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Sommaire de la rubrique Attribuer

Table générale


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Sylvain Kerspern




Le Brun énigmatique.


Le Supplice de Mézence,

enjeux d’une esquisse.





Mise en ligne le samedi 16 février 2013
Retouche le 16 mars 2013
Retouche le 10 juillet 2015


Vient de réapparaître un tableau situé dans l’entourage de Charles Le Brun et interprété comme le Martyre de saint Gervais et saint Protais. Cette lecture est sans doute motivée par la présence de deux personnes confrontées à la mort mais en réalité, il s’agit d’un supplice infligé par un personnage réputé pour sa cruauté, Mézence, et qui consistait à attacher le condamné à un cadavre. Bénédicte Gady a publié le tableau dans son remarquable ouvrage sur Charles Le Brun (sur lequel j’espère pouvoir revenir) par la photographie d’une oeuvre non localisée portant alors attribution à Louis Testelin. Elle y étoffe sa restitution de dessins conservés au Louvre, en relation avec certains des personnages de la composition.

Sa proposition s’appuie sur le rapprochement avec la mention ancienne d’un tableau d’énigme sur ce thème réalisé pour les Jésuites du collège de Clermont, à Paris, supposé faire allusion au bon usage de la lettre de cachet. La clé nous est donnée par les enfants dont l’un tient une feuille et l’autre nous regarde mais l’artiste, par delà l’expression des passions, s’est délecté du morceau de bravoure qu’est la peinture du cadavre, des pièces d’étoffes et d’armes voisines, au point qu’ils paraissent, paradoxalement, plus vivants que le reste. La qualité est telle - plus encore à l’examen direct que sur la photographie - qu’il paraît assuré qu’il s’agisse bien d’une oeuvre autographe de Charles Le Brun, dont Jacques Thuillier avait relevé une forme de goût morbide pour la violence particulièrement sensible dans ses jeunes années. Le rapprochement avec La déification d’Enée de Montréal (peinte à Rome) et le Martyre de saint André (1647, modello au Getty) donne sans doute les éléments suffisants pour dater cette peinture dans les années, sinon dans les mois qui suivent son retour en France (en 1646?).


Charles Le Brun, esquisse pour Le Supplice de Mézence.
Gui Rochat, New York
Toile. 54 x 43,5 cm.


Rapprochements typologiques de notre tableau et de celui de Montréal (La déification d’Énée).

Grâce à l’étude fondamentale de Jennifer Montagu (1968) citant et commentant Nivelon, biographe de Le Brun, lorsqu’il évoque son Mézence, on connaît d’autres exemples d’énigmes : ainsi, celle faite par Jean Jouvenet en 1679 pour le même collège parisien et toujours dans ses murs (actuel Lycée Louis-le-Grand), représentant Alexandre dans la tente de Darius par allusion à la magnamité du roi dont il aurait fait preuve par les traités de Nimègue; ou par Guy-Louis Vernansal pour le collège d’Orléans (aujourd’hui au musée des Beaux-Arts de cette ville), voilant le développement du commerce de la porcelaine sous la présentation de sainte Bathilde, captive, au maire Archambaud. Les formats de ces deux peintures montrent que si l’orientation (en hauteur ou en largeur) du sujet pouvait changer, les dimensions en étaient plus importantes que celles de notre le Brun : ainsi, le sujet était clairement visible lors de la démonstration plus ou moins publique des élèves, pour apprécier leur capacité à commenter l’oeuvre, son sens premier et celui (ou ceux) sous-jacent(s). Le cas du fils Le Tellier, en 1653, permet de se faire une petite idée de ce genre d’épreuve. La taille de notre peinture doit donc la faire considérer comme un travail préparatoire pour cette commande particulière.
Une esquisse préalable aux dessins du Louvre.

La facture est vive, et parfois négligée. Certains morceaux (en particulier Mézence) semblent seulement brossés à grands traits mais l’angle inférieur gauche forme un morceau de peinture à la hauteur des plus grandes réussites de l’artiste. Ailleurs, il a laissé la préparation rosée apparente, comme derrière la main levée du supplicié; ici ou là, on voit des tâches de peinture anciennes, sans doute originales, peut-être advenues dans l’atelier après que le tableau ait été présenté.

