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Sylvain Kerspern - «Dhistoire & d@rt» Défi html#8, août 2015 Un autre Saint Laurent et son attribution sur le gril : de Véronèse à Varin (en passant par un Lorrain).
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Les
pérégrinations sur la « Toile »
qui m'ont conduit au tableau de Jean-Baptiste de Champaigne m'ont
également fait m'arrêter sur le cas d'une peinture
spectaculaire conservée, selon la base du ministère de
la Culture, dans une église de Pont-à-Mousson. La fiche « Mémoire » signale que la photographie montre un état « après restauration »; si celui-ci est uniforme, certains aspects, notamment des visages comme celui du bourreau attachant le pied du martyr, laissent perplexes. En réalité, elle avait été déposée en 1991 au Musée des Beaux-Arts de Nancy. Elle aurait pu y rejoindre une peinture très similaire de format légèrement réduit, léguée par un collectionneur local à la bibliothèque de l'Académie de Nancy en 1792 et saisie l'année suivante. Mais celle-ci a fait le chemin inverse de sa jumelle, sans doute pour pallier son absence, et a ensuite rejoint le Musée Au fil du papier de Pont-à-Mousson, selon les indications fournies aimablement par Muriel Mantopoulos, documentaliste du Musée des Beaux-Arts de Nancy, que je remercie ainsi que Flore Collette, son conservateur. Ces informations incitaient, pour l'attribution, à une piste locale, encore privilégiée lorsque les deux toiles furent cataloguées par Clara Gelly-Saldias en 2006 (p. 149). |
« Vers 1630 (...) d'après un modèle italien du 16e siècle? » Martyre de saint Laurent, toile. «h = 210 ; la = 280 (Hauteur approximative)» Pont-à-Mousson, église Saint-Laurent (fiche Palissy) Nancy, Musée des Beaux-Arts |
1. La piste locale et sa source italienne. |
Pour tout dire, ce n'est pas à Le Clerc que j'ai songé lorsque j'ai vu, pour la première fois, une reproduction de ce tableau. Mais avant d'exposer et défendre mon intuition, il faut passer au crible le contexte matériel et esthétique tel qu'il était présenté jusqu'ici. |
Un premier point peut être rectifié : le lien avec Véronèse, proposé dès les inventaires révolutionnaires de 1793 pour les deux tableaux, est plus ténu qu'on ne l'a écrit. Certes les grandes diagonales et les effets de foule que l'Italien aime sont bien présents mais il n'en a pas le monopole. En soi, le rapprochement proposé avec la prédelle d'un retable produit par l'atelier pour une église provinciale, et insulaire, de Croatie, celle de Verbosca, posait question : comment Leclerc l'aurait-il vu et pourquoi transposer un sujet de prédelle, aux dimensions si modestes et manifestement de l'atelier, en « grande machine » aux dimensions monumentales ? Or la confrontation interdit non seulement d'y voir une copie mais nourrit aussi les interrogations sur la possibilité d'un rapport convaincant, car expliquant ce qui rend notre tableau impressionnant. Qu'on ait voulu rechercher un modèle italien sous-jacent souligne, au fond, la difficulté à reconnaître le style de Leclerc. |
Huile sur toile, 250 x 314 cm. Nancy, Musée des Beaux-Arts. Atelier de Paolo Veronese, |
Par ailleurs, force est de constater que les informations situant en Lorraine nos deux Martyres, si elles sont anciennes, ne remontent pas à l'époque supposée de leur création, mais seulement au XVIIIè siècle. Or la Chartreuse de Bosserville, où le grand tableau est mentionné en 1712 et saisi à la Révolution, n'existe que depuis 1666. L'installation de l'imposante peinture – que l'inventaire révolutionnaire suggère plus large qu'elle n'est aujourd'hui – dans son réfectoire est donc bien postérieure à la mort de Jean Leclerc. Je n'ai pu consulter le travail universitaire de N. Le Clerre mentionné par le catalogue de Clara Gelly-Saldias, en sorte que j'ignore quand « Monseigneur Vincent » (Vincent de Paul ?) pourrait en avoir fait don aux Chartreux. Est-ce que la restauration de 1712 prépare une intégration au décor? On ne peut, en tout cas, se servir de l'historique pour privilégier la piste d'un artiste local. |
2. Evaluation de l'attribution à Jean Leclerc. |
Atténuation
de l'inspiration vénitienne, lien distendu avec la stricte
provenance lorraine : que penser maintenant de l'attribution à
Le Clerc ? La comparaison avec
deux exemples caractéristiques de son art, la
Prédication de saint François-Xavier
du même musée nancéen, et la Résurrection
de Lazare, au
Louvre depuis 2011,
montre des différences
fondamentales.
Ci-contre : Jean Leclerc
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Notre composition installe des architectures monumentales – autre trait possible d'un éventuel rapprochement avec Véronèse, mais qui ne lui est pas plus exclusif car largement partagé dans l'Europe maniériste – pour articuler une scène aux dispositions spectaculaires, que les grandes diagonales font rayonner et s'opposer. Dans le même esprit, la gestuelle en est ample, démonstrative, aux antipodes de celle de Leclerc, beaucoup plus parcimonieux. Le nom du Lorrain semble décidément à rejeter. Mais alors qui ? |
3. Une alternative « parisienne » : Quentin Varin. |
En
la découvrant, j'avais vaguement envisagé Bellange,
pour rester dans le contexte lorrain, et parce qu'il me semblait que
l'auteur n'appartenait pas à la génération des
réformateurs marqués par Caravage ou Carrache, mais à
la précédente, baignée dans le maniérisme.
