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Sommaire de la rubrique Classique

Table générale


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À Hayden et Raphaëlle.
Mis en ligne le 8 janvier 2008, retouchés le 7 février 2008 et 28 août 2012

LA PERSPECTIVE CENTRALE RENAISSANTE.
Invention, démonstrations, miroirs et reflets (Italie-France, XVè-XVIIè siècles).

“Quant à toi continue, comme tu le fais jour après jour, d’inventer ces choses par lesquelles ton talent s’acquiert une gloire et un renom éternels...”. - (L.B. Alberti, dédicace à F. Brunelleschi en tête de Della pittura, 1436)

“Ce fut ainsi que Philippe, fils du sieur Brunelleschi, le Florentin, trouva, je crois, la manière de faire ce plan; cela fut vraiment par une adresse subtile qu’il trouva par la raison ce qui se montre dans le miroir, bien que tu puisses voir à l’œil les mêmes transformations et les mêmes diminutions, en faisant attention”. - (Filarete, Traité d’architecture, 1460-1464)

“C’est à cette époque qu’il conçut et mit en œuvre lui-même ce que les peintres appellent aujourd’hui perspective, parce qu’elle est une partie de la science qui consiste en effet à bien disposer et avec raison les diminutions et les accroissements qui apparaissent aux yeux des hommes des choses lontaines ou proches : maisons, plaines et montagnes, pays de toutes sortes et, en tout lieu, les figures et autres choses à la mesure convenable à telle ou telle distance d’où cela est montré.
Et par lui est née la règle qui fait l’importance de tout ce qui s’est fait depuis” - (A. de Tuccio Manetti, Vie de Filippo Brunelleschi, vers 1480)

La perspective mise au point à la Renaissance est sans doute l’un des sujets d’histoire de l’art disposant de la plus abondante bibliographie. Cela se comprend : elle se trouve au cœur même de la mutation historique qui s’opère alors dans les arts, de l’univers médiéval au monde moderne. Néanmoins, force est de constater que cette abondance a multiplié les approches sans véritablement clarifier les informations. Le but de cette étude est d’y remédier à partir de la traduction récente en français de deux traités fondateurs sur la question (Alberti en 1435-1466 et Piero della Francesca), source d’éclaircissements sur le cheminement suivi par Filippo Brunelleschi (1377-1446), son inventeur 1 .

De fait, si ce souci m’est venu dans le cadre de mon enseignement à l’université de Rennes-II (1997-1999), il ne s’agit pas ici d’un simple exposé pédagogique mais d’une véritable tentative d’explication d’un certain nombre de points obscurs ou laissés dans l’ombre, permettant d’appréhender la nouveauté des procédés de Brunelleschi, afin de montrer que les approches respectives d’Alberti et de Piero sont en fait des reflets de ses deux démonstrations, explicitant sa démarche et la fortune de son invention.
1. Alberti, De la peinture. De Pictura (1435), traduction et préface de Jean-Louis Schefer, introduction de Sylvie Deswarte-Rosa, Paris, 1992 (Macula); Piero della Francesca, De la perspective en peinture, traduction de Jean-Pierre Le Goff, préface d’Hubert Damisch, postface de Daniel Arasse, Paris, 1998 (In Media Res). L’un et l’autre sont dotés d’une solide bibliographie. Rappelons que les premiers traités imprimés sont ceux de Gauricus (1504) et Pélerin (1505).
Je suis le responsable des figures illustratives du présent travail.
Témoignages et reflets.
De la “démonstration” comme fait accompli.
Notre point de départ est la fameuse “démonstration” en deux temps de Brunelleschi, mise en pratique de son invention qui a suffi à prouver son efficacité - dispensant malheureusement son inventeur de laisser trace écrite de ses éléments.
Le témoignage principal dont nous disposions est celui de Manetti, rédigé plusieurs décennies après 2 :

2. La traduction du texte de Manetti a été, ici, revue à partir de l’ouvrage d’Hubert Damisch, L’origine de la perspective, Paris, éd. 1993.
Le texte définit la perspective de Brunelleschi comme le moyen de conférer à une image une exactitude formelle descriptive maximale, sinon illusionniste, depuis un point de vue privilégié, “que ce soit pour la hauteur, la largeur et pour la distance”. En l’occurence, il s’agit de “vues” (vedute) de monuments de Florence, ce qu’explique la volonté démonstrative de l’inventeur : Manetti insiste sur ce que celui-ci “semble” avoir fait, concrètement, dans l’espace, pour réaliser ses peintures, alors que ce qu’il a trouvé est du domaine du raisonnement et lui a servi pour reconstituer intellectuellement les lieux.

“Ce que les peintres appellent aujourd’hui la perspective” en est une extension, issue de cette démarche descriptive pour permettre de produire des espaces vraisemblables, mesurables, réglés sur des architectures ou toutes sortes de supports au tracé géométrique, tel le dallage.
Une “démonstration” à travers le miroir.

Ceci posé, il faut relever dans le texte de Manetti tous les éléments signifiants, en tout cas susceptibles de nous éclairer sur la démarche de Brunelleschi. Le biographe évoque un dispositif, dont il peut témoigner pour l’avoir eu entre les mains, qui, d’un point de vue particulier et assigné, permettait de vérifier l’image peinte du baptistère à l’aide d’un miroir. Le spectateur devait tenir contre son œil le panneau avec la représentation de la vue orientée vers le miroir plan, tenu à distance de l’autre main.

Le premier point qui s’impose, trop souvent négligé, est que Brunelleschi a peint une image inversée que le miroir doit rectifier pour qu’elle corresponde à celle de la réalité et qu’elle puisse lui être confrontée. Orfèvre de son état, il avait pu être confronté au procédé d’inversion, et il s’en sert dans l’emploi illusionniste de la plaque d’argent bruni du panneau peint pour refléter le ciel et pour “inscrire les murs” dans leur cadre naturel.

Toutefois si le format octogonal, simple, du Baptistère facilitait éventuellement la tâche, la place des autres éléments entourant le monument s’en trouvait évidemment bouleversée (pour la colonne san Zanobi, par exemple, cf. fig. 2 et fig.4). On peut donc raisonnablement penser que ce n’est pas la virtuosité de l’orfèvre qui a posé les jalons de la perspective mais un procédé raisonné (ce sur quoi tous les auteurs insistent) induisant une inversion à partir du motif.

Le deuxième point concerne les implications rigoureuses du procédé. Il faut se placer à un endroit précis pour jouir au mieux de la vérification; ce qui revient à dire, puisque le procédé est tout intellectuel, que Brunelleschi a dû également calculer le point de vue, “où il se serait installé s’il l’avait représenté sur le vif”.

Il faut observer un instant la topographie et les rapports entre les deux monuments évoqués, l’un représenté, l’autre abritant le point de vue, à l’aide d’un schéma simplifié (fig. 1). L’examen mesuré des lieux permet de constater la forme simple du Baptistère et une relation tout aussi proportionnelle pour l’intervalle entre lui et la façade de Santa-Maria-del-Fiore. Il put ainsi déterminer un point de vue éloigné du Baptistère d’une distance équivalente à sa largeur (55 brasses ou environ), niché dans la porte centrale de Santa-Maria-del-Fiore.


Figure 1

Enfin, dernier calcul, il fallait imposer une distance entre miroir et panneau peint, en proportion de la distance du point de vue au panorama présenté, plus précisément “jusqu’au temple de San Giovanni”. Non que l’observateur ne puisse tâtonner, mais Manetti prend bien soin d’indiquer le rapport “en brasses réduites” entre les deux distances, qu’il fallait respecter pour bien voir : le fait avait été transmis avec insistance.

La largeur du panneau peint devait servir d’étalon. Ici interviennent les lois de réflexion de la lumière. Lorsqu’un rayon frappe une surface, l’angle qu’il constitue avec la perpendiculaire à cette surface (angle d’incidence) est égal à celui de sa réflexion par rapport à cette même perpendiculaire (angle de réflexion).

Pour coller à la réalité du terrain et conserver des rapports simples, proportionner distances entre panneau et miroir, d’une part, et point de vue (qui est aussi le lieu du panneau) et panorama figuré, de l’autre, Brunelleschi put placer un miroir moitié moins grand que le panneau peint (1/4 de brasse) à une distance de celui-ci équivalente à sa propre dimension (fig. 2). Ainsi pouvaient se trouver réglés le panorama et son angle de vue (de 53°), la distance à respecter pour l’observer, et l’espace entre miroir et panneau peint, agencés dans un dispositif plus ou moins solidaire.

Figure 2

Tous ces calculs et les partis qui en découlent résultent de la méthode suivie par Brunelleschi.
De ses principes et de la topographie particulière de la place du Dôme, propice au jeu des proportions, il a déduit les moyens de sa démonstration et tiré tous les calculs nécessaires.
De l’effet miroir, il s’est servi pour intégrer un instrument plan de réflexion, donnant ainsi à son procédé un tour ingénieux et illusionniste particulièrement efficace, voire impressionnant.
Il nous reste à trouver une méthode produisant un effet miroir dans la mise en perspective d’un objet. Piero della Francesca entre en scène.
Brunelleschi, l’optique et la géométrie de Piero.