Les différents dessins repérés par Bénédicte Gady reprennent ce qui, dans notre peinture, porte trace de cette mise en place hâtive et perfectible : ainsi du drapé du prêtre, sa façon de tomber dans le dos comme les plis sur l’épaule; du raccourci du bras du soldat, ou du vêtement de Mézence, très efficace dans sa suggestion déjà, mais qui devait, évidemment, être davantage fouillé pour l’ouvrage final, cinq ou six fois plus grand. Dans les feuilles du Louvre, on voit Le Brun au travail, reprenant le dessin du drapé, puis mettant au point l’incidence de la lumière.

Détails de l’esquisse
confrontés aux dessins du Louvre
(Inv. 28436 pour Mézence;
27764, reprise du drapé du prêtre,
et 30386, reprise pour la lumière).



Le dessin du Louvre (Inv. 28413) montre Le Brun reprenant les deux figures du soldat (de face) et du prêtre (de dos) sur les points délicats de notre esquisse, en revenant à l’anatomie sous-jacente. Ainsi, il découvre l’épaule pour retrouver le raccourci du bras en son entier, accentué. Sur la reproduction du tableau, on peut voir la préparation apparente entre les doigts écartés du supplicié.


L’ordre suivant lequel la peinture et les dessins en rapport ont été réalisés est important : il conditionne nécessairement la perception du tableau, son statut voire son autographie. Supposer que le tableau suive les feuilles du Louvre peut induire de la déception, car la confrontation montre au final, dans les parties concernées par les dessins, un pinceau qui peut être léger, hâtif et peu nourri malgré une autorité sensible. Partir de l’idée inverse conduit à envisager le tableau dans son ensemble, et à relativiser ce que Le Brun lui-même, conscient du caractère insuffisamment convaincant de son esquisse, aura pris soin d’étudier attentivement ensuite, crayons en main. Il faut donc développer sa méthode de travail en confrontant les éléments dont on peut disposer.

La figure offrant le plus d’informations graphiques est celle du prêtre. Lydia Beauvais (2000) avait judicieusement rapproché des dessins une gravure de Gabriel Le Brun, représentant la figure isolée de saint Simon, en pied, intégrée à une suite d’images semblables consacrées aux apôtres. En dehors du port de tête, elle correspond, notamment pour le drapé jusque dans le détail, aux dessins du Louvre “habillés”. L’ensemble gravé auquel elle appartient a été justement situé par Bénédicte Gady (2010, p. 57-59) après le retour de Rome; son intuition basée sur la forme est d’ailleurs confirmée par le constat d’un rapprochement du Saint Thomas de cette suite avec une gravure de thèse datée de 1653. Le réemploi du dessin du Louvre fait initialement pour son Supplice de Mézence atteste que Le Brun fut fort satisfait du drapé final. On peut déjà se demander s’il aurait ainsi amoindri son effet en le modifiant ensuite dans le tableau.

Ce n’est pas tout. L’examen de l’étude nue du même personnage est plus parlant encore. La feuille donne des indications sur le drapé qui doit recouvrir le corps; fait remarquable, la façon dont il entoure le haut du bras, tombant verticalement, reprend l’option de l’esquisse, non celle, semie-circulaire et bien plus convaincante, des autres dessins du Louvre et de la gravure. Elle amorce simplement l’idée d’une interruption plus haute de son dessin, préludant à la manche repliée qui sera finalement adoptée. Dans le même esprit, Le Brun a apparemment déjà rompu avec le parti d’une robe descendant jusqu’au pied, le manteau cachant désormais son bord inférieur. On remarque encore une position de pied différente des autres témoignages graphiques, la pointe orientée plus nettement dans la profondeur, également plus proche du tableau. Ainsi, il est clair que l’étude de la figure nue part d’une proposition comparable à celle peinte (sinon celle-là même, bien sûr) pour tendre vers les deux autres feuilles plus abouties et complètes, ainsi que vers la gravure postérieure.

