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Le décor de Philippe de Champaigne

au Palais Cardinal.


Un important dessin inédit.



Mis en ligne le 11 avril 2009


Plume et encre noire, lavis gris 24,5 x 42 cm

Philippe de Champaigne, L’Assomption,
Cherbourg, Musée Thomas-Henry.


Le premier avril dernier à Paris est passé en vente un dessin présenté comme d’un suiveur de Fontebasso, l’inscrivant sans doute au bénéfice du raccourci spectaculaire dans l’école vénitienne du XVIIIè siècle. Il s’agit en fait d’une feuille où se reconnaît le style de Philippe de Champaigne et qu’il est possible de rattacher à une de ses commandes majeures depuis longtemps démembrée.

La puissance des figures - identifiées comme des statues lors du passage en vente du dessin -, le drapé mouillé ou flottant en volutes ou encore les types physiques sont en effet parfaitement caractéristiques de l’art de Champaigne par l’alliance entre la robustesse flamande et l’élégance française. On trouve des correspondances franches, par exemple, dans le tableau aujourd’hui à Cherbourg représentant l’Assomption, qui propose en outre un mode de présentation assez inhabituel chez l’artiste.

Ce parti est employé pour une esquisse réapparue en 2002 et acquise par le Louvre. Autre point commun pareillement peu répandu chez Champaigne, le discours est tout allégorique.

On sait que cette peinture préparait l’un des décors majeurs du peintre, la galerie de l’avant-cour du Palais-Cardinal, rapidement démembré pour le duc d’Anjou et déjà regretté par Sauval qui écrivait dans le troisième quart du XVIIè siècle. Mais celui-ci en donne une description suffisamment détaillée pour que nous puissions y reconnaître un ouvrage en rapport avec notre feuille : on y voyait trois figures présentant en la principale “le génie de ce grand ministre; les deux autres, sa prudence et sa générosité”.

L’Histoire écrivant sous la dictée de la Prévoyance,
esquisse, Louvre


Philippe de Champaigne, la Générosité, la Vertu et la Prudence.

Dans le dessin, la figure à gauche, avec un lion sur laquelle elle pose une main tandis que l'autre semble offrir joyaux et pierreries, correspond très exactement à la Générosité telle que définie par Ripa (Iconologia, 1593; éd. fr. Baudouin 1636 et 1643, I, p. 79-80, fig. LXVII), et telle que la peindra Jacques Dumont le Romain (Louvre). Elle apparaît également dans une gravure de Michel Lasne d’après Champaigne à la gloire du cardinal, que Lorenzo Pericolo (Philippe de Champaigne, Tournai-Bruxelles, 2002, p. 119) lit par erreur comme la Magnificence.

Celle au centre correspond à la Vertu chez Ripa (id., I, p. 192, 196, fig. CLXVII) : figure ailée tenant pique et laurier, "un soleil au milieu de son beau sein". C’est ainsi, par exemple, que La Hyre la peint en 1648, à gauche dans l’Allégorie du Louvre (déposée à Versailles). L'indication des ailes dans le dessin qui n'est que discrète peut signifier une proposition susceptible d'amendement voire accréditer un approfondissement de l'iconographie aboutissant, dans l’oeuvre achevée, au Génie.

Le serpent enroulé autour du bras et, semble-t-il, le miroir, caractérisent la Prudence comme le font Vasari dans un dessin du Louvre ou Michel Dorigny pour le décor de Vincennes remonté dans le même musée.

La Vertu selon La Hyre (1648) (debout à gauche dans le tableau) ...

... la Générosité par Dumont le romain...

... et la Prudence selon Dorigny (à gauche dans le tableau) (Louvre)



*****

Ces identifications concourent à la certitude d’être en présence d’un projet pour cette entreprise. Le style, lui, suggère une situation dans la deuxième moitié de la décennie 1630, et sans doute assez tard. C’est alors que Champaigne réagit au lyrisme de Vouet, avec qui il est en concurrence dans la galerie des Hommes illustres voisine, par la recherche de l’effet décoratif, mais aussi au classicisme de Stella qui l’amène à tempérer son souffle et à privilégier l’effet monumental. Les données dont nous pouvons disposer pour ce décor correspondent parfaitement, puisque Champaigne est réputé travailler au Palais Cardinal à partir de 1636, et doit avoir terminé à la mort du Cardinal, en 1642.

Il s’agit donc d’un élément d’appréciation essentiel pour un aspect de la création du peintre encore assez mal connu, et qui n’est pas sans poser problème : le décor profane, qui plus est allégorique. L’artiste devait décorer le “plafond” d’une galerie voûtée accompagnée d’ornements en blanc et noir, de rostres, de chiffres du cardinal et de lauriers sur fond d’or imitant la mosaïque.
On sait qu’il y avait encore trois autres compositions dont la plus grande, au milieu, représentait Apollon et les Muses, ce que Guillet résume en “Apollon élevé et dominant sur les Arts” (Mémoires inédits, 1854, I, p. 241); Sauval donne pour compagnie au dieu solaire les arts, les sciences et les Muses, suggérant qu’il s’agissait de témoigner de l’esprit du Cardinal comme de son mécénat - ce que nul ne contestera!