Le traité de Piero della Francesca (ca. 1415-1492), De la perspective en peinture, expose et illustre l’avancée de sa pensée en la matière comme une nouvelle “démonstration”, écrite cette fois, et accompagnée de figures 3. Il s’appuie sur la géométrie d’Euclide. Aussi aride en soit le cheminement, il nous faut le suivre pour bien comprendre le processus en cours, et ses bases.
3. Son ouvrage est généralement daté des années 1470-1480.

Son exposé débute par les démonstrations préalables des propriétés des angles pour les proportions, applicables à l’angle de vue (“Toute quantité est perçue par l’œil selon un angle”, I,1; “Toutes les bases vues sous un même angle...”, I,2, par exemple) et à l’élévation perpendiculaire d’une forme géométrique depuis le sol. Il convoque notamment la proposition 24 du Livre I des Éléments d’Euclide, sur les triangles. Ce premier développement s’achève sur la 10è de l’Optique (du même), qui veut que “les parties plus éloignées de plan situées au-dessous de l’œil paraissent plus élevées”; il en déduit que de deux lignes (ou objets) de même hauteur élevés perpendiculairement au sol, la plus éloignée paraîtra plus petite.

La deuxième phase pose le dessin, à partir d’une ligne graduée servant de base, de lignes concourant en un point (fig. 3a). En traçant au-dessus de la base une parallèlle, ses segments, définis par les intersections avec les lignes rejoignant le point, seront proportionnés à ceux de la base selon le point de vue (c’est-à-dire le point de concours de ces lignes) (I,8). Ceci dérive de la même proposition 24, à nouveau, et de la 21 du Livre VI des Éléments d’Euclide.
Ainsi sont posées les propriétés de ce que l’on appellera ensuite les lignes de fuites et qui, ici, figurent les rayons du regard : elles donnent la proportion en largeur.

Figure 3a

La troisième phase fait appel à la proposition 34 du Livre I d’Euclide à propos de la diagonale du carré qui permet le partage proportionnel d’une parallèle à l’un des côtés. Elle conduit à l’instauration d’un damier purement démonstratif puisque la figure suivante chez Piero (I,11) suggère un dispositif plus libre, articulé sur cette diagonale, sur lequel je vais revenir. Quoiqu’il en soit, le recours au plan carré forme le point de départ de l’établissement du plan dégradé, sur lequel repose la méthode de Piero.

Il établit d’abord la projection ou “dégradation” du plan à traduire (correspondant “au mur, au panneau ou tout autre chose où l’on veut représenter les choses dégradées”) sur une perpendiculaire à la base depuis le point de vue (fig. 3b). Cette transition se comprend comme nécessaire pour déterminer rigoureusement la distance au motif du spectateur, et donc la proportion de la profondeur que manifestent les distances entre les parallèles à la base du damier.

Figure 3b

Ensuite, la proposition 13 et sa figure fonde le passage du point de vue (extérieur) à “l’œil”, son équivalent au sein du schéma et qui correspond à celui où concourent les rayons, ainsi clairement associés au regard. Il “dégrade” le carré (damier, comme ici, ou non) sur la base depuis “l’œil” en installant son quatrième côté parallèlle à la base suivant une profondeur que la projection aura fixée, ou arbitraire. Dès lors, la diagonale intervient comme élément qui détermine proportionnellement la profondeur des différents points du plan dégradé (I, 15) : en premier lieu, les intersections avec les “rayons” (ou ligne de fuites) permettent de restituer le damier en installant les parallèles à la base (fig. 3c).

L’emploi d’un schéma plus libre, sans damier, conduit à tracer d’abord directement les droites qui donnent la position en largeur jusqu’à la base, puis à les relier à “l’œil”. Les horizontales du plan carré (qui servent à la profondeur) sont rapportées à sa diagonale, et à partir des intersections avec celle-ci sont pareillement tracées d’autres droites (perpendiculaires aux horizontales) jusqu’à la base, pour déterminer un point relié ensuite par une droite au point de vue. Les intersections avec la diagonale du plan dégradé désignent les points de départ d’horizontales qui rencontrent les lignes déterminant les largeurs, tracées au début, aux points de coordonnées dans le plan dégradé. C’est ce que montrent les tracés en couleur, dans la figure 3c ici.

Figure 3c

Il faut remarquer que cette méthode l’amène aussitôt à dégrader un ... octogone, grâce à son format (aussi large que long) et à l’emploi facile de diagonales. Puis, l’observation des figures qu’il “dégrade” ainsi et qui ne sont pas disposées frontalement (fig. I, 18; I,19 - à nouveau un octogone -; ou II, 1b...) conduit à constater un effet miroir pour l’objet lors de sa mise en perspective. Cela est dû aux positions respectives des diagonales du plan à dégrader et du carré dégradé.

Comment ne pas penser, dès lors, à la première démonstration de Brunelleschi? De fait, j’ai reconstitué l’image du Baptistère en suivant la démarche de Piero4 . Le résultat est probant (ci-contre), prêt pour le subterfuge du miroir plan...
4. Tout essai de reconstitution pose le problème de la fidélité au lieu et aux éléments représentés, dans leur ampleur. Je n’ai pu, comme Brunelleschi, prendre sur place toutes les mesures nécessaires à la réalisation de mes propositions et me suis basé sur des monographies des deux monuments concernés; mais une confrontation avec la réalité et ses chiffres précis ne devrait pas remettre en cause la justesse de mon approche dans ses principes.
Optique/perspective : dater l’invention.

Dès 1413, Filippo est réputé expert en perspective, ce qui demande explication5. Le terme est clairement attaché aux arts de nos jours mais il ne l’est vraiment que depuis Filarete (1460-1464), puis Manetti (1480) et Piero et sa “perspective en peinture”. Son titre, au demeurant, affirme qu’elle n’y est que l’application à son domaine d’une discipline préexistente, en l’occurence l’optique à laquelle Euclide avait si puissamment contribué et dont le peintre tire son plan dégradé.
5. Lettre du 10 août 1413 de Domenico da Prato à Alessandro Rondinelli : “Ti ralegri trovandoti alcuna volta col perspettivo ingegnoso uomo Filippo di ser Brunellesco raguardevole di virtudi et di fama” (Tu te réjouis de te trouver quelquefois avec l’ingénieux homme en perspective (ou optique) Filippo di ser Brunellesco considérable par les vertus et la réputation”). Cf. Ugo Procacci, “Chi era Filippo di ser Brunellesco”, Filippo Brunelleschi, la suo opere et il suo tempo, Actes du Colloque International, Florence, 16-22 octobre 1977, 1980.
On ne s’étonnera pas que Brunelleschi se soit intéressé à cette science, aussi bien qu’à la culture mathématique des Anciens tant les applications dans le travail de mesure des monuments, l’art de la construction ou de la composition sont nombreuses. Pas plus de la part de l’orfèvre qui sculpta un Sacrifice d’Abraham si fortement structuré par la figure géométrique du triangle, ou de l’architecte dont les notions de module et de proportion marquèrent si profondément et harmonieusement l’œuvre construit. Il avait donc tout les moyens nécessaires à l’élaboration raisonnée de son image du Baptistère alla Piero.

Toutefois, il serait imprudent d’associer cette prouesse à la date de 1413. Les premières applications intégrales et purement artistiques sont la fameuse Trinité de Masaccio de l’église Santa Maria Novella à Florence et le Festin d’Hérode de Donatello pour le Baptistère de Sienne, toutes deux situées vers 1425 (abordées plus loin). Viennent ensuite d’autres emplois, vers 1430, chez Fra Angelico, Ghiberti ou Lippi. Peut-on concevoir que notre homme ait inventé si tôt une méthode si précieuse à l’art de peindre ou de sculpter, dont la démonstration a frappé les esprits, sans qu’aucune application n’en ait été faite avant une douzaine d’années? Passe encore pour Masaccio, trop jeune alors, mais Donatello, avec qui Brunelleschi pourrait bien avoir mesuré les monuments romains dès la première décennie du XVè siècle? La lettre de 1413 ne doit donc pas consacrer l’inventeur, dès cette date, de “notre” perspective mais quelqu’un que les grandes connaissances en matière de perspective au sens ancien d’optique vont conduire vers cet accomplissement, sans doute vers 1420-1425.

Résumons-nous, à propos de cette première démonstration :
- Brunelleschi aurait trouvé à partir de notions de géométrie et d’optique la méthode plus tard rendue publique par écrit par Piero, produisant une inversion du motif.
- Pour en faire la démonstration concrète, il sait qu’il peut se servir d’un miroir et tire même avantage de l’inconvénient pour rendre plus spectaculaire son propos par un procédé ingénieux.
- Le choix du motif (un octogone) et du point de vue répondent à un parti de simplicité, traduit encore dans leurs positions respectives et dans celles du miroir par rapport au panneau peint, dont les mesures sont proportionnelles pour s’accorder à l’angle de vue adopté, tout aussi géométriquement élémentaire.
Reflets. La perspective en direct chez Alberti.
Toutefois, il faut bien le reconnaître, cette méthode a quelque chose de laborieux : le report des différentes coordonnées prend du temps et demande de la minutie. Elle oblige à concevoir à l’envers l’objet à “dégrader” en perspective. Aussi, on est en droit de se demander si la nécessité d’une deuxième “démonstration” par l’inventeur ne vient pas de ces difficultés et de la volonté de présenter un procédé plus direct, peut-être à la demande de ses amis peintres et sculpteurs (qui n’avaient pas nécessairement d’ambitions descriptives).

