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À Hayden et Raphaëlle. LA PERSPECTIVE CENTRALE RENAISSANTE. Ce fut ainsi que Philippe, fils du sieur Brunelleschi, le Florentin, trouva, je crois, la manière de faire ce plan; cela fut vraiment par une adresse subtile quil trouva par la raison ce qui se montre dans le miroir, bien que tu puisses voir à lil les mêmes transformations et les mêmes diminutions, en faisant attention. - (Filarete, Traité darchitecture, 1460-1464) Cest à cette époque quil conçut et mit en uvre lui-même ce que les peintres appellent aujourdhui perspective, parce quelle est une partie de la science qui consiste en effet à bien disposer et avec raison les diminutions et les accroissements qui apparaissent aux yeux des hommes des choses lontaines ou proches : maisons, plaines et montagnes, pays de toutes sortes et, en tout lieu, les figures et autres choses à la mesure convenable à telle ou telle distance doù cela est montré. Et par lui est née la règle qui fait limportance de tout ce qui sest fait depuis - (A. de Tuccio Manetti, Vie de Filippo Brunelleschi, vers 1480) |
La perspective mise au point à la Renaissance est sans doute lun des sujets dhistoire de lart disposant de la plus abondante bibliographie. Cela se comprend : elle se trouve au cur même de la mutation historique qui sopère alors dans les arts, de lunivers médiéval au monde moderne. Néanmoins, force est de constater que cette abondance a multiplié les approches sans véritablement clarifier les informations. Le but de cette étude est dy remédier à partir de la traduction récente en français de deux traités fondateurs sur la question (Alberti en 1435-1466 et Piero della Francesca), source déclaircissements sur le cheminement suivi par Filippo Brunelleschi (1377-1446), son inventeur 1 . De fait, si ce souci mest venu dans le cadre de mon enseignement à luniversité de Rennes-II (1997-1999), il ne sagit pas ici dun simple exposé pédagogique mais dune véritable tentative dexplication dun certain nombre de points obscurs ou laissés dans lombre, permettant dappréhender la nouveauté des procédés de Brunelleschi, afin de montrer que les approches respectives dAlberti et de Piero sont en fait des reflets de ses deux démonstrations, explicitant sa démarche et la fortune de son invention. |
1. Alberti, De la peinture. De Pictura (1435), traduction et préface de Jean-Louis Schefer, introduction de Sylvie Deswarte-Rosa, Paris, 1992 (Macula); Piero della Francesca, De la perspective en peinture, traduction de Jean-Pierre Le Goff, préface dHubert Damisch, postface de Daniel Arasse, Paris, 1998 (In Media Res). Lun et lautre sont dotés dune solide bibliographie. Rappelons que les premiers traités imprimés sont ceux de Gauricus (1504) et Pélerin (1505). Je suis le responsable des figures illustratives du présent travail. |
Témoignages et reflets. De la démonstration comme fait accompli. |
Notre point de départ est la fameuse démonstration en deux temps de Brunelleschi, mise en pratique de son invention qui a suffi à prouver son efficacité - dispensant malheureusement son inventeur de laisser trace écrite de ses éléments. Le témoignage principal dont nous disposions est celui de Manetti, rédigé plusieurs décennies après 2 : |
2. La traduction du texte de Manetti a été, ici, revue à partir de louvrage dHubert Damisch, Lorigine de la perspective, Paris, éd. 1993. |
Le texte définit la perspective de Brunelleschi comme le moyen de conférer à une image une exactitude formelle descriptive maximale, sinon illusionniste, depuis un point de vue privilégié, que ce soit pour la hauteur, la largeur et pour la distance. En loccurence, il sagit de vues (vedute) de monuments de Florence, ce quexplique la volonté démonstrative de linventeur : Manetti insiste sur ce que celui-ci semble avoir fait, concrètement, dans lespace, pour réaliser ses peintures, alors que ce quil a trouvé est du domaine du raisonnement et lui a servi pour reconstituer intellectuellement les lieux. Ce que les peintres appellent aujourdhui la perspective en est une extension, issue de cette démarche descriptive pour permettre de produire des espaces vraisemblables, mesurables, réglés sur des architectures ou toutes sortes de supports au tracé géométrique, tel le dallage. |
