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Le Massacre des innocents : de Friquet de Vauroze à Le Brun Mise en ligne le 25 février 2023 |
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Le Massacre des Innocents. Toile. 111 x 152 cm. Marché d'art |
Il y a quelques années est passé en vente un tableau montrant Le massacre des Innocents au caractère manifestement ébauché, en particulier pour son décor. Le nom avancé pour son auteur fait l'aveu implicite de la difficulté d'en tirer une impression claire en désignant l'obscur Jacques Friquet de Vauroze (1638-1716), élève de Sébastien Bourdon puis peintre de l'Académie Royale de Peinture et de Sculpture. Pourtant, il renferme un certain nombre d'indices qui obligent à s'interroger sur les relations qu'il entretient avec une version du sujet qui fut célèbre en son temps. Avant de les étudier, il faut commencer par une approche directe de l'œuvre, et ses éventuels rapports avec son auteur présumé lors de la vente. |
Premier regard sur l'œuvre et sur l'attribution. |
Dans un paysage aux architectures à l'antique, des soldats cherchent à arracher des enfants à leurs mères, sous l'oeil de dignitaires installés dans un char tiré par des chevaux. L'artiste développe les différents types de réactions au drame que constitue le Massacre des Innocents, commandé par Hérode pour éloigner la menace d'un nouveau roi de Juifs qu'incarnerait Jésus. Le traitement du paysage voire de certains personnages indiquent que nous sommes en présence d'un tableau inachevé ou d'une esquisse assez avancée.
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Jacques Friquet de Vauroze, Le roi donnant la Paix à l'Europe. Toile. 158 x 188 cm. Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts. |
Il se peut que cette attribution soit motivée par la connaissance de l'interprétation qu'en a donnée Sébastien Bourdon (1616-1671) dans les toiles conservées à l'Ermitage (126 x 177 cm), à la Galleria Sabauda de Turin (115 x 162 cm) et, en réduction, au Worcester Art Museum (ci-contre), placées vers 1650 par Jacques Thuillier. On ne saurait pour autant en faire un meilleur candidat.
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Sébastien Bourdon, Le massacre des Innocents. Toile. 43,7 x 60,2 cm. Worcester, The Worcester Art Museum, Mass., Inv. 1953.79. |
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Toile. 111 cm x 152 cm (reproduction à proportion du tableau de Dulwich). |
Charles Le Brun, Le massacre des Innocents. Toile. 133 x 187 cm. Londres Dulwich Pictures Museum. |
Bref inventaire des points communs avec le tableau du Dulwich de Charles Le Brun. |
Si le sujet était de nature à proposer des éléments de rapprochement, le partage des motifs qui tiennent à l'interprétation si singulière que Le Brun en donne dans la peinture du Dulwich frappe. Ci-dessous, deux images balisent les principaux détails communs entre le tableau du Dulwich et le nôtre. On peinerait à les trouver, par exemple, chez Bourdon ou chez Stella, auteur d'une double version singulière. |
Je les ai remarqué parce que presque tous ces motifs figurent parmi ceux que Nivelon prend la peine de détailler à propos du tableau de Dulwich dans sa Vie de Le Brun. Il les présente comme les témoins d'une profonde réflexion permettant au peintre de développer différentes péripéties et un décor archéologique à partir d'un passage des Évangiles très succinct.
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Le destin du tableau du Dulwich Museum. |
Il s'agit certainement de celui longuement décrit par Nivelon et gravé par Alexis Loyr et Claude Duflos. Le biographe le dit commencé pour un chapelain de Notre-Dame et terminé longtemps après pour Gédéon Berbier du Mets. Guillet de Saint-Georges rectifie l'interlocuteur initial en chanoine de Saint-Honoré. La publication par Bénédicte Gady et Moana Weil-Curiel de l'inventaire après décès de Guillaume Thomas, chanoine de Saint-Honoré collectionneur, dans lequel on trouve effectivement un Massacre des Innocents par Le Brun, vient confirmer Guillet et situer après 1670 l'achèvement de ce qui n'était, nous dit-on, qu'ébauché. La mention dans l'inventaire de Le Brun, en 1690, d'une copie par Verdier de cette composition faite plus de 18 ans plus tôt permet de situer précisément la reprise du tableau pour Berbier du Metz en 1670-1671. En quoi consista cet achèvement?
