mention dans les inventaires Barberini dune Annonciation de Stella donnée à lambassadeur dEspagne qui suggère que lartiste ait bénéficié du puissant soutien de cette famille dans cette affaire. Il est a nouveau mentionné sur le Corso à Pâques de lannée suivante, et les informations réunies par Jean-Claude Boyer et Isabelle Volf (1988) situent le départ de lambassadeur Créquy le 8 juillet 1634, le fastueux voyage se poursuivant jusquà la fin de lannée (sachant que Stella sen est apparemment écarté pour rendre visite au cardinal Albornos, avant de rejoindre Lyon où il assiste au mariage de sa sur avec Étienne Bouzonnet au début de janvier 1635, et où il demeure encore plusieurs mois). Cest donc vraisemblablement à lautomne 1633 ou au début de lhiver 1633-1634 que sest produit cet incident. Laffaire dût marquer lartiste pour que la tradition en soit perpétuée jusquà ce que Félibien en prenne connaissance, apparemment par les Bouzonnet. Elle est dautant plus remarquable que Stella est finalement resté célibataire. Sans reproduire encore le schéma qui consiste à transférer la religiosité de Claudine à loncle, on peut supposer chez lui un amour de la vertu et de la droiture que soutient la rigueur de son style (autant, dailleurs, que lamitié exigeante de Poussin). Or il se trouvait là confronté à une dénonciation mensongère de ses murs. Sans doute ses ennemis pouvaient-ils sautoriser de la réputation des artistes à Rome, et il faut souligner, contrairement à limage traditionnelle qui le poursuit, que Stella na certes pas négligé le nu féminin : il suffit dévoquer le fameux dessin de lE.N.S.B.A. représentant Olympe abandonnée par Birène pour lequel on a pu songer au voluptueux Blanchard, et qui date de 1633; ou les peintures américaines sur marbre, de 1631, citées plus haut. La mise en valeur de la vertu par rapport aux bas instincts, nest-ce pas encore le thème de lautre couple retrouvé, consacré à Salomon , des peintures mentionnées à la mort de sa nièce? En deux épisodes sont représentées la gloire et la déchéance dun homme, mesurées par lauthenticité de sa foi. Dans lun et lautre cas, la femme sert de révélateur. La reine de Saba témoigne de la sagesse du roi dIsraël, tandis que lidolatrie encouragée par les nombreuses femmes de sa vieillesse montre quil sest détourné de Dieu. Stella traite cette dernière comme une bacchanale dans un intérieur, baigné dune lumière fantastique. Son étrangeté et le raffinement du coloris retranscrivent la lutte interne du peintre entre la langueur et la fièvre de la maladie qui le gagne, selon Félibien, et la volonté toujours marquée dun langage maîtrisé voire impassible. Cette volonté caractérise lart de Jacques Stella. Elle passe par la rigueur voire laustérité des formes, de plus en plus sculpturales, à lantique, et des gestes, combinées à un coloris précieux tendant à la froideur. À Rome encore, et dans les premières années de son séjour à Paris, ce dernier peut avoir la profondeur dun Cortone ou la blondeur dun Sacchi, bref, reprendre les options italiennes des héritiers des Carrache. Mais très vite, le tableau pour le Noviciat des Jésuites latteste, Stella atténue chaleur et ampleur de gamme, remplaçant volontiers bleu profond et rouge éclatant par un bleu clair, tendant au gris et un rose pâle. Ceci concourt à leffet de distance classicisant recherché par lartiste. Les dix ou douze dernières années de sa vie, cette maîtrise se laisse plus volontiers gagner par la fièvre, comme un reflet de son état de santé qui se dégrade. Les images quil donne de lui-même alors, telles celle des Musées des Beaux-Arts de Lyon et de Vic et jusquà leffigie quil glisse dans le tableau de Provins en 1654, sont celles dun homme qua quitté toute tranquillité, marqué par linquiétude du créateur face au temps qui passe, sans pour autant quil se départisse dhumour ou de tendresse lorsque le thème sy prête. |
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Stella en 1633, autoportrait en miniature |
Détail de lautoportrait avec sa mère, vers 1643? |
Détail de lautoportait de Lyon, vers 1645? |
Détail de lautoportait inséré en 1654 dans le retable de Provins |
Comme dans le Tarquin et Lucrèce, il semble se confronter à ses tourments intérieurs. Faut-il redire tout ce que ses suites des toutes dernières années, Pastorales, Passion ou Vie de la Vierge mais aussi Les jeux de Vénus et dAmour (suivant le titre donné par linventaire notarié inédit de Claudine, expertisé par Bon Boullogne), peuvent avoir de testamentaires sur ce plan? Il semble sen remettre alors aux valeurs qui ont pu être les siennes, à sa foi comme à la simplicité de murs souriante qui paraît avoir nourri son cadre familial, pour les léguer à ses héritiers et en réaffirmer la présence dans son art même. Cest sous cet angle-là, notamment, quil faut voir les multiples Vierges et Saintes familles aux motifs familiers (à la bouillie, à la toilette...), autre moyen, à la Raphaël, de proposer une réflexion sur les formes et leurs agencements, les personnages et leurs interactions pour en donner une lecture postive, à la fois érudite et simple, économe et efficace parce que travaillant sur un répertoire familier quil réélabore sans cesse. Et cest cette préoccupation qui transparaît encore dans les scènes pastorales qui, lexposition le montre, ne se limitent pas à la série gravée par Claudine. Si ces thématiques sont aussi celles de lépoque des Le Nain, La Tour, Poussin, Vouet puis de Le Brun ou Mignard, on voit là quil sagit dabord dune démarche singulière, servie par le langage profondément original dun artiste quon ne devrait plus désormais méconnaître, confondre ou mépriser. S. K. |
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