Une démonstration à travers le miroir. |
Ceci posé, il faut relever dans le texte de Manetti tous les éléments signifiants, en tout cas susceptibles de nous éclairer sur la démarche de Brunelleschi. Le biographe évoque un dispositif, dont il peut témoigner pour lavoir eu entre les mains, qui, dun point de vue particulier et assigné, permettait de vérifier limage peinte du baptistère à laide dun miroir. Le spectateur devait tenir contre son il le panneau avec la représentation de la vue orientée vers le miroir plan, tenu à distance de lautre main. Le premier point qui simpose, trop souvent négligé, est que Brunelleschi a peint une image inversée que le miroir doit rectifier pour quelle corresponde à celle de la réalité et quelle puisse lui être confrontée. Orfèvre de son état, il avait pu être confronté au procédé dinversion, et il sen sert dans lemploi illusionniste de la plaque dargent bruni du panneau peint pour refléter le ciel et pour inscrire les murs dans leur cadre naturel. Toutefois si le format octogonal, simple, du Baptistère facilitait éventuellement la tâche, la place des autres éléments entourant le monument sen trouvait évidemment bouleversée (pour la colonne san Zanobi, par exemple, cf. fig. 2 et fig.4). On peut donc raisonnablement penser que ce nest pas la virtuosité de lorfèvre qui a posé les jalons de la perspective mais un procédé raisonné (ce sur quoi tous les auteurs insistent) induisant une inversion à partir du motif. |
Le deuxième point concerne les implications rigoureuses du procédé. Il faut se placer à un endroit précis pour jouir au mieux de la vérification; ce qui revient à dire, puisque le procédé est tout intellectuel, que Brunelleschi a dû également calculer le point de vue, où il se serait installé sil lavait représenté sur le vif. Il faut observer un instant la topographie et les rapports entre les deux monuments évoqués, lun représenté, lautre abritant le point de vue, à laide dun schéma simplifié (fig. 1). Lexamen mesuré des lieux permet de constater la forme simple du Baptistère et une relation tout aussi proportionnelle pour lintervalle entre lui et la façade de Santa-Maria-del-Fiore. Il put ainsi déterminer un point de vue éloigné du Baptistère dune distance équivalente à sa largeur (55 brasses ou environ), niché dans la porte centrale de Santa-Maria-del-Fiore. |
Figure 1 |
Enfin, dernier calcul, il fallait imposer une distance entre miroir et panneau peint, en proportion de la distance du point de vue au panorama présenté, plus précisément jusquau temple de San Giovanni. Non que lobservateur ne puisse tâtonner, mais Manetti prend bien soin dindiquer le rapport en brasses réduites entre les deux distances, quil fallait respecter pour bien voir : le fait avait été transmis avec insistance. La largeur du panneau peint devait servir détalon. Ici interviennent les lois de réflexion de la lumière. Lorsquun rayon frappe une surface, langle quil constitue avec la perpendiculaire à cette surface (angle dincidence) est égal à celui de sa réflexion par rapport à cette même perpendiculaire (angle de réflexion). |
Tous ces calculs et les partis qui en découlent résultent de la méthode suivie par Brunelleschi. De ses principes et de la topographie particulière de la place du Dôme, propice au jeu des proportions, il a déduit les moyens de sa démonstration et tiré tous les calculs nécessaires. De leffet miroir, il sest servi pour intégrer un instrument plan de réflexion, donnant ainsi à son procédé un tour ingénieux et illusionniste particulièrement efficace, voire impressionnant. Il nous reste à trouver une méthode produisant un effet miroir dans la mise en perspective dun objet. Piero della Francesca entre en scène. |
Brunelleschi, loptique et la géométrie de Piero. |
Le traité de Piero della Francesca (ca. 1415-1492), De la perspective en peinture, expose et illustre lavancée de sa pensée en la matière comme une nouvelle démonstration, écrite cette fois, et accompagnée de figures 3. Il sappuie sur la géométrie dEuclide. Aussi aride en soit le cheminement, il nous faut le suivre pour bien comprendre le processus en cours, et ses bases. |
3. Son ouvrage est généralement daté des années 1470-1480. |