Malheureusement, les textes sont beaucoup moins diserts sur cette répétition et il est donc plus difficile encore de se faire une idée sur le processus suivi par Brunelleschi pour tirer de son invention la méthode simplifiée, sans miroir. Cette fois, c’est vers Alberti qu’il faut se tourner.
L’énoncé de la perspective centrale chez L.-B. Alberti.
Alberti (1404-1472) est le premier auteur à diffuser, par écrit, en 1435, un dispositif de perspective à la fois comparable à celui de Brunelleschi (c’est-à-dire intégrant la distance) et différent puisqu’il s’en attribue la paternité. Suivant ses termes, son “excellente méthode” (à laquelle il ne donnne pas de nom) lui permet une restitution proportionnelle des “quantités” dans la profondeur, sur un plan matérialisant une “fenêtre ouverte”. Répétons-le, c’est cette profondeur mesurable, proportionnée, qui fait la nouveauté de l’invention de l’orfèvre florentin, et l’intérêt de la méthode d’Alberti.
La méthode albertienne.

C’est à partir de l’importance accordée par ce dernier au point central qu’il a été choisi de l’appeler ici perspective centrale mais il ne faut pas s’y tromper : l’essentiel ne tient pas au point de fuite. L’énoncé du théoricien est on ne peut plus clair sur ce sujet. Il définit le point central comme le point d’impact du rayon visuel central sur la surface à peindre, conçue comme une “fenêtre ouverte”. À la base de celle-ci, il dispose des repères équidistants. Il en tire des droites vers le point central (figure ci-contre).

Jusque là, Alberti décrit un processus que d’autres artistes ont déjà employés, tel Ambrogio Lorenzetti, près d’un siècle plus tôt, dans son Annonciation de Sienne (ci-contre).

De fait, il place l’excellence de sa méthode dans la seconde étape du travail de quadrillage en perspective, lorsqu’il s’agit de disposer dans la profondeur les lignes du pavement parallèles à la base de la “fenêtre ouverte”.

Après avoir dénoncé les approximations et autres artifices coupables de ses confrères, il évoque une sorte de règle indépendante, une “petite surface” sur laquelle il trace une droite qu’il gradue avec la même mesure que la base. Il pose au-dessus un point dont la seule contrainte est que sa hauteur par rapport à la règle corresponde à celle du point central par rapport à la base de la “fenêtre ouverte”. De là, il tire toutes les lignes vers les divisions de la règle.
Le choix de la distance consiste à placer sur la règle une perpendiculaire dont les intersections avec ces lignes déterminent les hauteurs des horizontales (qu’il appelle transversales) servant au quadrillage de la “fenêtre ouverte”. Cette perpendiculaire matérialise aussi bien, dans le processus même et pour la largeur, l’un des montants de la “fenêtre” que, dans la profondeur, le plan de la peinture par rapport au spectateur.

Du point de la règle, “je trace des droites jusqu’à chacune des divisions de la ligne. Je fixe alors la distance que je désire avoir entre l’œil de celui qui regarde et la peinture, puis, ayant fixé l’emplacement de la section, au moyen de ce que les mathématiciens appellent une ligne perpendiculaire, je produis l’intersection de toutes les lignes qu’elle rencontre”.
La construction se vérifie par ce qui fonde le traité de Piero, “si une même ligne droite prolongée sur le dallage peint sert de diagonale aux rectangles juxtaposés” (fig. 6) 6 .

Figure 6
6. Le schéma présenté ici ne rend pas nécessairement compte de cet outil : on peut penser qu’il ressemblait effectivement à une règle, et que les traits étaient matérialisés par des fils indépendants tendus depuis le point de distance jusqu’aux différentes mesures de la règle.
Distance et point de vue.
Ceci n’est pas la méthode de Brunelleschi mais elle a en commun avec elle une approche rationnelle de la profondeur feinte, relativement à la hauteur et à la largeur. Pour sa part, le dispositif mis au point par Alberti lie de façon géométrique et proportionnelle hauteur (d’homme), largeur (de la base) et profondeur par rapport à un point dit de distance, pour un résultat direct, non inversé : on peut croire que cette application concrète part de la seconde démonstration de Filippo.

À ce stade de la réflexion, il faut s’attarder sur la méthode d’Alberti, en particulier sur sa ligne droite de vérification empruntant les diagonales du pavement. Dans le souci de promouvoir sa règle, il ne lui accorde qu’un intérêt subalterne. Or, la prolonger jusqu’à la ligne centrale détermine un nouveau point aussi distant du point central que le point de distance de la règle par rapport à sa perpendiculaire. Cela conduit à éclaircir certaines approximations subsistant pour notre sujet.

Une perspective bifocale (à deux points de fuite) est parfois évoquée. Il faut généralement la rattacher à celle centrale dans la mesure où les deux points qui la nomment sont en fait les points suggérés par la vérification d’
Alberti7 . Ils correspondent fondamentalement à des points de distance, termes qu’il faut donc leur appliquer aussi bien qu’à celui de la “règle” albertienne, en insistant encore sur le fait qu’il s’agit clairement de la nouveauté apportée par l’invention de la perspective renaissante8 .

Brunelleschi a pu faire un constat semblable et s’être servi, non pas de la méthode de dégradation fastidieuse détaillée plus tard par Piero au début de son traité pour mesurer le point de vue (ou point de distance externe), mais de la diagonale installant la distance interne. C’est tout naturellement qu’il en illustre la simplicité par le Palais de la Seigneurie (auj. Palazzo Vecchio).
7. Un schéma perspectif peut associer deux systèmes orthogonaux “décalés”, donc à deux points de fuite. Le cas de la deuxième démonstration, nous le verrons, semble s’y rattacher.
8. S’il faut les distinguer, il paraît commode d’évoquer le point de distance “externe” (utilisé par Alberti en son principe et qui règle la distance du spectateur au tableau) et celui “interne” (qui sert à la vérification chez le théoricien).

Manetti écrit :
“Il fit en perspective la place du palais de la Seigneurie à Florence, avec tout ce qui se trouve au-dessus et dans les alentours, autant que la vue peut en saisir en étant hors de la place, ou en vérité comme le long de la façade de l’église de Saint-Romolo, une fois passé le coin de Calimala Francesca qui s’ouvre sur ladite place à quelques brasses du côté de Saint-Michel, d’où l’on aperçoit le palais de la Signoria de façon que deux faces s’en voient entières...”.
La gravure qui présente La cérémonie du Tribut à la fête Saint-Jean faite en 1621 par Jacques Stella (1596-1657), à la fin de son séjour florentin (1617-1622), donne une idée du point de vue de cette seconde démonstration (fig. 7). Il est un peu surélevé par le Français pour les besoins de la description de l’évènement mais on peut se demander si l’artiste ne fait pas directement allusion à la deuxième vue de Brunelleschi9. Il se place lui-même dans cet angle, sur le toit. Au moment de la succession du grand-duc Cosme II, il s’inscrivait ainsi dans une tradition toute florentine, mettant en avant son savoir technique autant en perspective qu’en gravure; et il signe “Jacobus Stella pictor”...

Le point de vue adopté par Brunelleschi permettait d’associer deux angles droits dans la profondeur :
- l’un, saillant par l’angle vers le bord inférieur du panneau, du Palais et dont les murs pouvaient donc indiquer par leurs fuites les points de distance internes;
- l’autre en creux associant en un écrin le Tribunale de la Mercatanzia (à l’ouest) et la Loggia dei Lanzi (au nord)10 .
Figure 7. J. Stella (détail)
9. L’hommage à Jacques Callot est aussi évident mais la version de la cérémonie par le Lorrain n’adopte pas ce point de vue particulier (cf. Daniel Ternois, cat. expo. Jacques Callot, Nancy, 1992, p. 239, p. 233-234, n°222). La maîtrise de la perspective, en particulier l’usage d’architectures imposantes et spectaculaires, est une des clés de l’art de Stella, l’une des raisons de son importance dans l’émergence du classicisme parisien du milieu du XVIIè siècle, l’ “atticisme”.
10. Toutefois, ces deux angles ne se combinent pas en une figure rectangle au sol. Cf. n. 7.