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L'apport des dessins : la question de l'achèvement. |
Dessin du Louvre Inv. 29132. |
Dessin du Louvre Inv. 29138 |
Dessin du Louvre Inv. 29140 |
Les trois feuilles ci-dessus, qui préparent le détail intercalé, montrent un travail d'étude naturaliste, à la sanguine ou au crayon à la fois posée et ferme au service d'une certaine rondeur de la forme. La quatrième (ci-dessous, Inv. 29134), qui étudie le drapé de l'évocation de Rachel, le rend plus synthétique et plus cassant, restituant avant tout le travail sculptural du clair-obscur. La maîtrise semble tout autre, autoritaire et entraînée, tenant de la manière plus que de l'étude sur nature. Puisqu'elle correspond au tableau achevé dans son ultime repentir, elle relève du travail fait pour Berbier du Mets en 1670-1671 et, en conséquence, les trois précédentes peuvent être assignées à la commande originale, avant la Fronde. |
On pourrait opposer que ces dessins ne concernent pas les mêmes zones, trois d'entre elles étant dans l'ombre d'un plan intermédiaire quand l'autre est dans la lumière du premier plan. Deux autres études pour des figures sur l'avant-scène permettent d'illustrer une même distance qui doit tenir au passage des ans.
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Dessin du Louvre Inv. 29134 |
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Dessin du Louvre Inv. 29139 |
Dessin du Louvre Inv. 29133 |
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L'apport des dessins : quels liens entre les deux peintures? |
Certains dessins rattachés au tableau du Dulwich semblent bien en lien avec notre toile. Ainsi, une étude pour les chevaux traînant le charriot au second plan (Louvre, inv. 29583) fait un lien particulier entre les deux. Un détail prépare celui tout à droite ayant une patte en l'air. Le dessin suggère une pose statique, comme s'il ne faisait que s'appuyer sur une patte. Les peintures, en l'installant plus en oblique, souhaitent faire reculer la monture pour éviter de marcher sur la femme au sol, dans notre tableau, et un nourrisson à Dulwich. |
Dessin du Louvre, détail Inv. 29583 |
Tableau de Dulwich |
Attardons-nous sur l'autre appui. La confrontation des images ci-dessus permet de voir que le dessin et notre peinture montrait un sabot plus en arrière qu'à Dulwich, comme pour éviter la tête de la jeune femme au sol. L'étude sur le naturel que la feuille représente servira à placer certains plis liés à l'étude de la pose, visibles en Angleterre, pas dans l'autre peinture, mais Le Brun aura encore à remettre en place l'écart du cheval. Si ténu soit-il, voilà un lien probant qui tend à faire de notre tableau non seulement un travail préalable à celui de Dulwich, mais aussi au dessin du Louvre. |
Fait remarquable, la femme du haut de la feuille du Louvre ne se retrouve pas dans l'œuvre anglaise tandis qu'elle pourrait préparer la femme cherchant à agripper le cavalier de l'autre version, à la rigueur en proposer une étude complémentaire à partir de l'esquisse peinte. Il faudra bien expliquer ce point.
