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In memoriam Gilles Chomer Sylvain Kerspern - «Dhistoire & d@rt»L'attribution comme mise en regard, ou comment dépasser les conventions. Restituer l'œuvre de Pierre de Sève.
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L'histoire de l'art, suivant le sens donné par l'université
à cette discipline, est d'abord
une histoire du regard. C'est cet abord
qui fait l'unité d'un ensemble si divers de techniques
créatrices d'objets et d'images, suivant des gestes singuliers
leur donnant un caractère unique – jusque dans la
multiplication d'une gravure, l'art se trouvant dans l'incision du
support, non dans l'impression. C'est toute la richesse de l'exercice
que de rechercher le regard originel, jusqu'à celui des
contemporains – par la datation – et enfin,
accomplissement ultime, celui de l'artiste qui l'a produit.
L'oeil est donc un organe privilégié dans cette quête. D'une personne à l'autre, il peut varier beaucoup, autant dans l'acuité visuelle que dans la culture qu'il a engrangée. L'Internet peut beaucoup apporter à cela. Certes, l'examen direct des œuvres est, dans l'absolu, irremplaçable mais l'outil informatique donne accès à un nombre accru d'images, largement diffusées, facilement accessibles. Il favorise cette capacité de comparer si utile à la compréhension d'une œuvre, des enjeux iconographiques, stylistiques, esthétiques qu'elle peut porter. C'est la fréquentation de ses images et, régulièrement, l'examen d'oeuvres en direct qui permet, comme auparavant avec la photo en noir-et-blanc selon certains grands historiens de l'art, comme Pierre Rosenberg, de profiter d'une uniformisation faisant saillir les caractéristiques d'une main à l'ouvrage. L'oeil peut aussi se tromper - n'oublions pas que certains artistes en faisaient un objectif primordial, qu'il s'agisse, en général, de donner l'impression de la vie ou, occasionnellement, de pasticher un maître reconnu! Le regard sur une œuvre peut se focaliser sur un détail qui vous attire par son effet, que l'on cherche à comprendre parce qu'il vous semble unique – inédit. Il ne l'est pas toujours mais, au vrai, ce n'est pas tant se tromper que ne pas tout connaître pour apprécier avec justesse une telle exception susceptible de porter un style. D'ailleurs, si tel était le cas, l'histoire de l'art serait terminée… Je voudrais illustrer ces remarques et en développer les enjeux concrets en partant d'un groupe d'oeuvres rassemblées au gré et en annexe de mes recherches sur des artistes dont elles approchaient le style sans pleinement y correspondre ; ce qu'on appelle les « marges » de l'oeuvre d'un artiste, et qui peut être rangé, le plus souvent, dans la partie « Attributions rejetées » d'un catalogue. Ce qui peut aussi aboutir à des « noms de convention », situation que j'ai évoquée sur ce site pour un tableau seine-et-marnais, l'un des cas les plus célèbres étant le « Maître de Moulins ». Une fois encore, nous partirons de Stella (mais nous reviendrons à Moulins...). |
1. Un « Maître du Repos de l'Ermitage » ? |
L'Ermitage
de Saint-Petersbourg conserve un Repos
pendant la fuite en Egypte avec le petit saint Jean et des anges
acquis par Catherine de Russie de Crozat sous
le nom de Stella : il avait été précisément décrit dans le cabinet du baron de Thiers en 1755. Il
a conservé cette attribution jusque dans les catalogues du
musée du XXè siècle, et le chercheur encore
inexpérimenté et timoré que j'étais alors
avait naturellement et sans discussion intégré le
tableau dans l'esquisse de catalogue de mon mémoire de
maîtrise sur Jacques Stella, il y a plus de trente ans. Lors de
notre première rencontre avec Gilles Chomer, quelque temps
plus tard, il m'avait fait part de ses doutes sur ce tableau, évoquant
Nicolas Loyr.