La démonstration devait produire un effet de volume faisant avancer et s’élever le Palais, ce dont la gravure de Stella ne rend pas vraiment compte dans la mesure où son point de vue élevé et élargi, pour montrer la procession, en écrase la portée : Brunelleschi, lui, s’était installé au niveau du sol.
Les rapports de proportions basés sur les angles devaient permettre les calculs nécessaires à la réalisation de la peinture. Les largeurs du panorama et de sa représentation étant posées, la relation mathématique entre le plan à peindre et l’observateur pouvait être établie facilement, et imposait le point de vue. Inversément, si ce dernier était présupposé, il permettait de calculer les dimensions du panneau11.
11. Sur la culture mathématique du Quattrocento, notamment des peintres, voir Michael Baxandall, L’œil du Quattrocento, trad. fr., Paris, 1985, en particulier p. 134-164.
Miroirs et reflets, “perspectiva” et “prospectiva”. Alberti et Piero.
L’invention ingénieuse mais contraignante et ensuite simplifiée de la perspective centrale, dont Alberti rend le premier témoignage (sans citer son inventeur, toutefois), n’a pas empêché Piero della Francesca de rédiger son traité. À son époque, pourtant, ce qu’avait mis au point Brunelleschi était largement utilisé et s’imposait progressivement à toute l’Europe12. L’approche, proposée par un peintre avéré cette fois, et la forme adoptée fournissent une explication.
12. Son ouvrage est généralement daté des années 1470-1480.

Alberti, écrivant en tant que peintre mais dont la pratique n’a pas laissé de trace, s’efforce à la simplicité et propose une méthode qu’il n’étaye guère, à dessein, de ses fondements scientifiques (I,1)13.
Piero, dont l’œuvre peint forme la part essentielle de sa contribution aux arts, n’hésite pas à entraîner son lecteur dans les sentiers ardus de la géométrie d’Euclide, en se servant des propriétés des angles. Il expose et illustre l’avancée de sa pensée en la matière comme une nouvelle “démonstration”, écrite cette fois, et accompagnée de figures.
13. Après avoir annoncé dans sa dédicace à Brunelleschi un Livre 1 “entièrement mathématique”, il écrit au début de celui-ci : “Je demande instamment que l’on considère qu’en tout cet exposé, je ne parle pas de ces choses en mathématicien mais bien en peintre”. S’il ne nie pas la source savante, il ne souhaite donc pas en faire toute la démonstration mais en dégager une application commode.
Sur ce point, il est significatif de voir Filarete, dans son Traité d’architecture (vers 1460-1464), évoquer la figure tutélaire de la perspective, Brunelleschi, en insistant sur le rôle du miroir dans sa découverte, puis développer sa leçon de perspective suivant l’exemple d’Alberti...

La comparaison des méthodes apportent encore des éléments de réponses sur les orientations différentes des deux hommes.

Les points communs existent. Le schéma I, 13 de Piero, déterminant la distance externe, fait évidemment songer à la règle albertienne. La diagonale apparaît dans les deux démarches. Mais il est symptomatique de voir que l’auteur de La perspective en peinture fait dudit schéma un élément pivot, pour établir l’aspect descriptif appliqué au réél, qu’il délaisse ensuite, tandis que l’architecte toscan fait de sa règle l’outil “commode” et indispensable de sa méthode; son caractère “passe-partout” introduit un élément d’arbitraire, qui abstrait la peinture en perspective de son cadre.

Un renversement se constate pour le rôle de la diagonale : il est, si l’on peut dire, central chez Piero puisqu’il est l'’outil servant à déterminer la profondeur, tandis qu’Alberti en fait un élément accessoire de vérification. C’est en cela, d’ailleurs, que l’on peut dire que “l’excellente méthode” de ce dernier différait sans doute encore du procédé de Brunelleschi pour sa deuxième démonstration. C’est ce qui a pu motiver Piero à écrire son traité, à une époque à laquelle, manifestement, on avait perdu les fondements de la démarche de l’inventeur.

Détermination de la distance selon Piero

Règle d’Alberti

Il est, en tout cas, tentant de rapprocher les deux variantes de la double terminologie attachée à la perspective. L’invention de Brunelleschi et le traité de Piero, par le lien très fort, en miroir, existant entre les deux espaces, peints et “rééls”, par l’importance de la notion de projection (ou de dégradation) reflétant l’aspect des choses, appellent la qualification de prospectiva, d’ailleurs intégrée dans le titre de l’écrit (De prospectiva pingendi). L’inscription par Piero de “l’œil” dans ses schémas, instaurant l’identification entre point de vue et point plus tard appelé de fuite, est sans doute très consciente et remarquablement parlante14 . Comment ne pas songer alors, à nouveau, au procédé du miroir employé par Brunelleschi, installant l’œil du spectateur au même point du panneau représentant le Baptistère?
14. Rappelons qu’historiquement, cette terminologie connotée de point et lignes de fuite (comme une course vers l’infini) ne s’impose vraiment que par la suite : Alberti évoque un point central d’où il tire des lignes droites vers chacune des divisions de la base, “et ces lignes me montrent comment les quantités transversales successives changent d’aspect presque jusqu’à l’infini”; Piero nomme son point A “l’œil” (I, 2 ou II, 2, par exemple). La figure I, 13, déjà évoquée et qui constitue un point de contact avec la méthode d’Alberti, suggère une assimilation consciente par son auteur du point de vue (selon Alberti) et de l’ “œil” “dans le lieu déterminé” (selon II,2), c’est-à-dire “le lieu sur lequel on doit dégrader ledit plan”, lorsqu’il les nomme pareillement A. En se servant, la plupart du temps, de l’œil, l’artiste mathématicien renforce l’impression d’effet miroir associant point de vue et point de fuite.

La méthode d’Alberti, qui n’évoque pas l’environnement où la peinture doit prendre place et les relations que cela peut impliquer avec le spectateur, et qui rencontre pleinement son idée d’une fenêtre ouverte, mériterait plutôt l’appellation perspectiva (“vue au travers”). C’est naturellement qu’elle fut ensuite nommée “perspective des peintres” puisqu’elle constituait celle en usage grâce à sa simplicité universelle et indépendante de toute contrainte spatiale. C’est sans doute elle qui motive l’abondance des dallages dans les peintures du temps et il faut bien remarquer qu’il s’agit d’un support détaillé chez Alberti alors qu’il n’est qu’accessoire chez Piero.

Pour donner une brève illustration de la problématique, il me semble bon d’évoquer ici quelques unes de ses premières applications proprement artistiques de l’invention de Brunelleschi, en particulier celles de Masaccio, Donatello et Ghiberti : nous verrons que la “perspective des artistes” (pas seulement des peintres) s’y livre déjà dans toute sa complexité.
La Trinité de Masaccio (Florence, église Santa Maria Novella. Vers 1425-1427). Perspective, lieu réel et feint.
Autant que l’on sache, la toute première application manifeste conservée en peinture de la perspective, pour un sujet d’histoire, a trouvé place dans une des chapelles de l’église Santa Maria Novella de Florence15 . Filippo Brunelleschi et son cadet Tomaso dit Masaccio (1401-1428) étaient liés d’amitié en sorte que la participation de l’orfèvre et architecte (occupé alors à la réalisation de la coupole du Dôme) dans l’élaboration du schéma perspectif, si apparent dans ce décor, est volontiers suggérée. La fresque porte d’ailleurs trace d’un quadrillage (visible dans le personnage de la Vierge, notamment) qui confirme l’attention géométrique portée à l’exécution.


Masaccio, Trinité, Florence, Santa Maria Novella. Fresque, vers 1425-7. Détail

15. La fresque est réalisée au plus tard avant le départ du peintre pour Rome, en 1428. Nul ne la situe avant 1425 (cf. Luciano Berti et Rossella Foggi, Masaccio. Catalogue complet des peintures, 1990, trad. fr. Paris, 1991). Le chantier contemporain voire tout juste antérieur de la chapelle Brancacci du couvent florentin de Santa Maria del Carmine propose également des indications fiables de perspective. Toutefois, la démonstration n’en est pas aussi éclatante dans la mesure où la vérification (au sens d’Alberti) n’y est pas vraiment possible, concernant la distance; de fait, les sujets ne sont pas présentés suivant un point de vue privilégié mais par niveaux et par murs. Il ne faudrait pas y voir une restriction de la perspective mais une utilisation à d’autres fins, conduisant les artistes à isoler des tableaux comme autant d’ histoires.
Choix perspectifs et programme. L’analyse de l’emploi de la perspective centrale (telle qu’inventée par Brunelleschi) dans cette Trinité est particulièrement instructive. Le point central s’en trouve situé au pied de la croix, au centre du niveau où sont agenouillés les donateurs. La distance imposée pour le point de vue est d’environ 4,50m16 . Le spectateur qui s’y conforme se trouve dans les conditions optimales pour percevoir l’effet recherché, et pour comprendre l’articulation élaborée par l’artiste dans la transcription imagée de son programme. Car la hauteur de la ligne de fuite (comprenant points central et de distance) correspond à celle de son regard17 .
16. Les estimations faites ici résultent des mesures du schéma perspectif rapportés à la hauteur du regard.
17. En prenant pour base le braccio florentin (0,58 m.) et en fonction de la remarque d’Alberti selon laquelle “la longueur la plus commune du corps d’un homme est de trois bras” (I, 19), on peut situer la hauteur de “l’œil du Quattrocento” vers 1,60 m.