Son exposé débute par les démonstrations préalables des propriétés des angles pour les proportions, applicables à langle de vue (Toute quantité est perçue par lil selon un angle, I,1; Toutes les bases vues sous un même angle..., I,2, par exemple) et à lélévation perpendiculaire dune forme géométrique depuis le sol. Il convoque notamment la proposition 24 du Livre I des Éléments dEuclide, sur les triangles. Ce premier développement sachève sur la 10è de lOptique (du même), qui veut que les parties plus éloignées de plan situées au-dessous de lil paraissent plus élevées; il en déduit que de deux lignes (ou objets) de même hauteur élevés perpendiculairement au sol, la plus éloignée paraîtra plus petite. |
La deuxième phase pose le dessin, à partir dune ligne graduée servant de base, de lignes concourant en un point (fig. 3a). En traçant au-dessus de la base une parallèlle, ses segments, définis par les intersections avec les lignes rejoignant le point, seront proportionnés à ceux de la base selon le point de vue (cest-à-dire le point de concours de ces lignes) (I,8). Ceci dérive de la même proposition 24, à nouveau, et de la 21 du Livre VI des Éléments dEuclide. Ainsi sont posées les propriétés de ce que lon appellera ensuite les lignes de fuites et qui, ici, figurent les rayons du regard : elles donnent la proportion en largeur. |
Figure 3a |
La troisième phase fait appel à la proposition 34 du Livre I dEuclide à propos de la diagonale du carré qui permet le partage proportionnel dune parallèle à lun des côtés. Elle conduit à linstauration dun damier purement démonstratif puisque la figure suivante chez Piero (I,11) suggère un dispositif plus libre, articulé sur cette diagonale, sur lequel je vais revenir. Quoiquil en soit, le recours au plan carré forme le point de départ de létablissement du plan dégradé, sur lequel repose la méthode de Piero. |
Il établit dabord la projection ou dégradation du plan à traduire (correspondant au mur, au panneau ou tout autre chose où lon veut représenter les choses dégradées) sur une perpendiculaire à la base depuis le point de vue (fig. 3b). Cette transition se comprend comme nécessaire pour déterminer rigoureusement la distance au motif du spectateur, et donc la proportion de la profondeur que manifestent les distances entre les parallèles à la base du damier. |
Figure 3b |
Ensuite, la proposition 13 et sa figure fonde le passage du point de vue (extérieur) à lil, son équivalent au sein du schéma et qui correspond à celui où concourent les rayons, ainsi clairement associés au regard. Il dégrade le carré (damier, comme ici, ou non) sur la base depuis lil en installant son quatrième côté parallèlle à la base suivant une profondeur que la projection aura fixée, ou arbitraire. Dès lors, la diagonale intervient comme élément qui détermine proportionnellement la profondeur des différents points du plan dégradé (I, 15) : en premier lieu, les intersections avec les rayons (ou ligne de fuites) permettent de restituer le damier en installant les parallèles à la base (fig. 3c). Lemploi dun schéma plus libre, sans damier, conduit à tracer dabord directement les droites qui donnent la position en largeur jusquà la base, puis à les relier à lil. Les horizontales du plan carré (qui servent à la profondeur) sont rapportées à sa diagonale, et à partir des intersections avec celle-ci sont pareillement tracées dautres droites (perpendiculaires aux horizontales) jusquà la base, pour déterminer un point relié ensuite par une droite au point de vue. Les intersections avec la diagonale du plan dégradé désignent les points de départ dhorizontales qui rencontrent les lignes déterminant les largeurs, tracées au début, aux points de coordonnées dans le plan dégradé. Cest ce que montrent les tracés en couleur, dans la figure 3c ici. |
Figure 3c |
Il faut remarquer que cette méthode lamène aussitôt à dégrader un ... octogone, grâce à son format (aussi large que long) et à lemploi facile de diagonales. Puis, lobservation des figures quil dégrade ainsi et qui ne sont pas disposées frontalement (fig. I, 18; I,19 - à nouveau un octogone -; ou II, 1b...) conduit à constater un effet miroir pour lobjet lors de sa mise en perspective. Cela est dû aux positions respectives des diagonales du plan à dégrader et du carré dégradé. Comment ne pas penser, dès lors, à la première démonstration de Brunelleschi? De fait, jai reconstitué limage du Baptistère en suivant la démarche de Piero4 . Le résultat est probant (ci-contre), prêt pour le subterfuge du miroir plan... |