Le « Maître du Repos de l'Ermitage », (À gauche) Jacques Stella, (À droite) Raphaël, |
Le « Maître du Repos de l'Ermitage », Repos de la sainte famille. Huile sur toile, 84 x 101 cm. Ermitage |
Au fil des années, je retrouvais dans d'autres œuvres des caractéristiques qui me semblaient définir le style d'un artiste particulier, à identifier. Le visage de l'ange agenouillé, au nez triangulaire, au petit menton, aux yeux noirs, le drapé très fouillé et un peu raide dans sa texture, le coloris sonore et, dans certains parties « cangiante », les jeux d'ombres et de lumières pouvaient désigner une main perceptible dans plusieurs tableaux. |
En 1994 s'est vendu chez Sotheby's, à Londres, un tableau au sujet voisin, mais dans un intérieur et adjoignant sainte Elisabeth, la mère du Baptiste. Il présentait beaucoup d'affinités stylistiques avec le tableau de l'Ermitage : types physiques, dont celui de la Vierge, coiffures bouclées ou symétriquement ordonnées ; motifs de l'ange aux fleurs, culture raphaëlesque tenant du pastiche pour le personnage de Joseph s'appuyant sur un bâton ou l'angelot ployant les jambes sous le poids du panier de fleurs; coloris éclatant et chaud aux ombres profondes. D'évidence, il s'agissait de la même main, avec à nouveau, pour nom proposé celui de Nicolas Loir. |
Le « Maître du Repos de l'Ermitage », Repos de la sainte famille avec sainte Elisabeth et le petit saint Jean dans un intérieur. Huile sur toile, 55 x 66 cm. Localisation inconnue (vente Sotheby's 1994) |
L'attribution reposait peut-être sur le rapprochement avec un troisième tableau comparable, quoique moins peuplé : la Sainte famille avec saint Jean-Baptiste et sainte Elisabeth dans un paysage proposée à la vente le 18 avril 1991. Le catalogue mentionnait une signature N. Loir et une date, 1647. Voilà qui semblait pouvoir suggérer un premier style du peintre, avant le séjour romain ou à son tout début, mêlant un paysage plus ou moins poussinesque à un bagage parisien, entre Stella et Michel Corneille le père. Ce qui ne correspondait pas forcément à ce que l'on pouvait savoir du tout jeune Loir, né en 1624 ; qui plus est, Moana Weil-Curiel, spécialiste du peintre, souligne volontiers qu'il signe Loyr, non Loir. |
Le « Maître du Repos de l'Ermitage », Repos de la sainte famille avec sainte Elisabeth et le petit saint Jean dans un paysage. Huile sur toile, 94 x 78 cm. Loc. inconnue (vente Sotheby's 1991) |
À
ces
tableaux de dévotion vinrent ensuite
s'adjoindre deux
sujets d'histoire. L'un d'eux orne une église du Val-d'Oise,
Saint-Justin
de Louvres, et je l'ai trouvé sur Internet en suivant les
pistes de Stella, Senelle, Lallemand et Dufresnoy, identifiant immédiatement
notre « Maître du Repos de l'Ermitage » à
ces têtes féminines au nez droit, au menton
triangulaire, à son
coloris et aux ombres profondes.
Certains détails, comme la femme bras levés, tout à gauche, ou celle agenouillée portant ses lèvres à la cruche, aux joues rebondies, évoquent à nouveau l'art de Corneille, ainsi que Charles Poerson, et j'avoue m'être interrogé sur celui de Charles Errard et de son entourage devant certains types puissamment charpentés. On ne peut pas dire que celui de Loyr saute aux yeux, malgré un regard probable sur Bourdon. |
Le « Maître du Repos de l'Ermitage », Le frappement du rocher. Huile sur toile, dimensions inconnues. Louvres (95), église Saint-Justin |
J'en étais là de mes interrogations, après avoir noté que Moana Weil-Curiel, en proposant une attribution du tableau de l'Ermitage à Louis Licherie, souhaitait enterrer définitivement l'hypothèse Loyr. Coup sur coup, deux découvertes allaient livrer la clé de l'énigme. |
2. Une signature et le secours de l'estampe : Pierre de Sève sort de l'ombre. |
Je n'aurais peut-être pas songé à une publication aussitôt si le hazard ne m'avait conduit, en recherchant une gravure romaine, vue et mal référencée, de Karl Audran d'après Jacques Stella, vers une estampe de Jean Edelynck dont la lettre était sans équivoque sur le nom de l'inventeur : Pierre de Sève. Elle reproduit le tableau vendu en 1994. Le doute n'était plus permis. Le graveur est le frère cadet de Gérard, né vers 1643 à Anvers, actif à Paris de 1665 environ à 1680, année de sa mort précoce. Weigert catalogue notre image deux fois sous les n°9 (estampe de la BnF) et 25 (mention de Mariette). |
Jean Edelynck d'après Pierre de Sève, Sainte famille, sainte Elisabeth et saint Jean dans un intérieur, gravure, 1665-1680. Rome, Istituto Nazionale della Grafica (ci-contre) |
Ces
remarques commencent à dessiner une figure artistique