Il s’agit d’abord de présenter au fidèle un dogme, celui de la Trinité, point de doctrine à vénérer et respecter. Il est matérialisé par ce que l’on nomme également le “trône de grâce” : Dieu le père soutient la croix sur laquelle est cloué son fils, la colombe s’intercalant entre leurs visages18 . La contamination avec le thème de la Crucifixion a conduit à disposer au pied de la croix la Vierge, regard perdu, montrant son fils de la main gauche, et saint Jean, mains jointes. L’ensemble occupe l’espace en renfoncement par rapport au plan du mur régi par l’implacable schéma perspectif de la voûte à caisson.
18. Pour des exemples contemporains, voir Philippe Verdier, “La Trinité debout de Champmol”, Études d’art offertes à Charles Sterling, 1975, p. 65-90.

Ainsi se trouvent mis en relief deux lieux :
- celui des donateurs “devant” l’image doctrinale, sur une marche au-dessus de la table d’autel;
- sous celle-ci, feinte au bas et censée également faire saillie, le squelette abrité en un tombeau transparent.

Ces lieux, éminemment terrestres, sont supposés appartenir à l’espace du sanctuaire : le discours s’articule avec simplicité, rigueur et efficacité dans le sens d’une actualisation du dogme. L’élément de doctrine “s’incarne”, se manifeste dans l’Histoire lors de la Crucifixion dont la Vierge et saint Jean sont les témoins privilégiés; les donateurs, pour leur part, présentent autant qu’ils adorent l’image qu’ils ont souhaité en avoir, préoccupés de leur salut par-delà la mort. Cette mise en scène devait prendre un sens tout particulier lors de l’élévation de l’hostie au-dessus de l’autel.

Jeux de miroir.
L’impact en est d’autant plus fort que la perspective donne à l’illusion une rigueur géométrique, en sorte que le fidèle peut perdre la notion des espaces, réel et peint. Masaccio en joue pour différencier ces espaces autant que pour les relier, établissant une hiérarchie spatiale nette tout en suggérant que ces lieux communiquent. Seul le jeu des couleurs (en nombre limité et réparties avec attention) pouvait désigner le monde de l’image; encore fallait-il en prendre conscience et déjouer au passage l’allusion à la sculpture.

Assigner un point de vue, unifier et structurer l’espace fictif, lui donner une cohérence géométrique, mesurable, désigner par le point central ou les relations instaurées par les lignes de fuite un aspect important du dispositif de l’image : l’essentiel du rôle de la perspective, dans le cadre des préoccupations nouvelles des artistes depuis Giotto, est présent dès l’abord.

Dans la recherche de vraisemblance (plutôt que de réalisme, puisqu’aussi bien la perception par l’œil - ou plutôt les yeux - obéit à d’autres règles), le rôle du dessin, de la forme géométrique s’est progressivement imposé jusqu’à permettre l’emploi de calculs donnant une cohérence mathématique, de l’ordre de l’esprit, au produit du travail du peintre19 . Aux conceptions immobiles et volontairement étrangères, d’un autre monde, qui avaient eu cours durant le Moyen-Age se substituent, dans toute l’Europe, la recherche du familier (au fidèle, au spectateur) et de la représentation du temps qui passe comme véhicule de réflexion, de méditation, et comme moyen de persuasion.
19. L’autre aspect essentiel dans cette quête du vrai-semblable est la référence à la poésie, et de plus en plus l’art oratoire (cf. notamment Michaël Baxandall, Les humanistes à la découverte de la composition en peinture, 1340-1450, Paris, 1989). L’économie expressive de la Trinité en témoigne à sa façon. Pour l’empreinte qu’en porte aussi le traité d’Alberti, voir l’introduction de S. Deswarte-Rosa citée n. 1.

Le jeu qui peut en être fait y apparaît même déjà. Masaccio laisse entendre que les éléments de la Trinité, qui échappent aux raccourcis affectant la Vierge et saint Jean et se trouvent ainsi dissociés du schéma perspectif général par ailleurs rigoureux, relèvent de l’incommensurable, de l’ineffable. Ils échappent ainsi à la discipline du peintre mais dans la seule mesure où la perspective qu’il utilise le leur accorde.

Perspective humaniste. Sur le long terme, la perspective apparaît donc comme un moyen de rationnaliser l’espace, et plus encore de donner à l’image, essentiellement sacrée, les caractéristiques de l’univers matériel et quotidien du spectateur. Sur ce point, la Trinité de Masaccio réalise d’emblée des aspirations qui, un siècle plus tard, aboutiront au conflit entre orthodoxie religieuse et expression artistique, tant dans les relations difficiles entre Protestantisme et images que dans le courant paradoxal du maniérisme. Les développements parallèles d’une forme privée de dévotion et de l’art comme discipline intellectuelle purent aussi bien déboucher sur le rejet de toute médiation imagée dans la pratique de la foi (iconoclasme protestant) que sur l’affirmation de l’artiste maniériste comme intermédiaire tout-puissant, créateur et illusionniste, voire interrogateur.

La fresque de Masaccio ne va pas jusque-là : elle désire, comme cela sera encore envisageable jusqu’au temps de Raphaël, une harmonie constructive entre la pensée antique (que matérialise ici l’architecture) et la foi, un humanisme chrétien. On comprend que le nom de Brunelleschi ait pu être proposé comme partie prenante de cette fresque. À la lumière de ce qui précède, il y a tout lieu de lui assigner comme modèle la prospectiva, dans ses ambitions aussi bien que dans le probable procédé.

Comme pour les panneaux de Brunelleschi, la Trinité de Masaccio utilisait la perspective pour restituer un espace tridimensionnel de plain-pied avec celui du spectateur. Le peintre, peut-être aidé de l’architecte, devait concevoir un espace dans le prolongement de celui de la chapelle, en calculer tous les éléments et leurs distances tout à fait comme s’il s’agissait d’un lieu réel. De même que pour l’image du baptistère, le spectateur est requis de s’installer en un point précis pour en goûter pleinement l’effet. La plupart des emplois postérieurs de la perspective sont moins contraignants et se rattachent plutôt à la perspectiva.

Humanisme et foi. Le cas Uccello.

Paolo Uccello (1397-1475) fut très vite, et de façon ambigüe, associé à la perspective et à son inventeur. Manetti écrit : “Ensuite, Paolo Uccello, et maints peintres encore, voulurent le contrefaire et l’imiter; j’en ai vu plus d’un, et jamais personne n’a été si adroit” que son inventeur. Car l’approche d’Uccello, en effet si déroutante lorsqu’elle est envisagée à l’exemple de Masaccio et Brunelleschi, est tout autre : la perspective lui apparaît comme le témoin d’un arrangement mathématique qui délivre la clé d’un ordre supérieur.

Dès lors, elle peut et même doit affecter des éléments qui ne sauraient l’être, c’est-à dire tout ce que ne présuppose pas nécessairement une disposition perpendiculaire dans l’espace. Des parterres gazonnés géométriques indiquent le lieu du combat entre saint Georges et le dragon, dans la version de Londres (ci-contre), pour manifester le dessein de Dieu, que traduit encore une utilisation toute emblématique de la couleur. Tout est joué, et le monstre peut déjà être tenu en laisse par la princesse.

Dans la Bataille ou plutôt la Victoire de san Romano partagée par les musées du Louvre, des Offices et la National Gallery de Londres, les lances tombent au sol suivant un schéma perspectif - signe de l’appui divin à la victoire des Florentins sur les Siennois. L’invention de Brunelleschi est ici utilisée pour définir un espace signifiant - mais ne régit pas toute l’image : Uccello en isole le fond, rupture calculée pour distinguer deux lieux que l’image associe de façon éloquente, la victoire au premier plan permettant les scènes familières du fond. L’espace ainsi défini échappe à l’empirisme et débouche sur une divinisation de la perspective, effectivement conçue comme une “forme symbolique”.

La notion de distance est le moyen de produire la mesure comme l’incommensurable, de créer la norme comme l’écart, de renvoyer à l’homme ou à Dieu ... De ce constat, déjà perçu chez Masaccio, naît toute la conception quasi-mystique d’Ucello en matière de perspective. C’est cette grille de lecture particulière qu’il faut opposer aux anecdotes de Vasari (1511-1574) à propos du “fou de perspective” qu’il fut20 . La réprobation du peintre-historien (et de Manetti, dès 1480) témoigne de son incompréhension et d’une première limitation de l’usage qui pouvait être fait de l’invention de Brunelleschi.
20. Au reste, le parcours de son œuvre malaisé à reconstituer laisse difficilement percevoir l’apport constructif de la perspective pour lui. Il semble plutôt la recevoir comme un élément véritablement providentiel à son goût, mais pas nécessairement rationnel.
Le Festin d’Hérode de Donatello (Sienne, Baptistère). Perspective, rigueur et expressivité.

Revenons aux temps héroïques pour évoquer la première en sculpture, cette fois. Le bas-relief réalisé par Donatello pour le Baptistère de Sienne ouvre la série d’œuvres en la matière utilisant à plein les ressources et les supports usuels de la perspective centrale. Comme les panneaux de son inventeur et la fresque de Masaccio, il en conserve quelque chose de démonstratif.