Sur cette même feuille se trouve une alternative à la figure du soldat. Les deux principales variantes concernent la tête, son port comme l’expression, et le bras. La position au raccourci plus franc de ce dernier remédiait au caractère sommaire de ce que l’on voit dans la peinture. Fait remarquable, il “enlève” la cuirasse : non que Le Brun envisage de le représenter ainsi mais pour pouvoir restituer son anatomie, et le raccord du bras au buste. Le changement de position supposait aussi une autre révision quant aux dispositions, selon le voisinage de sa main avec celle, levée, du supplicié. Au demeurant, il faut bien constater un flottement dans l’installation du personnage central du tableau, qu’il allait falloir également reprendre.

Il ne s’agit pas simplement de corriger un défaut : Le Brun dissocie ainsi le geste du soldat et son expression, également retravaillée. La peinture nous présente une figure plutôt impersonnelle, sorte d’imitation des visages sévères de Poussin qui ne fait qu’appuyer l’ordre. Dans le dessin, le visage, comme en retrait, montre de la répugnance, et révèle une recherche de complexité plus grande dans l’expression des passions, particulièrement adaptée au sujet. De simple agent dans la peinture, le soldat, représentant la Noblesse, devient, dans le dessin, conscient de l’ordre qu’il est chargé de transmettre, apportant un commentaire politique bien plus significatif qu’à l’origine.

Cette idée simple et remarquablement efficace, qui participe de ce qui vaut à Le Brun l’éloge particulier de Nivelon, l’expression des passions, l’aurait-il ensuite abandonnée pour une esquisse peinte de présentation, alors même qu’elle répondait au sujet? On ne doit pas oublier le caractère démonstratif du tableau, répondant aux attentes de l’élève et de ses conseillers, bien plus concentrés sur l’expression du sujet que sur la correction du dessin.

Cette façon de travailler ne doit pas étonner, elle est celle d’un atelier classique supposant un projet général suivi de toutes les études, éventuellement faites par un élève. C’était la pratique d’un Vouet, celle aussi qui présidait à la collaboration entre Charles Errard et Noël Coypel. Dans cet exercice, le recours à une esquisse peinte n’était pas inhabituel : c’est ce qui nous vaut des esquisses avec variantes, demandant des dessins complémentaires pour parvenir au tableau final.

Or il semble que Le Brun ait pratiqué ainsi, notamment pour La victoire de Constantin au Pont Milvius, apparemment conçue pour Mazarin alors qu’il travaillait pour Foucquet (vers 1657-1658), connue par une esquisse largement inachevée au musée de Chateau-Gontier, dont le fond de préparation est comparable au Mézence, et pour laquelle on peut trouver des “études particulières” en rapport, avec variantes, au Cabinet des dessins du Louvre. Elles marquent des étapes, avec retours, parfois, vers la composition finalement gravée par Gérard Audran en 1666.

Ci-contre :
Deux exemples du travail accompli par Le Brun
pour La victoire de Constantin au Pont Milvius
depuis le projet peint(a)
jusqu’à la composition traduite par Audran(c),
en passant par certaines des feuilles du Louvre(b)

La configuration est rigoureusement la même que pour notre tableau : une esquisse au traitement inégal selon les parties; des feuilles reprenant telle ou telle attitude pour des variantes tendant vers la composition finale. L’aspect très ébauché du tableau de Château-Gontier désigne un document de travail, avec ses imperfections au regard du but recherché, mais passionnant en soi.






