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Défi html#3, mars 2015




Soustraire un pape à Dieu pour le bailler à Corneille.


Une esquisse rendue


à Michel II Corneille (1642-1708)


Mise en ligne le 10 mars 2015

En novembre dernier s'est vendue une peinture attribuée à Antoine Dieu, dessinateur prolifique mais peintre encore fantômatique. Le sujet est à peu près cerné comme l'enterrement (ou plutôt les funérailles) d'un pape. Le format suggère aussitôt, par le rétrécissement et les écoinçons en haut, et le cintrage à oreilles en bas, la préparation à un décor plafonnant. L'artiste ne se soumet pas pour autant à la sujétion, c'est-à-dire à la mise en perspective illusionniste, ce qui doit motiver la juste situation, à travers la proposition à Dieu, au classicisme du temps de Louis XIV, dans la suite d'un Le Brun.

J'ai songé immédiatement, en voyant ses visages joufflus, le coloris précieux (roses tendres, bleus profonds, notes terreuses...), le souci des volumes bien arrêtés, à un peintre qui reste largement à redécouvrir : Michel II Corneille (1642-1708), fils de Michel (1601-1664) et frère aîné de Jean-Baptiste (1649-1695). En rapprochement, je me contenterai de présenter ici l'une de ses contributions au décor versaillais, Apollon et Pan, peint en 1701 pour Trianon (ci-dessous à droite).

L'artiste formé par son père a fait le voyage d'Italie avant de se présenter à l'Académie royale de peinture et de sculpture, dès 1663. Il ne présente son morceau de réception que dix ans plus tard, signe d'une activité intense dès les premiers instants de sa carrière. Celle-ci le fait contribuer aux décors royaux de Versailles, Fontainebleau ou Meudon, et bénéficier d'un logement aux Gobelins, où il meurt. Son séjour italien l'aura rendu particulièrement sensible à l'art des Carrache, goût partagé avec Mignard, avec qui il semble avoir été lié : c'est par une copie de la main de Corneille le jeune, préparant la gravure d'Audran, du décor du Val-de-Grâce que le rival de Le Brun marque son entrée à l'Académie, comme premier peintre du roy, en 1690.

Ci-dessous à droite : Apollon et Pan, 1701, détail, Versailles.


Huile sur toile. 43 x 31
Coll. Part.

Tout cela devrait lui assurer un ensemble d'oeuvres important, un parcours chronologique assez bien cerné. Or il n'en est rien. J'ai, par exemple, ici même, dû lui retirer une belle Vierge pour la rendre à Jacques Stella. Parmi les raisons qui peuvent expliquer cette méconnaissance, il faut signaler les centaines de feuilles du Louvre, provenant du collectionneur Jabach, mises génériquement sous son nom : elles doivent revenir, en réalité, à plusieurs mains et s'inscrivent, par ailleurs, dans une volonté peut-être pas tout à fait honnête de pasticher de grands noms - dont les Carrache. Il est probable que le tri fait au sein de cet ensemble contribuera à éclairer son parcours, qui attend son défenseur.
Fort heureusement, notre esquisse ne pâtit pas de cette regrettable lacune. En effet, reconnaître le style entraîne aussitôt le souhait de trouver ce qui, dans les sources concernant Michel Corneille le fils, peut correspondre et, très vite, il est comblé. L'artiste figure, avec Charles de La Fosse, Jean Jouvenet, les frères Boullogne et Noël Coypel, parmi les décorateurs de l'un des grands chantiers de la seconde partie du règne de Louis XIV, l'église des Invalides où il est chargé de la chapelle saint Grégoire, décrite dès 1706 par Félibien. C'est évidemment à la scène de la translation du corps de ce pape qu'il faut rapporter notre peinture.

Non qu'elle y figure encore : l'humidité semble avoir rapidement ruiné son travail et dès le milieu du XVIIIè siècle, on envisage un nouveau décor pour la chapelle. Mais par chance, nous bénéficions d'une description de 1756 par l'abbé Perrau accompagnée de gravures qui reprennent l'essentiel du décor : la confrontation avec l'estampe sur le sujet confirme pleinement ce que le style avait suggéré.

Michel II Corneille, Translation du corps de saint Grégoire, Coll. Part.