La contemporanéité avec la Trinité est frappante : ce que l’on sait de l’ouvrage de Donatello donne pour année butoir de réalisation 1427, la commande paraissant remonter à 1423; en sorte que la sculpture pourrait légèrement anticiper sur la peinture en ce domaine. Rappelons que c’est cette double affirmation de la perspective vers 1425 qui rend peu plausible une invention par Brunelleschi dès avant 1413 et sans écho immédiat.

Validité du schéma. De même doit-on s’interroger sur la pertinence des propos qui remettent en cause la rigueur de la construction perspective opérée dans ce bas-relief - et ce, le plus souvent à propos du point central, qui n’est pas, il faut le rappeler, l’élément déterminant de la découverte de Brunelleschi. En fonction, peut-être, de la qualité de la reproduction ou de l’épaisseur de l’instrument traçant les lignes du réseau perspectif, entre autres, on a supposé au moins deux points de fuite.

Pour ma part, et en toute conscience de ce que ce genre de reconstitution a posteriori peut avoir d’approximatif, les lignes tant des éléments architecturaux de la partie supérieure que du dallage au sol convergent vers un point (à tout le moins une zone de très faible ampleur) nettement localisable : au centre, au niveau du parapet du mur de séparation entre la salle du festin et les autres lieux s’étageant vers le fond. Les points de distance repérables grâce aux diagonales du pavement sont, dans le même mesure, corrects. Le point de vue suggéré se trouve moyennement éloigné21.
21. Hors cadre, la distance imposée est d’environ 90 cm, selon des proportions (distance/hauteur du point central) un peu moindre que pour la peinture de Masaccio. Le schéma qu’en propose Martin Kemp (The Science of Art, Yale -Londres, 1990, trad. it., Rome, 1994, p. 24) choisit sans argumentaire de tirer ses diagonales en utilisant un rapport largeur/profondeur de 1:2 dans l’utilisation du dallage, ce qui produit une distance très courte. Or, l’emploi de la perspective (Alberti et Piero insistent sur ce préalable) s’appuie sur la dégradation du carré ou d’un quadrillage.

La perspective comme soustraction. La taille de l’œuvre (60 cm x 60 cm), avec des personnages de faibles dimensions, interdisait tout effet illusionniste tel que celui de la fresque florentine. La destination de ce Festin d’Hérode, panneau ornant une cuve de baptistère, suppose une situation proche du sol ayant pu susciter le point central placé haut, afin d’installer une continuité entre espaces feint et réel.

De cette contrainte, Donatello a tiré un parti qui fait songer à la “méthode” d’Alberti, basé sur le canon humain : sa hauteur semble en rapport, en effet, avec celle des protagonistes de la scène. Chez l’auteur du De pictura22 , la hauteur du point de vue est proposée comme une convention liée à la mesure du braccio dans son rapport avec l’homme, donc hors de toute considération née du cadre devant recevoir l’œuvre (à la différence des exemples précédemment discutés de Brunelleschi et Masaccio).
22. Ce que l’on sait de la vie d’Alberti conduit à faire de l’œuvre de notre sculpteur un précédent à la méthode du théoricien qui ne s’installe à Florence, où il se lie alors d’amitié avec Brunelleschi et Donatello, qu’en 1434. La levée de son bannissement en 1428 lui autorisait un séjour cette année-là dans sa ville natale, mais il demeure pour l’heure hypothétique.

Tout en proposant une image “à la mesure de l’homme” la regardant d’une position surélevée, Donatello en faisait ainsi un tout cohérent, le dégageant clairement des panneaux réalisés par ses concurrents pour l’ornement de la cuve, Jacopo della Quercia et Lorenzo Ghiberti, notamment, des univers desquels il se soustrayait. Ce compromis correspondait à la situation même de l’œuvre, insérée dans un ensemble dont son auteur n’avait pas la maîtrise.

Compte tenu de la technique du bas-relief en bronze (qui se prête matériellement moins à la restitution d’un schéma géométrique que la peinture), la perspective centrale semble parfaitement conduite23 .
23. L’avis de Richard Turner (La Renaissance à Florence, éd. fr., Paris, 1997, p. 99), qui suggère que les approximations qui ont pu être relevées soient dues aux contingences matérielles de l’exécution, et donc suppose la volonté manifeste d’un emploi précis de la perspective brunelleschienne, me semble tout à fait raisonnable.

Que révèle son dispositif
?
Le premier point concerne l’effet cinétique des lignes dites “de fuite”. Elles conduisent donc le regard vers un point du mur de séparation entre la salle où se tient le festin d’Hérode et les autres pièces dans la profondeur, qui sont autant de lieux des péripéties de l’histoire aboutissant au premier plan. Elles accompagnent la dynamique temporelle mais provoquent plus encore une rupture entre ces préliminaires et la scène principale, montrant la présentation de la tête du Baptiste au roi. L’association avec le travail en relief semble la projeter dans l’espace du spectateur.

L’ensemble du schéma perspectif, instrument de mesure objectif (en relation avec les objets qu’il retranscrit d’un seul point de vue), pose un cadre rigoureux, mathématique et froid. Donatello le fait frissonner du drame qu’il reçoit par les décalages qu’il installe et le contraste produit par sa facture nerveuse.
Des diagonales réunies en V relient Hérode et le personnage présentant le trophée, celui-ci et le personnage véhément, ce dernier et son voisin terrifié. Elles installent des vides expressifs, reculs effrayés, avancées insistantes.

Le couple de part et d’autre du point central, logé dans un de ces vides, résume les réactions à l’horreur et y renvoient alors que celle-ci se trouve disposée par l’artiste sur l’un des côtés du bas-relief.

En donnant une assise mesurée (ou mesurable) aux lieux du drame, la perspective renforce l’aspect expressif par le contraste entre rigueur géométrique et souffle de l’histoire, transcrit par les attitudes et la gestuelle. Par la relation qu’installe la perspective centrale, cette histoire interprétée avec les moyens de la réthorique oratoire doit toucher le spectateur dans son quotidien. S’opère alors un retournement du regard posé sur l’œuvre de l’artiste, qui ne s’offre plus comme un prolongement vers l’ailleurs céleste mais comme un reflet de l’univers terrestre. Autant dire comme un miroir...
Le Jacob et Esaü de Ghiberti (Florence, Baptistère, “Porte du paradis”). En guise de parcours, une perspective “albertienne” ?

Il est difficile de démêler la part de vérité dans la légendaire présentation des relations entre Brunelleschi et Lorenzo Ghiberti (1381?-1455), dont on dit volontiers qu’ils se détestaient cordialement. Deux grandes occasions les ont réunis :
- le concours pour la porte nord du Baptistère sur le thème du Sacrifice d’Isaac (1401-1403),
- et les études pour la réalisation de la coupole de la cathédrale Santa Maria del Fiore (vers 1420).

Tour à tour, l’un et l’autre en ont tiré leurs titres de gloire. Dans sa dédicace à Brunelleschi de son Della Pittura, Alberti prend soin de les associer dans l’éloge (comme à Donatello, Masaccio et Luca della Robbia). C’est alors que Ghiberti réalise ce qui allait lui valoir l’admiration de Michel-Ange, qui lui donna le nom de Porte du Paradis : le portail Est du Baptistère de Florence (1425-1452).


Dans ses Commentaires écrits à la fin de sa vie, Ghiberti lui-même le présente comme son effort le plus abouti, et parmi les arguments autorisant sa fierté, il invoque l’usage de la perspective24 . Trois des panneaux sont en effet régis par des schémas perspectifs manifestés par des architectures ou des pavements. Le plus fréquemment évoqué, parce qu’il a quelque chose d’exemplaire, est celui de L’histoire de Jacob et Esaü.
24. Une ambiguïté plane sur la façon dont il pouvait entendre ce mot, selon l’emploi médiéval d’optique ou suivant l’acception qui tendait à le rapporter à l’invention de Brunelleschi.

Au même titre que le bas-relief de Donatello, la construction en perspective centrale est conduite avec détermination. La distance de perception suggérée se situe à moins d’1 mètre. Le point de vue légèrement plongeant est un autre point commun avec le précédent du Baptistère de Sienne, que Ghiberti ne pouvait que connaître. Toutefois, on peut se demander si la source par laquelle ce dernier a su la pratique de la perspective est bien son collaborateur sur le chantier siennois.

Une perspective hors contexte.
Le premier hiatus tient précisément dans l’option d’un point de vue haut : le panneau devait prendre place à un endroit déjà élevé, à plus de 2 m. du sol. Le schéma ne répondait donc pas aux nécessités d’un point de vue comprenant le panneau comme un prolongement de la réalité.

La démarche est voisine de celle d’Alberti, ce que confirment encore deux remarques : Ghiberti ne fait pas partir les lignes de son pavement directement de la base du panneau mais de traits verticaux qui divisent celle-ci en neuf compartiments, dans l’épaisseur du dallage; en reportant la mesure ainsi déterminée sur la femme au tout premier plan à gauche, de dos, on retrouve la proportion humaine évoquée par Alberti par rapport au braccio (1 homme = 3 bras).