ab
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Je suis enclin à penser que nous sommes en présence d’une esquisse comparable en son esprit, d’abord prise comme outil de travail pour proposer une recherche particulièrement poussée du “clou” du spectacle, la mise en présence du cadavre et du supplicié. Le Brun l’aura rapidement complétée sans s’attacher au fini pour donner les dispositions générales du sujet, le rendant présentable. On peut comprendre que cette “première pensée” ait pris la forme d’une peinture : elle seule pouvait faire percevoir ce sur quoi l’artiste souhaitait particulièrement mettre l’accent, tout le jeu subtil qui apparaît dans les échanges et reflets colorés du corps mort et de la draperie qui le revêt partiellement, avec une assurance et une diligence qui ne saurait désigner la copie. Qu’il nous soit parvenu (conservé initialement par l’artiste?) tient précisément à ce grand morceau de peinture. Quant au reste, les multiples ajustements que proposent les dessins interdisent de voir dans notre oeuvre la reprise du tableau final, car ils traduisent ce que Le Brun lui-même a pu valider, au moins en une occasion, comme des améliorations : pourquoi les renier finalement? Pareillement les passages laissant apparaître la préparation seraient incompréhensibles, de la part d’un copiste. Enfin la main ne traduit ni hésitation, ni lenteur.
Formes et intentions chez Le Brun, ou la résolution d’une énigme.

Il y a quelque ironie à pouvoir juger à nouveau de cet exercice propre aux Jésuites, pour qui l’image était un outil pédagogique primordial, par la célébration du juste emploi de la lettre de cachet alors qu’un peu plus d’un siècle plus tard, pareil document scellera leur expulsion du royaume. D’un bout à l’autre de cette période chronologique, c’est leur présence dans l’antichambre du pouvoir, leur rôle actif dans l’éducation des principaux serviteurs de l’Etat, qui se trouvent ainsi soulignés. En 1646, l’un de leur relais essentiel, Sublet de Noyers, en l’honneur de qui Le Brun avait donné un dessin pour une illustration de thèse en 1642, vient de mourir en disgrâce. Louis XIV n’est pas encore majeur, loin de là, et autour de lui, les ambitions s’affirment. Une démonstration autour de la notion de bon gouvernement était donc d’une brûlante actualité.

Selon l’explication de Nivelon, la lettre de cachet est un instrument de gouvernement, bon ou mauvais en fonction de l’impulsion donnée par le monarque (premier sens); dans ce cadre, la mise en oeuvre efficace de la volonté que celui-ci imprime aux trois corps de l’Etat que sont Noblesse, Clergé et Tiers-Etat passe par la bonne instruction de ses exécutants (deuxième sens cher aux Jésuites). Le supplice de Mézence, analogie du cachet par le fait que soit appliqué un corps vivant - la cire - sur un corps mort - la matrice du sceau -, constitue aussi en soi un contre-exemple de gouvernement, et un appel au roi en faveur d’actions qui impriment la vie plutôt que la mort (troisième sens, selon le rôle de conseiller du roi). On peut en ajouter un quatrième propre à Le Brun et à son premier et si fidèle protecteur, le Chancelier Séguier, garde des Sceaux depuis 1633, ce que les aléas du régime pouvaient mettre à bas; et se demander si le commanditaire ne faisait pas partie de son cercle ou de ses courtisans.

Le Brun, ici, articule assez simplement son discours : les enfants, tenant la clé de l’énigme que représente la lettre de cachet, nous interpellent et nous renvoient au supplice. De face, la Noblesse incarnée par un guerrier ordonne au bourreau, représentant le Tiers-Etat, l’accomplissement de la volonté du monarque, assis dans l’ombre de son podium. De dos, portant un casque de métal orné de bandelettes à l’imitation des prêtres flamines, le Clergé paraît intervenir, retenant le bras du condamné, auprès de Mézence. Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une simple manifestation du mauvais gouvernement mais de mettre en évidence la nécessité d’une éducation éclairée par la conscience du sacré.
La description de Nivelon insiste particulièrement sur l’expression des passions, notamment celle manifestée par le visage et tout le corps du condamné. On pourrait y voir une lecture rétrospective formant censure voilée : il s’étend, en introduction, sur les différents supplices antiques, pour faire de celui de Mézence une forme d’apothéose. La cruauté de ce supplice, écrit-il, « touche à proprement parler infiniment plus l’esprit ». Or il est évident que ce qui a retenu en priorité l’attention de Le Brun ici, révélé par le brio du pinceau, c’est la peinture vivante d’un cadavre, plus que le travail sur les expressions. Il fallait motiver l’horreur ressentie par le condamné, et il y met ses plus beaux effets.