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Le Brun pastiché par un élève? |
Ce qui précède rend l'idée bien difficile mais je ne veux écarter aucune hypothèse. Le tableau de Dulwich est supposé commencé vers 1647, non fini jusqu'à la mort du chanoine en 1670 et achevé dans les années qui suivent, ce qui n'en fait pas un objet évident de pastiche dans cet intervalle. |
On peut difficilement contester le fait que le peintre de notre esquisse s'attache aux intentions de Le Brun soulignées par Claude Nivelon (1648-1720), mais le texte de celui-ci ne peut sans doute pas être considéré comme son inspirateur. Sa biographie doit répondre à la disparition du maître en 1690, quand bien même elle aurait pu être entreprise quelques années plus tôt, au moment de la disgrâce consécutive à la mort de Colbert en 1683 et son remplacement par Louvois à la Surintendance des Bâtiments, en 1684. Les détails que Nivelon donne ne peuvent provenir d'un témoignage direct de sa part au moment de la conception originale, puisqu'il n'était pas encore né. C'est au plus tôt au moment de la reprise pour Berbier du Mets, en 1670-1671, que le maître aurait pu fournir ces indications à son élève, resté fidèle jusqu'à la mort de Le Brun, mais pour les diffuser dès lors? Peu probable.
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Louis Licherie (1642-1689) David et Abigail, 1679. Toile. 138 x 213 cm. Louvre, en dépôt à l'Ensba |
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Claude II Audran (1641-1684) et Guy-Louis Vernansal (1648-1729) La multiplication des pains. Toile. Toile. 110 x 150 cm. Marché d'art en 2016 |
Restituer le contexte du Massacre des Innocents |
Alors que l'œuvre de Le Brun bénéficie de sources confortables (avec notamment deux Vies par Nivelon et Guillet de Saint-Georges), il résiste encore aux éclaircissements d'une chronologie fluide. La remarquable monographie de Bénédicte Gady pour les années du peintre qui précédent la phase au service de Louis XIV, jusqu'en 1661, en témoigne, puisqu'il n'est pas rare qu'elle soit contrainte d'envisager pour tel ou tel ouvrage des plages courant sur plusieurs années, parfois jusqu'à 7 ans, et des alternatives pouvant dépasser la décennie d'écart. |
Il faut dire que l'artiste ne nous facilite pas la tâche. Le cas du Massacre des Innocents de Dulwich, par lui-même, justifie cette difficulté, puisqu'on le sait réalisé sur un quart de siècle. D'autre part, il reprenait volontiers tout ou partie d'une composition dans une nouvelle oeuvre sur plusieurs années, semble-t-il. On peut ici mentionner le cas d'une figure du Supplice de Mézence, peinture datable des mois qui suivent le retour de Rome (vers 1646), reprise pour l'un des apôtres d'une suite gravée par Gabriel Lebrun, dont un autre personnage est à rapprocher d'une thèse soutenue en 1653.
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Charles Le Brun, Le massacre des Innocents de Dulwich |
Charles Le Brun, Le frappement du rocher. Toile, 114 x 153 cm. Louvre |
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Horatius Coclès défendant le pont Sublicius, 1643-1645. Toile, 122 x 172 cm. Mâcon, Musée des Ursulines. |
Mucius Scævola devant Porsenna, 1643-1645. Toile, 96,5 x 135. Londres, Dulwich Picture Gallery. |
Un autre tableau mérite d'être mis en regard de notre Massacre, encore faut-il en passer par une discussion sur la date qui lui est, d'ordinaire, assignée. Le Sacrifice de Jephté des Offices est placé dans les années 1650, apparemment depuis 1963 et l'exposition de Versailles, situation confirmée par celle du Louvre-Lens (« vers 1655 »). L'identification faite du commanditaire avec Pierre Poncet du Paroussel aurait pourtant pu conduire à le placer au retour de Rome, puisque c'est alors qu'il est dit par Nivelon avoir peint un oratoire dans son hôtel parisien; c'est aussi en 1646 que Gabriel Le Brun lui dédie la gravure de L'annonciation que Séguier, son propre patron, avait offerte aux Petits Pères de Nazareth. L'analyse du style et de ce qu'il peut refléter du contexte artistique de l'œuvre vient conforter l'idée d'avancer autant sa réalisation. |