cohérente pour un nom jusque là fantomatique : son pinceau était principalement connu par deux tableaux décoratifs destinés à Versailles, mentionnés là (déposés?) dans le cabinet des peintures, par Bailly au début du XVIIIè siècle. Ces peintures (ci-contre) le plaçaient, par destination, dans l'atelier de Le Brun, avouant peu de son propre style. Pierre de Sève (1628-1695) est petit-fils, fils et frère de peintres. Je les ai évoqués à propos de l'exposition Bourbonnais baroque, étant originaires de Moulins. Pierre est né le 8 mars 1628. Lorsqu'il se marie à Paris en 1660, il se dit déjà peintre du roi. Il s'était présenté en janvier à l'Académie Royale de Peinture et de Sculpture, dont son frère aîné, Gilbert, était l'un des Anciens depuis 1648. Il est reçu trois ans plus tard, son morceau allégorique en l'honneur de la Paix des Pyrénées (perdu) n'étant remis qu'en janvier 1665; il en devient adjoint à professeur le 4 juillet 1665, puis professeur en 1672, ce dont témoignent de nombreuses académies à l'École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris. Le roi lui procure un logement aux Gobelins où il travaille comme cartonnier, réalisant notamment la toile d'après Poussin de L'adoration du Veau d'Or destinée à la tenture sur l'Histoire de Moïse. Il contribue aussi au décor de Versailles (notamment par les tableaux ci-contre). L'académie le dispense du professorat « à cause de ses infirmités » en 1690, et il meurt le 20 novembre 1695. Il aurait eu au moins un élève de renom, Nicolas Colombel (1644-1717) (Dubois de Saint-Gelais, 1717), entre 1665 et 1678 - à moins que ce ne soit Gilbert, recteur de l'Académie au moment où Nicolas, de retour de Rome, s'y présente. |
Pierre de Sève, Putti jouant avec des instruments et animaux de chasse. Putti jouant avec des instruments de musique et un masque. Toiles, 59 x90 cm (hauteurs ramenées ici au format cintré). Louvre |
Il
est possible
que Gilbert et Pierre vinrent ensemble à Paris vers 1645 - le cadet n'ayant apparemment pas connu Rémy Vuibert, qui travaille à Moulins vers 1650-1652, et y meurt. De fait, il est présent au mariage de son frère aîné le 22 septembre 1650 avec Catherine Laurent, paroisse Saint-Sulpice à Paris (Fichier Laborde 60685).
Gilbert était déjà capable de
collaborer à un chantier et
de tenir rang d'académicien; il est même honoré dès 1658 par Jean de La Fontaine;
le cadet avait encore à compléter sa formation. Il se
peut que Michel Corneille y ait pourvu - le nom de Louis Testelin (1615-1655) ne doit pas non plus être écarté trop vite (voir ci-contre) -, avant que Pierre n'intègre
à son tour l'atelier d'Errard, surchargé de travail
(Louvre, Fontainebleau, Tuileries, Saint-Germain, Parlement de
Rennes…). C'est en tout cas ce que suggère le petit
ensemble réuni ici pour la première fois sur son nom.
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Proposer une chronologie fiable serait téméraire. On pressent une possible évolution depuis la Sainte famille vendue en 1994 jusqu'au Sacrifice de Noé, d'une manière encore fantasque vers un style « classique », frotté à celui de Le Brun et de Poussin, également sensible dans le passage d'une gravure à l'autre, de la Sainte famille et sainte Élisabeth au Noli me tangere. |
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Je
serais enclin à penser que le Repos
de l'Ermitage, qui a su séduire Crozat et l'émissaire
de Catherine II, soit postérieur, par sa maîtrise, par les
recherches archéologiques, aux autres peintures de sujets
semblables. Quant à les dater, c'est d'autant plus difficile que
les estampes, à situer selon le graveur entre
1665-1680, correspondent vraisemblablement à l'époque
couverte par notre petit ensemble. Si on peut se demander si
la Sainte famille
faussement signée et le Frappement
du rocher
ne serait pas légèrement antérieurs à cette période, il ne faut pas oublier que
tout travail de catalogue raisonné témoigne du fait que
l'évolution d'un artiste n'a rien de linéaire…
Le « Maître du Repos de l'Ermitage », |
Proposition de parcours chronologique de Pierre de Sève. |
De
cet ensemble, l'oeil a pu dégager ici les éléments d'un
style, étant entendu qu'il fallait aussi formuler ce qu'il
perçoit, le vocabulaire descriptif d'une peinture restant encore trop souvent subjectif. Ainsi se construit une personnalité, qui en
l'absence de signature incontestable ou de document formel, peut
aboutir à un nom de convention. L'Internet réduit la
part du hazard en diffusant les éléments positifs qui permettent
de lever ce qui reste un anonymat. C'est la combinaison de tout
cela, le
travail d'attribution de l'historien de l'art au
temps du numérique,
qui permet de donner corps à tant de noms encore
sans œuvre, et
qui fait que Pierre de Sève sort ainsi, aujourd'hui, de
l'ombre.