Gravure de Cochin pour la
Description de Perrau, détail

L'estampe révèle aussi des variantes intéressantes, et invite à retourner au Louvre pour y rechercher d'éventuels dessins préparatoires : une feuille propose en effet une autre alternative pour cette fresque, permettant de suivre la réflexion de Corneille.

Sa mise au carreau suggère déjà l'avancée de sa réflexion, prête à être transposée dans un autre medium. L'essentiel des dispositions est trouvé : le fond avec des monuments dont une rotonde qui évoque le Panthéon, la circulation latérale et la plupart des attitudes. Les principales variantes sont au premier plan : Corneille y installe plus de personnages faisant écran dans la partie basse, à la manière de Dominiquin, autre référence essentielle de l'artiste.
Notre esquisse y enlève la jeune femme tout à gauche, qui nous regarde et montre le centre de la composition ; elle rapproche sa jeune voisine de la femme au centre, de dos, dont la main droite n'est plus ouverte d'admiration mais tend à reprendre le geste indicateur. L'enfant qui apparaissait entre ces deux dernières disparaît également. L'homme derrière le corps de saint Grégoire au centre ne lève plus le bras, sans doute dans un même souci de clarté. L'un des trois diacres, tout à droite, regarde désormais ostensiblement vers l'homme en armure, l'un des ressorts essentiels du dispositif.

La gravure témoignant de la peinture réalisée va plus loin. Outre la simplification de l'architecture sur la droite, elle enlève la jeune fille en prière, l'enfant s'accrochant aux jambes de la femme apparaissant désormais dans ses bras. D'autres détails - les colonnes coupées avant leur ornement, un plus net basculement du second plan vers le fond - tiennent sans doute compte de la mise en place directe par le peintre. Le vieillard agenouillé sur la droite disparaît également et désormais l'avant-plan se résume au dialogue entre la femme de dos et l'homme en armure. En écho, les deux diacres menant le convoi, affairés auparavant à la bonne conduite du convoi (Corneille soulignant concrètement leur façon de porter le brancard), échangent un regard, comme oublieux de l'effort dans le transport du corps du saint.

La lettre de la gravure explicite cette version finale, à partir de la citation d'une lettre du saint : "En même temps que vous rendez honneur aux Saints, ayez soin de vous procurer par vos bonnes oeuvres la grâce de leur être associés dans l'Eternité". L'artiste s'est apparemment conformé, avec beaucoup d'à-propos, à la demande du programme : la femme agenouillée, relais direct du spectateur, main à nouveau ouverte par la surprise, se trouve interpelée directement par l'homme en armure, un soldat particulièrement pertinent aux Invalides. Corneille lui a enlevé la grande lance sur laquelle il s'appuyait, et désormais, sa main gauche tient le manche de son épée accrochée au ceinturon. Il est ainsi devenu le pivot de la composition, et un interlocuteur actif de l'histoire, sinon interrogatif envers le spectateur.

La réapparition de l'esquisse peinte est un élément essentiel dans la réhabilitation d'un des grands décorateurs du temps de Louis XIV. Elle vient pallier une disparition, apporte des éléments de réflexions sur l'artiste au travail, dans sa capacité à répondre au commanditaire, à la destination finale de son ouvrage. Sa qualité témoigne encore de son talent, de ses orientations, affirmant, malgré de timides concessions au moment d'affronter la voûte, le refus de l'illusionnisme que le triomphe de Roger de Piles et de La Fosse à l'Académie, autour de 1700, pouvait favoriser. Elle met en évidence la personnalité irréductiblement indépendante, malgré le goût du pastiche, d'un artiste qu'il faut redécouvrir, pour comprendre le passage de l'ère de Le Brun à l'émergence fulgurante de Watteau.

Sylvain Kerspern, Melun, le 2 mars 2015

BIBLIOGRAPHIE :
- Fernand Engerand,  Inventaire des tableaux commandés et achetés par la Direction des bâtiments du roi, Paris, 1901, p.104 (paiement à sa veuve en 1709)
- Antoine-Joseph Dezallier d'Argenville, Abrégé..., Paris, 1745, t. 2, p. 346-347.
- Abbé Pérau, Description historique de l'hostel royal des Invalides, Paris, 1756.
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