Restent, suivant la même description La Félicité publique “éclairée dans le ciel de l’oeil brillant de la Prévoyance, accompagnée de Mercure et de Minerve”; et Junon marchant à la tête de l’Abondance, de la Vertu Héroïque et de la Renommée. Cette formulation et ce qui est réapparu pourraient suggérer d’associer deux par deux les quatre peintures qui accompagnent celle centrale.


Notre dessin et La Félicité publique, proposeraient des images statiques suivant un axe de symétrie. L’esquisse acquise par le Louvre ainsi que Junon marchant à la tête de l’Abondance, de la Vertu Héroïque et de la Renommée instaureraient pour leur part une circulation latérale dans la composition. On imaginerait dès lors en face à face ces derniers sur les côtés de la galerie tandis que les premiers seraient disposées aux extrémités - d’où la voûte en berceau feinte dans notre feuille. C’est aussi sans doute ce qui motiverait le recours aux rostres scandant l’espace resté libre de part et d’autre des sujets représentés de chaque côté de la galerie, ingénieuse allusion, par ailleurs, aux fonctions militaires et maritimes du cardinal également présente au château de Richelieu.

Le programme se lirait ainsi assez facilement : les qualités du ministre (à un bout) présidant à la mise en oeuvre d’une politique prévoyante (à droite), recherchant la paix et l’abondance du royaume (à gauche), se traduit par la félicité publique (à l’autre bout) et le développement des arts et des sciences (au plafond). Les indications de lumière sur le tableau du Louvre comme sur le dessin confirment cette articulation. La combinaison de trois “états”, principes ou concepts, au plafond et aux deux bouts de la galerie, avec deux compositions dynamiques sur ses côtés constituerait une solution originale à la problématique de la galerie, au bénéfice d’une unification centralisée qui ne peut que correspondre à l’esprit de Richelieu.
Un embryon de reconstitution que confirment les indications de lumière :



la Vertu du Cardinal vous accueille...



L’Histoire écrivant sous la dictée de la Prévoyance vous accompagne

(à main droite)
On en retrouve la teneur par le style : il y combine son goût réaliste, qui peut lui avoir suggéré de ne pas montrer nettement les ailes de la Vertu, avec une sobriété “à l’antique”, le tout employé avec un grand sens décoratif. Malgré la présentation frontale, il y a un arrangement dynamique dans l’espace, porteur de sens. La Vertu prééminente semble se pencher pour couronner la Prudence, nécessairement en retrait par rapport à la Générosité, qui s’incline également pour faire ses présents. La marche franche de cette dernière instaure, par le mouvement de son drapé, un rythme linéaire en arabesque qui se conclut dans la couronne de laurier, que regarde une Prudence esquissant un écart. Au final, la composition donne à croire que cette dernière, aussi discrète voire humble qu’elle paraisse, est la qualité majeure du maître des lieux.


On conçoit bien la connivence qu’il put y avoir entre l’homme fort du royaume et le jeune peintre flamand tant ce dernier, avec un langage propre, a pu parvenir à transcrire dans l’espace des idées complexes au service d’un message simple. Avec ce décor, Champaigne prouvait qu’il était apte à tout aborder, en toutes circonstances. La rencontre entre les deux hommes pour cette commande fut au bout du compte atypique, et malgré le recours à l’allégorie voilant l’identification du commanditaire, l’histoire en a soustrait le fruit achevé. Son voile n’est pas toujours définitif et peut encore laisser percevoir, grâce à des témoignages précieux comme celui-ci, l’esprit d’une époque incarnée par deux de ses protagonistes les plus éminents.

S. K., Melun, le 8 avril 2009

Retouche, août 2012.

Mon étude du décor du Palais du Luxembourg a mis en évidence la source antique et rubénienne de la figure centrale (la Flore Farnese), ainsi que les liens formels (attitudes, drapés) qui relient cette feuille avec les premières armes de l’artiste.

Non que cela conduise à la situer aussi tôt; tout au contraire, la comparaison stylistique permet de souligner le cheminement progressif du peintre vers le classicisme : ce n’est que sur le chantier du Palais-Cardinal que son travail à partir de ce célèbre modèle, se veut “académique”, par une étude plus respectueuse des formes et du drapé. Encore Champaigne recourt-il toujours volontiers aux poncifs de sa jeunesse.

Retouche, janvier 2014.

Le dessin est à la galerie Eric Coatalem.

Bibliographie :

Dominique Brême in cat. expo. À l’école de Philippe de Champaigne, Évreux, 2007, p. 41-42.

Courriels : sylvainkerspern@gmail.com - sylvainkerspern@hotmail.fr.
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