Presqu'aussitôt,
un autre nom s'est imposé, tout aussi itinérant que
Leclerc, sinon plus, mais parisien dans ses dernières années :
Quentin Varin. Il est né à Beauvais vers 1570-1575 et pourrait avoir fui les troubles des Guerres de Religion, comme tant d'autres artistes, pour gagner l'Italie; il est à Avignon de 1597 à 1601 au moins. De retour en Picardie, il s'installe à Amiens, y épouse la fille du peintre Raoul Maressal dont le premier enfant est tenu sur les fonts baptismaux par le jeune Nicolas Poussin, 15 ans : Varin a des liens familiaux avec les Andelys et ses environs, et y travaille en 1612. En 1616, il regagne Paris, qu'il ne quittera sans doute plus et où il meurt en décembre 1626 en pleine activité, notamment pour le roi et Marie de Médicis. Que Simon Vouet soit rappelé de Rome par le roi quelques jours après sa disparition, apparemment pour le remplacer, dit assez l'importance qu'il avait prise à leurs yeux, compte tenu des commandes qui incombent aussiôt à son successeur. |
L'idée de lui attribuer notre Martyre
m'est venue d'abord par certains détails
bien dans sa
« manière ».
La mine renfrognée,
construite sur des courbes parallèles, comme
l'enfant à la torche de la Mise au tombeau
du Louvre; celle soufflant
sur les braises, évoquant
les flûtistes de l'Assomption des
Andelys (1612); les mains puissantes, paume vers
le sol et doigts détachés,
au mouvement suspendu, du
Christ des Noces de Cana
(Rennes, Musée des Beaux-Arts, 1618) ou de la
prophétesse Anne de la Présentation au Temple
des Carmes; le profil au nez
pointu, au petit menton rond du saint, un
de ses types favoris; les
chevelures ébouriffées…
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Le
sens de la profondeur, s'appuyant sur ces architectures monumentales
aux ornements érudits, à l'effet perspectif accusé
projetant les personnages du premier plan vers l'espace de l'église et instaurant une dynamique dans la profondeur par effets d'échelle,
le goût des anatomies puissantes dans des attitudes
spectaculaires et des imposantes figures repoussoirs, appartiennent à ses dernières années,
alors qu'il s'est installé à Paris. Autant qu'on puisse en juger, le coloris raffiné correspond aussi. Les
retables de Saint-Gervais-Saint-Protais, de 1618 (aujourd'hui à
Rennes), des Carmes ou de Fontainebleau (1624, ci-contre), et la voûte
montrant la Chute des anges rebelles
dans une des chapelles de Saint-Nicolas-des-Champs (1623? ci-dessous à droite)
témoignent d'une évolution rapide vers une plus grande
densité des formes et une accentuation des effets dramatiques
par leur enchaînement suivant de grands rythmes en arabesques
ou circulaires. C'est
assurément à la confrontation avec les
oeuvres d'artistes aussi
différents qu'Ambroise Dubois, Nicolas Baullery, Guillaume
Dumée, Georges
Lallemand, Frans Pourbus et
surtout Martin Fréminet
– dont il avait copié,
dès 1600, une gravure pour un tableau de dévotion en
Avignon -
qu'il doit cette mutation éclair.
Ci-contre : Quentin Varin, |
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Ci-contre : ici attribué à Quentin Varin C'est aussi dans ce contexte que son art pouvait rayonner. C'est ce qui explique sa présence, selon moi, dans un décor de cheminée du château de Cormatin (ci-contre), par exemple ; ou que quelque grand personnage de Lorraine ait fait appel à lui pour notre tableau. Que penser du « petit frère » de ce dernier, légué par l'avocat Recouvreur ? J'en espère une bonne reproduction mais celle que j'ai pu voir montre une sécheresse de facture jointe à l'absence de variante significative qui doit en faire une excellente copie ancienne témoignant, du moins, du succès de la composition. Il reste à espérer que la restauration du tableau du musée naguère envisagée, qui demandera beaucoup d'attention, puisse prochainement redonner tout son lustre à ce chef d'oeuvre de la peinture française. S.K., Melun, août 2015 |
Ici attribué à Quentin Varin Vénus dans la forge de Vulcain. Toile. Cormatin, château |
BIBLIOGRAPHIE : - Émile Delignières in Bulletin du comité des Sociétés des Beaux-Arts des Départements, 1903, tiré-à-part. - Catalogue de l'exposition La peinture en Provence au XVIè siècle, Marseille, 1987, p. 162-166 (notices de Gilles Chomer). - Clara Gelly-Saldias in cat. expo. Le premier musée de Nancy : de l'an II au sacre de Napoléon, Nancy, 2001, p.86, 96, n°6 et 22. - Clara Gelly-Saldias Nancy, Musée des Beaux-Arts : peintures italiennes et espagnoles, XIVe-XIXe siècles, Nancy, 2006, p.149. - Guillaume Kazerouni in cat. expo. Les couleurs du ciel, Paris, Carnavalet 2013, p. 84-95. |
Courriels : sylvainkerspern@gmail.com - sylvainkerspern@hotmail.fr. |
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