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4. Tout essai de reconstitution pose le problème de la fidélité au lieu et aux éléments représentés, dans leur ampleur. Je nai pu, comme Brunelleschi, prendre sur place toutes les mesures nécessaires à la réalisation de mes propositions et me suis basé sur des monographies des deux monuments concernés; mais une confrontation avec la réalité et ses chiffres précis ne devrait pas remettre en cause la justesse de mon approche dans ses principes. |
Optique/perspective : dater linvention. |
Dès 1413, Filippo est réputé expert en perspective, ce qui demande explication5. Le terme est clairement attaché aux arts de nos jours mais il ne lest vraiment que depuis Filarete (1460-1464), puis Manetti (1480) et Piero et sa perspective en peinture. Son titre, au demeurant, affirme quelle ny est que lapplication à son domaine dune discipline préexistente, en loccurence loptique à laquelle Euclide avait si puissamment contribué et dont le peintre tire son plan dégradé. |
5. Lettre du 10 août 1413 de Domenico da Prato à Alessandro Rondinelli : Ti ralegri trovandoti alcuna volta col perspettivo ingegnoso uomo Filippo di ser Brunellesco raguardevole di virtudi et di fama (Tu te réjouis de te trouver quelquefois avec lingénieux homme en perspective (ou optique) Filippo di ser Brunellesco considérable par les vertus et la réputation). Cf. Ugo Procacci, Chi era Filippo di ser Brunellesco, Filippo Brunelleschi, la suo opere et il suo tempo, Actes du Colloque International, Florence, 16-22 octobre 1977, 1980. |
On ne sétonnera pas que Brunelleschi se soit intéressé à cette science, aussi bien quà la culture mathématique des Anciens tant les applications dans le travail de mesure des monuments, lart de la construction ou de la composition sont nombreuses. Pas plus de la part de lorfèvre qui sculpta un Sacrifice dAbraham si fortement structuré par la figure géométrique du triangle, ou de larchitecte dont les notions de module et de proportion marquèrent si profondément et harmonieusement luvre construit. Il avait donc tout les moyens nécessaires à lélaboration raisonnée de son image du Baptistère alla Piero. Toutefois, il serait imprudent dassocier cette prouesse à la date de 1413. Les premières applications intégrales et purement artistiques sont la fameuse Trinité de Masaccio de léglise Santa Maria Novella à Florence et le Festin dHérode de Donatello pour le Baptistère de Sienne, toutes deux situées vers 1425 (abordées plus loin). Viennent ensuite dautres emplois, vers 1430, chez Fra Angelico, Ghiberti ou Lippi. Peut-on concevoir que notre homme ait inventé si tôt une méthode si précieuse à lart de peindre ou de sculpter, dont la démonstration a frappé les esprits, sans quaucune application nen ait été faite avant une douzaine dannées? Passe encore pour Masaccio, trop jeune alors, mais Donatello, avec qui Brunelleschi pourrait bien avoir mesuré les monuments romains dès la première décennie du XVè siècle? La lettre de 1413 ne doit donc pas consacrer linventeur, dès cette date, de notre perspective mais quelquun que les grandes connaissances en matière de perspective au sens ancien doptique vont conduire vers cet accomplissement, sans doute vers 1420-1425. Résumons-nous, à propos de cette première démonstration : - Brunelleschi aurait trouvé à partir de notions de géométrie et doptique la méthode plus tard rendue publique par écrit par Piero, produisant une inversion du motif. - Pour en faire la démonstration concrète, il sait quil peut se servir dun miroir et tire même avantage de linconvénient pour rendre plus spectaculaire son propos par un procédé ingénieux. - Le choix du motif (un octogone) et du point de vue répondent à un parti de simplicité, traduit encore dans leurs positions respectives et dans celles du miroir par rapport au panneau peint, dont les mesures sont proportionnelles pour saccorder à langle de vue adopté, tout aussi géométriquement élémentaire. |