Maintenant, nous jugeons sur une préparation, non sur le tableau final. Le dessin reprenant le soldat aux trois-quarts montre un autre visage, je l’ai dit plus haut : la sévérité impersonnelle laisse place à une expression mélangée où se lit du dégoût. Le Brun sera donc allé plus loin dans sa recherche des expressions, au bout du compte, que la simple figure torturée du supplicié que Nivelon loue dans le tableau final. Il y voit en particulier la capacité du peintre à rendre « la répugnance de l’âme dans toutes les parties du visage et du corps, surtout dans les yeux effrayés, ayant la prunelle roulante et égarée située dans les bas des deux angles des yeux, du côté de l’objet. Ils sont grandement ouverts par le milieu, en faisant voir la plus grande partie du blanc au-dessus et autour de la cornée dans l’effort qu’il fait pour voir ce funeste objet que l’âme abhorre ». Mais au fond, cela ne fait que souligner le fait que Le Brun se soit en premier lieu délecté d’un aspect peu ragoûtant du sujet, avant d’en étudier les répercussions psychologiques.

C’est sans doute ce qui a fait sa réussite : si la réthorique des passions est assurément l’un des ressorts essentiels de sa création auquel il a consacré des études précises, elle serait vide sans une approche directe, sinon crue de la réalité à transposer, jusque dans un discours allégorique. Son Supplice de Mézence en donne une illustration saisissante, qui invite à réviser le jugement commun, un peu poussiéreux, sur Le Brun, en suivant à nouveau les pas de Jacques Thuillier et Jennifer Montagu, et en emboîtant ceux, prometteurs, de Bénédicte Gady.

S. K., Melun, samedi 16 février 2013



PS, mars 2013 :
Le tableau pourrait avoir figuré dans la vente par Pierre Louis Honoré Corvisart, avocat au Parlement, à son confrère Jean-Baptiste Benissein du 6 janvier 1785, signalée par Patrick Michel (Le commerce du tableau à Paris dans la seconde moitié du XVIIIè siècle, Villeneuve d’Ascq, 2007, p. 198), et qui mentionne une esquisse de Le Brun sur le sujet.
PS2, juillet 2015 :
Gui Rochat me fait remarquer que les enfants assis dans l'angle n'ont pas l'aspect que Le Brun leur donne habituellement : le profil, malgré le rapprochement avec le tableau canadien, semble individué, et l'artiste a pris soin de les habiller. Il me semble donc utile de revenir sur leur rôle.

Le premier point qui s'impose est qu'il ne s'agit pas de putti servant d'agrément au sujet, comme ceux de la Déification d'Énée. Leur présence aurait d'ailleurs un caractère incongru : est-ce bien le lieu pour eux, et comment comprendre leur impassibilité? C'est qu'il s'agit bien d'enfants, renvoyant aux étudiants aussi bien qu'aux jeunes princes qu'ils pourraient être amenés à conseiller. Quand bien même ils seraient « à l'antique », leur habillement les actualise en tant que tels.

On peut se demander quel degré Le Brun voulut-il atteindre dans cette actualisation, en revenant aux traits apparemment marqués de l'enfant de profil. S'agissait-il de glisser une allusion plus directe au jeune Louis XIV? La question est toujours délicate, tant l'art du portrait, contrairement à ce que l'on pourrait penser, peut toucher la subjectivité : quiconque est confronté à un beau portrait anonyme sait la difficulté qu'il peut y avoir à arriver à une identification largement acceptée. Et l'air de famille peut provenir des effets d'une fratrie... ou du pinceau de l'artiste.
Néanmoins (si j'ose dire), nous avons la chance de bénéficier d'images du jeune monarque tirées de la meilleure source qui soit alors : Philippe de Champaigne, et il serait regrettable de ne pas, au moins, verser ces pièces au dossier.