Charles Le Brun, Allégorie du Tibre (ou de l'assoupissement de Rome). Toile. 74 x 95,5 cm. Marché d'art |
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Charles Le Brun, Le sacrifice de Jephté. Toile. 132 x 132 cm. Offices. Vers 1655 ou vers 1646? |
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Sébastien Bourdon, Le sacrifice de Jephté. Toile. Lyon, Musée des Beaux-Arts |
Louis Boulogne, Saint Paul guérissant les possédés. 1646. Gravure. |
On peut bien sûr rapprocher la femme éplorée, presque évanouie, tout à droite de la jeune femme à sacrifier; mais aussi et surtout à la façon d'indiquer les visages des femmes dans la détresse au second plan du Sacrifice et dans la mêlée, à gauche, du Massacre. Le traitement des mains, du drapé est aussi fort proche, par exemple celui en losange pour Jephté et l'un des dignitaires, lesquels replient d'ailleurs pareillement le bras gauche sur la poitrine. Ces remarques de détails, ces références, la typologie des personnages et jusqu'au coloris viennent confirmer qu'on ne saurait placer notre esquisse après 1671 mais bel et bien dans le contexte des premières années du retour à Paris. La convergence de tous ces éléments bien cernés dans le temps rend impossible l'idée d'un pastiche voire d'une tentative de tricherie puisque le modèle pris est, à cette date, inachevé... Quel argument opposer alors à une attribution à Le Brun lui-même |
Charles Le Brun. Le sacrifice de Jephté. Toile. 132 x 132 cm. Offices |
Deux Massacre des Innocents par Le Brun? |
Reste à établir la nature de la relation de notre tableau avec celui du Dulwich. Tout ce qui précède interdit de faire du premier une répétition du second. Il faut donc envisager que Le Brun ait commencé par peindre notre version jusqu'à son état actuel, l'ait soumis au chanoine Thomas qui aurait discuté sa proposition au point que Le Brun souhaite le reprendre intégralement.
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Le travail de composition du thème dans nos deux versions telle que je les articule ici rencontre l'évolution du style durant ces années 1640. Notre esquisse prolonge les schémas romains, les personnages faisant écran devant le décor, tout en amorçant un approfondissement dans la distribution des personnages.
Le tableau de Dulwich va plus loin dans le déploiement dans la profondeur sur le modèle de ce qui s'élabore dans le Frappement du Rocher, et sur l'exemple de Poussin. Les dessins montrent qu'il en a effectivement étudié dès cette époque la plupart des figures, avant d'en reprendre certaines, après 1670, harmonisant le style de la Régence, « attique », au goût héroïque « classique » du temps du Roi-Soleil. Il introduit le motif du pont tiré du modèle de Raphaël, possible déploiement de l'arc rustique à gauche dans notre tableau.
Sylvain Kerspern, Melun, mars 2023 |
Mucius Scævola devant Porsenna, 1643-1645. Toile, 96,5 x 135. Londres, Dulwich Picture Gallery. |
1647? |
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Charles Le Brun, Le frappement du rocher, vers 1648-1650. Toile, 114 x 153 cm. Louvre |
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1647-1671 |
BIBLIOGRAPHIE : - Claude Nivelon, Vie de Charles Le Brun, éd. Lorenzo Pericolo, Paris, 2004, p. 134-142 (Nivelon fut élève et collaborateur de Le Brun). - Jennifer Montagu et Jacques Thuillier, Catalogue dexposition Charles Le Brun, Versailles, 1963, notamment n°23 (Le sacrifice de Jephté). - Bénédicte Gady, Lascension de Charles Le Brun, Paris, 2010, notamment p. 184-185, 222-226. - Catalogue dexposition Courage and Cruelty, Londres, Dulwich Picture Gallery, 1990-1991. - Bénédicte Gady et Nicolas Milovanovic, Catalogue dexposition Charles Le Brun, Louvre-Lens, 2016, p. 172-173, 194-195. - Sylvain Kerspern, Le Brun énigmatique, site dhistoire-et-dart.com, mise en ligne le samedi 16 février 2013; retouches le 16 mars 2013 et le 10 juillet 2015. |
Courriels : sylvainkerspern@gmail.com. |
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