L’impact du programme.
La commande de la “porte” est passée auprès de Ghiberti en 1425, vers l’époque des premiers témoignages d’applications de la perspective par Masaccio et Donatello. L’élaboration en est lente, passant par une réflexion sur le premier programme (à laquelle l’humaniste Leonardo Bruni participe), d’abord prévu sur un schéma commun aux autres portes, dotées de 25 panneaux. L’ensemble est finalement réduit à 1025 . Néanmoins, le programme s’en est-il trouvé diminué? Sans doute pas, à en juger sur notre exemple où sont réunis différents épisodes de l’histoire de Jacob : il fut apparemment décidé de traiter l’iconographie de départ, abondante, dans l’espace restreint de dix “tableaux”.
25. Sur cette élaboration et les témoignages pour sa chronologie, voir John White, Naissance et renaissance de l’espace pictural, éd. fr., Paris,1992, p. 179-180, n. 9.

Cela fut possible notamment grâce à la perspective centrale. L’examen du panneau de L’histoire de Jacob est, sur ce point, éclairant : le schéma sert à cibler et ordonner les différents épisodes conduisant à la bénédiction d’Isaac convoitée par Jacob, située à droite. L’architecture et le dallage qui le rendent manifeste servent aussi à délimiter des lieux auxquelles correspondent des actions.

La perspective comme grille de lecture.
Le point de départ se situe dans l’espace indiqué par le point central : non le début de l’histoire mais le moment où Jacob obtient d’Esaü le droit d’aînesse contre un repas de lentille. Il prend place, dans la profondeur, sur le plan médian. Le jeune chasseur affamé a laissé choir son arc à ses pieds et, doigt levé, fait sa demande (a). À gauche tout au fond se trouve la chambre où vient d’accoucher Rebecca, dont le cadet Jacob est le préféré (b). Tout en haut à droite, sur le toit, la mère exprime sa requête en faveur de celui-ci auprès de Dieu, dont le geste ouvert de la main semble exprimer son accord (c).
a b c
Au premier plan à gauche, trois femmes, des suivantes, conversent (d); la perspective les relie à la couche de Rebecca tandis que leur canon les associe à la scène toute proche où Esaü, prêt à partir à la chasse, reçoit d’Isaac (dont il est le préféré) la promesse de sa bénédiction au retour (e). Les suivantes ont aussi sans doute, dans l’esprit de Ghiberti, un rôle d’élément d’agrément à l’antique, en même temps que l’une d’elles, on l’a vu, donne la “mesure” de l’œuvre. À droite, du fond vers l’avant, Esaü part l’arc sur l’épaule, Rebecca et Jacob complote pour berner le père, devenu aveugle, et au premier plan, le fils travesti parvient à ses fins (f). d e f
L’organisation ne propose donc pas un suivi linéaire du déroulement de l’histoire mais une compartimentation dont la perspective centrale donne la clé : en écho, la promesse d’Esaü à Jacob et celle d’Isaac à son fils aîné. La profondeur dispose en toile de fond les initiatives soutenues par Dieu de Jacob et de sa mère, tandis qu’au premier plan, les actions du père respectant la tradition se trouvent prises en défaut.

Indication, mise en relation, utilisation significative de la profondeur, tout cela correspond aux possibilités de la perspective centrale que vont exploiter nombre d’artistes au cours des siècles. De ce qui aurait pu être désordonné sans elle, Ghiberti tire une image composée en lieux balisés, clarifiant le propos : le traitement ici proposé de l’histoire de Jacob n’est pas seulement narratif (suivant un goût “gothique international”) mais significatif de la supériorité du Dieu incarné dans le Christ sur la Loi, de l’esprit sur la lettre.

Comme chez Donatello, la perspective sert donc autant à réunir (les différentes péripéties) qu’à isoler (les épisodes clés, et le panneau lui-même par rapport aux autres). Comme dans le précédent siennois, le sculpteur-orfèvre joue avec le cadre, la jeune suivante à gauche et Rebecca à droite venant à le dépasser; ce qui sert autant à “passer outre” qu’à signaler son rôle de limite, et par conséquent la communication entre mondes virtuels et réels. Donatello fait, lui, passer des personnages derrière, comme Giotto avant lui. Avec Ghiberti, nous sommes bien plus en présence d’une “fenêtre ouverte” que face à un miroir, comme pourrait à l’inverse le suggérer la fresque de Masaccio, voire le Festin d’Hérode. De fait, la perspective centrale va privilégier cette solution, à partir de la perspectiva et d’Alberti, négligeant l’option miroir.

Fortune de l’invention et de ses avatars
Cette option suggérait une équivalence très forte entre les deux espaces, ou du moins un haut niveau d’échanges. Pour l’artiste, elle impliquait une astreinte à la géométrie qui pouvait vite devenir une contrainte, et pouvait encore le subordonner à un domaine étranger. La querelle entre Bosse et certains membres de l’Académie royale de peinture et de sculpture au XVIIè siècle en France est, à ce titre, symptomatique.

Le graveur, conseiller en perspective de l’institution, voulait en faire une règle incontournable. Ses adversaires, Errard et Le Brun en tête, faisaient de la faculté de jugement de l’artiste la pierre d’angle de la libéralité de leur profession. En pratique, cela les conduisait à des solutions médianes pour le grand décor, pour lequel ils refusaient la trop grande sujétion (c’est-à-dire la soumission stricte aux lois de la perspective géométrique selon un point de vue précis).

La perspective centrale avait pourtant été l’un des éléments de la promotion de leur art à laquelle la fondation de l’Académie est liée. Dans les années 1660, néanmoins, cette conquête (que Varin, La Hyre, Vouet ou Stella ont particulièrement promue sous Louis XIII) n’est plus un enjeu, même si les artistes qui se présentent à la réception dans l’institution ne manquent pas d’en faire étalage. Le cas du dessin préparatoire d’Antoine Bouzonnet Stella à ses Jeux pythiens (1663-1666) (ci-contre) est exemplaire d’une utilisation de perspective “intégrée”, dans laquelle on perçoit l’intérêt de cette invention quand bien même il n’y aurait pas d’architectures ou de dallage d’importances : l’ensemble des proportions dans la profondeur peut ainsi être établi.

Miroir, orfèvrerie et gravure en perspective.
Ceci permet de revenir sur l’invention de Brunelleschi. Son caractère “manifeste”, soutenu par l’architecture et les éléments requérant l’usage de l’angle droit, parcourt le XVè siècle italien, se prolonge et réapparait notamment lors du règne de Louis XIII et de la régence d’Anne d’Autriche, au bénéfice des revendications des artistes en faveur de leur statut social. L’aspect intellectuel de l’art ainsi mis en évidence passe par le recours à la géométrie.

La perspective centrale de Brunelleschi n’était pas la seule solution trouvée dans cette quête du vraisemblable : en France au XVè siècle, les choix de Jean Fouquet s’appuyant pareillement sur l’optique ont produit d’autres perspectives astreintes aux déformations semi-circulaires que peut suggérer la forme de l’œil. Il pouvait y avoir là une surenchère de la part du Français, et il ne fut guère suivi : la plupart des successeurs de Brunelleschi, Alberti et Piero ont recherché la simplification.

Miroirs, démonstrations et vérification.
On ne peut ignorer ici, également, un autre usage contemporain du miroir : celui fait par Jan van Eyck pour le double Portrait des époux Arnolfini. L’analyse de la perspective suivant le schéma brunelleschien ne lui confère pas toute la précision qui pourrait en être attendu, les lignes de la chambre ne faisant que converger vers une zone centrale assez large. Plutôt que d’en faire, pour cela, une œuvre retardataire, il faut insister sur la place du miroir, convexe, et noter la communauté de recherches dans la restitution d’un espace vraisemblable au point de paraître le reflet du monde du spectateur, qui anime les différents artistes européens du temps. Au demeurant, au même titre que l’aspect géométrique, intellectuel de la perspective centrale, le miroir flamand souhaite renvoyer une image très réfléchie du travail de l’artiste, qui signe juste au-dessus (“Jean van Eyck fut là”)...

Pour sa part, l’invention de Brunelleschi fut un instrument incomparable de la mutation commencée par Cimabue et Giotto, restaurant le dialogue entre l’art et son spectateur. L’œuvre n’est plus conçue comme le reflet lointain d’un univers transcendental auquel aspirer, détaché du monde. Au contraire, elle se présente comme le reflet de l’univers quotidien du fidèle, du commanditaire, du destinataire en général. Il est donc particulièrement significatif que la perspective centrale inventée par Brunelleschi ait pu être démontrée à l’aide d’un miroir. Il faut rappeler sa pratique de l’orfèvrerie, qui demandait le recours à l’inversion pour le projet initial, et qu’il mit à profit pour le miroir plan et le ciel du panneau.

Alberti, quant à lui, évoque aussi l’emploi du miroir, mais pour un autre genre de vérification : pour juger de la qualité de la composition (II, 46)26.