Voici d'abord un dessin d'août 1644, Louis va avoir 6 ans (Louvre). L'image ci-contre est inversée pour la comparaison; il faut avoir conscience que cela peut amoindrir la démonstration puisque tout visage n'est pas absolument symétrique, loin s'en faut. On notera tout de même en commun la petite bosse de l'arcade, le nez déjà long, inchangés quelque soit le profil.

Peu après, Philippe de Champaigne doit représenter les enfants royaux et leur mère, aux pieds de saint Benoît et sainte Scholastique intercédant pour eux auprès de la Trinité, dans un tableau de cheminée destiné au Val-de-Grâce. Celui de Versailles (détail ci-contre), en largeur, correspond à sa réalisation dans un format différent de celui initial, connu par le dessin de l'École Nationale des Beaux-Arts de Paris. La datation de la peinture a fait l'objet de discussions selon la campagne à laquelle elle peut être rattachée mais l'âge donné aux modèles correspond clairement à 1645-1646. Le profil s'y trouve déjà idéalisé, et on ne doit pas négliger la transformation opérée par le portraitiste à partir d'un travail « sur le vif ». De fait, on s'éloigne d'autant de ce qui rapprochait le dessin du Louvre et notre tableau, car au fond, dans ce dernier, l'artiste insiste sur les éléments naturels, l'accidentel, comme le double menton, les joues rebondies, la bouche charnue.

Philippe de Champaigne, Louis XIV, aoust 1644.
Sanguine, crayon noir, rehauts blancs. 16 x 12,6 cm. Louvre.
Impression de réalisme, donc. Louis XIV enfant? Au vrai, il n'importe qu'à demi, d'autant qu'il s'agit d'une esquisse : ce que l'artiste recherche, il faut le répéter, est le souci d'actualisation. Il se trouve que cela le poussait au rapprochement avec le jeune Louis. Certes, approcher ce dernier, pour le portraiturer, n'était pas facile mais il bénéficiait déjà de hautes protections. Surtout, il pouvait fréquenter les chantiers de son ami Louis Testelin, qui contribue au premier décor du Val-de-Grâce vers ce temps. Guillet signale d'ailleurs que ce dernier s'était associé à Le Brun pour ce chantier - mais il faut prendre garde que la mémoire de Le Brun, à cette date, bénéficiait de plus d'appuis pour la défendre que celle du protestant, mort depuis presqu'un demi-siècle; et qu'on ne prête qu'aux riches...

La présence de ces enfants peut sembler artificielle. En réalité, elle relève de l'artifice propre au peintre, encouragé par le tour énigmatique de son ouvrage. Éléments d'identification pour les élèves jésuites, incarnation proposée du monarque à conseiller, ils forment le pivot de la composition, et l'intercession avec le spectateur, justifiant la distance qu'ils manifestent par leur absence d'émotion. Ils en appellent, avant tout, à la réflexion, la responsabilité, la justice. Telle était l'actualité en 1646, trois ans après la mort de Louis XIII, alors que son fils n'avait que 8 ans, ou peu s'en faut, magistralement retranscrite par notre artiste.

S.K., juillet 2015

Bibliographie :
- Claude Nivelon, Vie de Charles Le Brun, éd. Lorenzo Pericolo, Paris, 2004, p. 127-131 (Nivelon fut élève et collaborateur de Le Brun).

- Jennifer Montagu, “The Painted Enigma and French Seventeenth-Century Art”, Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 31 (1968), 307-335.

- Lydia Beauvais, Musée du Louvre. Département des Arts Graphiques. Inventaire général des dessins de Charles Le Brun, 2000, II, p. 812-813, numéros 2826-2828, 2838.

- Catalogue d’exposition Les maîtres retrouvés : peintures françaises du XVIIè siècle, Orléans, 2002 (pour Vernansal).

- Bénédicte Gady, L’ascension de Charles Le Brun, Paris, 2010, p. 221, 224-225, ill. 130-133.
Courriels : sylvainkerspern@gmail.com - sylvainkerspern@hotmail.fr.
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