Ce parcours a quelque chose de paradoxal. Pierre de Sève est resté un nom dans l'histoire grâce à ses emplois pour la couronne : il est mentionné par Félibien en 1679 pour son statut de professeur à l'Académie, dans les comptes et inventaires royaux pour son activité de cartonnier d'après Poussin et les peintures pour Versailles coulées dans le moule de Le Brun. Des exercices où le style personnel doit s'effacer au profit de la restitution neutre de celui d'un autre, ou de l'anatomie. S'il n'avait pas jugé utile de signer l'Annonciation - et nombreux sont les artistes qui ne signent pas autant qu'un Stella, avant que l'usage ne s'en impose au XIXè siècle par le fait d'un changement de l'offre et de la demande -, si un autre cadet, Jean, le frère de Gérard Edelynck, n'avait souhaité traduire deux de ses inventions en en signalant l'auteur, comment envisager de rapprocher les peintures du Louvre, assez quelconques, au vrai, mais de longue date rattachées à son nom et donc incontournables, de l'ensemble du « maître du Repos de l'Ermitage »? Ces remarques posent le constat des difficultés que l'uniformisation par le centralisme louis-quatorzien aura créées pour l'histoire de l'art. En juger sur les seules peintures du Louvre inciterait à penser que ce processus aura au moins et principalement conduit à une élévation sur le plan technique, conforté en cela par les académies de l'École des Beaux-Arts; voire que cela a permis à de médiocres talents d'exister, sinon simplement de vivre. La résurgence du petit ensemble ici réuni montre, au contraire, qu'il pouvait nuire à la diversité des styles : de Sève « le puîné », sans doute passablement occulté par les talents de Gilbert, académicien des commencements, portraitiste recherché et homme de cour précieux, avait pourtant une capacité foncièrement originale dans le genre de la peinture d'histoire, telle, justement, qu'elle pouvait se distinguer de Stella, de Loyr ou des Corneille. Sylvain Kerspern, Melun, janvier 2016 |
BIBLIOGRAPHIE : - André Félibien, Noms des peintres..., Paris, 1679, p. 72. - Nicolas Guérin, Description de l'Académie royale de peinture et de sculpture, Paris, 1715, p. 231. - Louis-François Dubois de Saint-Gelais, Histoire journalière de Paris, Paris, 1717, p. 196. - Catalogue des Tableaux du cabinet de M. Crozat baron de Thiers, Paris, 1755, p. 57. - Procès-verbaux de l'Académie Royale de peinture et de sculpture, notamment t. I (1648-1672), Paris, 1873, p. 164 (1660), 223 (mai 1663), 274, 287 (1665), 402 (novembre 1672). - Fernand Engerand, Inventaires des tableaux du roy, Paris, 1900, p. 383. - Ernest Bouchard, Gilbert Sève, Pierre Sève, peintres moulinois, extrait du Bulletin de la Société d'Émulation du Bourbonnais, Paris, 1904, p. 313-332, 398-408. - Roger-Armand Weigert, Bibliothèque Nationales. Cabinet des Estampes. Inventaire du fonds français. Graveurs du XVIIè siècle, t. IV, Paris, 1961, p. 71, 73. - Catalogue de l'Ermitage French painting, 15th-17th centuries, Leningrad, 1974. - Bénédicte Gady, Lascension de Charles Le Brun, Paris, 2010. - Karen Chastagnol (dir.), cat. expo. Nicolas Colombel, Rouen, 2012. - Moana Weil-Curiel, « Un nouveau tableau de Louis Licherie (1629-1687)? », La tribune de l'art, mise en ligne le 9 novembre 2014 |
Retouche, juillet 2016 |
Courriels : sylvainkerspern@gmail.com - sylvainkerspern@hotmail.fr. |
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