“Je ne sais pourquoi les choses peintes exemptes de défaut sont gracieuses devant le miroir. Mais il est remarquable que toute erreur de peinture est accusée dans le miroir. Ce qui est emprunté à la nature doit donc être corrigé par le jugement du miroir”.
26. C’est sans doute cette phrase à l’esprit et avec le goût affirmé du paradoxe artistique propre au maniérisme que Le Parmesan a réalisé son célèbre Autoportrait au miroir convexe (Vienne, Kunsthistoriches museum), au bout du compte vérification du pouvoir créatif du peintre et du triomphe de l’art sur la nature.


Cette remarque fait suite à des considérations sur la couleur et son rôle dans le relief. Elle atteste du rôle du miroir dans la pratique artistique dès cette époque et fait de l’évolution de l’art vers la transcription d’un univers vraisemblable un corrollaire du perfectionnement des techniques de sa production. L’orfèvre Brunelleschi ne pouvait certes pas le négliger. Est-ce tout à fait un hasard si l’époque se caractérise aussi par la mise au point des différentes techniques de gravure, qui intègre également l’inversion dans son processus? Au demeurant, le lien entre orfèvrerie et gravure n’est plus à faire.

Inversion, création et re-création chez Jacques Stella.
Cela me permet de revenir à la vue du Palazzo Vecchio réalisée en 1621 par Stella. Tel Brunelleschi, il en a constitué une image inversée pour ensuite la graver dans le “bon” sens. Il a dû mesurer le réel comme lui, pour ensuite donner la mesure de l’espace de l’histoire dépeinte. Cette confrontation avec l’architecte fut sans doute capitale pour lui, comme celle avec Masaccio, et l’art qu’il s’efforce d’imposer à Paris retient bien toute la mesure et la solennité de la fresque de celui-ci, sans négliger sur le tard une expressivité que n’aurait pas reniée Donatello (même si elle doit peut-être plus à Giulio Romano).
Dans le processus même de sa création, Stella a volontiers recouru à l’inversion27 . Il le doit à sa formation florentine (par l’apprentissage de la gravure comme pour les exemples “démonstratifs” de l’art de peindre), à laquelle il peut encore rendre hommage par l’usage consommé des architectures et de la perspective.
27. Cf. Sylvain Kerspern “ ‘Jésus retrouvé par ses parents dans le Temple’ (1654) par Jacques Stella (Provins, église Saint-Ayoul)”, Gazette des Beaux-Arts, Juillet-Août 1989, p. 1-10.

“Il étoit tellement pratique que le tableau qu’il fit pour les Cordeliers de Provins, étant trop grand, et ne pouvant plus agir comme autrefois à de grands ouvrages, il fut obligé de faire renverser le haut en bas pour peindre le fond qui est une architecture fort belle et bien coloriée”.

Cette anecdote qu’André Félibien devait tenir des neveux et nièces de Jacques, les Bouzonnet, concerne une œuvre que ceux-ci ont vu peindre par l’oncle dans l’atelier en 165428 . C’est sans doute son dernier ouvrage “en grand” et par les résonnances que portent ces lignes du biographe, on peut y voir un résumé de l’art du peintre et de ce qu’il doit à sa formation florentine : travail en miroir, parfaite connaissance du dessin d’architecture et de sa perspective, dallage au sol...

Aux deux extrémités de son œuvre, dans deux ouvrages éminemment significatifs, Stella rendait donc un hommage évident au génie créatif de la renaissance florentine. À sa façon, il pouvait délivrer certaines des clés qui avaient conduit Brunelleschi à son invention. En 1621 comme en 1654, il ne manqua pas d’y inscrire son effigie - pour laquelle il devait évidemment recourir au miroir...
28. Cf. note précédente. Notons que cette architecture ouverte ne figure pas dans le dessin préparatoire de Worms.

Plus qu’aucun autre, sans doute, et par son travail même, Stella a contribué à l’instauration en France des “règles de l’art” issues de la Renaissance florentine. Simon Vouet a pu l’enseigner par l’importance qu’il donne au dessin, et Laurent de La Hyre, féru de mathématiques, avait les moyens d’en faire un ressort essentiel de sa production - ce qu’il ne fait vraiment, il faut le remarquer, qu’après le retour en France de Stella. Mais seul ce dernier le manifeste avec autant d’insistance et, pour tout dire, en fait la “démonstration” régulière. Un des exemples majeurs, et qui a pu dérouter Jeanne Lejeaux, est le carton de tapisserie pour Notre-Dame représentant Le mariage de la Vierge (Toulouse, musée des Augustins) (fig. 13) 29.
29. Les précédents du Pérugin et de Raphaël ne pouvaient que l’y inciter... Mais on le trouve aussi bien dès 1633 dans le dessin allégorique sur la mort du cardinal Borghèse (Louvre), dans le Jugement de Salomon de Vienne, sans doute d’une date voisine, et dans un ensemble de peintures d’architectures d’ordinaire attribuées à Lemaire qu’il faudrait lui rendre (cf. par exemple les peintures passées en vente le 3 décembre 1993 (Drouot, n°161 - Mucius Scaevola depuis publié par Jacques Thuillier, Jacques Stella, 1596-1657, Metz, 2006, p. 129; en fait, plus vraisemblablement reconnu comme Alexandre au tombeau d’Achille, par Jean-Claude Boyer, voir en dernier lieu Boyer 2009) et le 12 juin 1995 (Hôtel George V, n° 125, Le mariage d’Hercule) qui s’échangent des personnages et en empruntent d’autres à des œuvres incontestables de Stella, telle la Sainte Anne de Rouen; voir le montage ci-dessous).

Il s’inscrit en pleine
conscience dans le processus même de la Renaissance. Le retour à Alberti peut éclairer ce qui est à l’œuvre en cela, et précisément dans la dédicace à Brunelleschi.

“Je me suis souvent étonné et attristé qu’un si grand nombre d’arts et de sciences excellents et divins, dont nous voyons par les œuvres mêmes et par les histoires qu’ils étaient très abondants dans les très vertueux temps anciens, fassent aujourd’hui défaut comme s’ils avaient tout à fait disparu : peintres, sculpteurs, architectes, musiciens, géomètres, réthoriciens, devins et, comme ceux-ci, tous les esprits très nobles et très merveilleux, sont aujourd’hui très rares ou bien peu dignes d’éloges. J’ai alors pensé, en entendant partout cette même opinion, que c’était la nature, maîtresse des choses, maintenant vieillie et fatiguée, qui ne produisait plus ces géants ni ces esprits très grands et très merveilleux auxquels elle donnait naissance en des époques pour ainsi dire plus jeunes et plus glorieuses.
Mais après ce long exil où nous autres les Alberti avons vieilli, je suis rentré dans notre patrie, la plus ornée de toutes, et j’ai alors compris qu’en beaucoup d’artistes mais d’abord en toi, Filippo, et en notre grand ami le sculpteur Donat(ell)o et chez Nencio (Ghiberti) encore, et Lucas (della Robbia) et Masaccio, on trouve pour toute chose digne d’éloge un talent qui ne vous rend inférieur à aucun des artistes de l’Antiquité renommés en chacun de ces arts.”


Alberti se fait ici l’écho de la conception, alors courante et qui peut aujourd’hui nous sembler étrange, de l’évolution comme d’une chute, accréditée par l’Église (et qu’illustrera encore, à sa façon, Michel-Ange à la Sixtine); en sorte qu’il semble impensable de retrouver voire de dépasser l’Antiquité, païenne ou chrétienne.

Mais l’hommage même fait à l’ami architecte souhaite battre en brêche ce lieu commun, en recourant notamment aux prodiges qui ont permis l’élévation de la coupole de la cathédrale de Florence “sans le secours d’aucune poutre ni d’une grande quantité de bois”. Aussi ajoute-t-il : “Car cet artifice, si j’en juge correctement, qui était déjà chose incroyable à notre époque, n’a sans doute été ni connu ni su des Anciens”.

On en pourrait dire autant de la perspective centrale. Ce qu’elle permet, en restaurant un espace parcouru et familier, historié, est en pleine résonnance avec ce que suggère ici Alberti : si l’Antiquité peut avoir été dépassée par Brunelleschi alors que “pour les Anciens, parce qu’ils avaient abondance de modèles à imiter et de qui apprendre, il était moins difficile de s’élever dans la connaissance de ces arts supérieurs qui sont aujourd’hui pour nous si difficiles”, l’évolution ne peut plus apparaître nécessairement comme une récession. Ainsi, “la possibilité de s’attirer quelque louange pour son mérite dépendait tout autant de notre travail et de notre application que des dispositions favorables de la nature et de l’époque”.

L’invention de Brunelleschi apparaît donc comme un instrument privilégié d’un renversement fondamental de la conception du monde qui s’opère alors et que le terme même de Renaissance peut expliciter. D’une vérité délivrée et qui semble progressivement s’obscurcir, se corrompre au cours des âges dans la matière terrestre, l’homme de l’époque passe à la quête expérimentale, empirique de la vérité d’un monde à découvrir, à parcourir. Dans le miroir de Brunelleschi ou de Piero, s’inverse le destin de l’homme, de la Chute au progrès de la raison. Et la “fenêtre” d’Alberti peut effectivement s’ouvrir sur un monde à nouveau admirable...

S.K., Melun, 2008

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