Reflets. La perspective en direct chez Alberti. |
Toutefois, il faut bien le reconnaître, cette méthode a quelque chose de laborieux : le report des différentes coordonnées prend du temps et demande de la minutie. Elle oblige à concevoir à lenvers lobjet à dégrader en perspective. Aussi, on est en droit de se demander si la nécessité dune deuxième démonstration par linventeur ne vient pas de ces difficultés et de la volonté de présenter un procédé plus direct, peut-être à la demande de ses amis peintres et sculpteurs (qui navaient pas nécessairement dambitions descriptives). Malheureusement, les textes sont beaucoup moins diserts sur cette répétition et il est donc plus difficile encore de se faire une idée sur le processus suivi par Brunelleschi pour tirer de son invention la méthode simplifiée, sans miroir. Cette fois, cest vers Alberti quil faut se tourner. |
Lénoncé de la perspective centrale chez L.-B. Alberti. |
Alberti (1404-1472) est le premier auteur à diffuser, par écrit, en 1435, un dispositif de perspective à la fois comparable à celui de Brunelleschi (cest-à-dire intégrant la distance) et différent puisquil sen attribue la paternité. Suivant ses termes, son excellente méthode (à laquelle il ne donnne pas de nom) lui permet une restitution proportionnelle des quantités dans la profondeur, sur un plan matérialisant une fenêtre ouverte. Répétons-le, cest cette profondeur mesurable, proportionnée, qui fait la nouveauté de linvention de lorfèvre florentin, et lintérêt de la méthode dAlberti. |
La méthode albertienne. |
Cest à partir de limportance accordée par ce dernier au point central quil a été choisi de lappeler ici perspective centrale mais il ne faut pas sy tromper : lessentiel ne tient pas au point de fuite. Lénoncé du théoricien est on ne peut plus clair sur ce sujet. Il définit le point central comme le point dimpact du rayon visuel central sur la surface à peindre, conçue comme une fenêtre ouverte. À la base de celle-ci, il dispose des repères équidistants. Il en tire des droites vers le point central (figure ci-contre). |
Jusque là, Alberti décrit un processus que dautres artistes ont déjà employés, tel Ambrogio Lorenzetti, près dun siècle plus tôt, dans son Annonciation de Sienne (ci-contre). De fait, il place lexcellence de sa méthode dans la seconde étape du travail de quadrillage en perspective, lorsquil sagit de disposer dans la profondeur les lignes du pavement parallèles à la base de la fenêtre ouverte. |
Après avoir dénoncé les approximations et autres artifices coupables de ses confrères, il évoque une sorte de règle indépendante, une petite surface sur laquelle il trace une droite quil gradue avec la même mesure que la base. Il pose au-dessus un point dont la seule contrainte est que sa hauteur par rapport à la règle corresponde à celle du point central par rapport à la base de la fenêtre ouverte. De là, il tire toutes les lignes vers les divisions de la règle. Le choix de la distance consiste à placer sur la règle une perpendiculaire dont les intersections avec ces lignes déterminent les hauteurs des horizontales (quil appelle transversales) servant au quadrillage de la fenêtre ouverte. Cette perpendiculaire matérialise aussi bien, dans le processus même et pour la largeur, lun des montants de la fenêtre que, dans la profondeur, le plan de la peinture par rapport au spectateur. Du point de la règle, je trace des droites jusquà chacune des divisions de la ligne. Je fixe alors la distance que je désire avoir entre lil de celui qui regarde et la peinture, puis, ayant fixé lemplacement de la section, au moyen de ce que les mathématiciens appellent une ligne perpendiculaire, je produis lintersection de toutes les lignes quelle rencontre. La construction se vérifie par ce qui fonde le traité de Piero, si une même ligne droite prolongée sur le dallage peint sert de diagonale aux rectangles juxtaposés (fig. 6) 6 . |
Figure 6 |
6. Le schéma présenté ici ne rend pas nécessairement compte de cet outil : on peut penser quil ressemblait effectivement à une règle, et que les traits étaient matérialisés par des fils indépendants tendus depuis le point de distance jusquaux différentes mesures de la règle. |
Distance et point de vue. |
7. Un schéma perspectif peut associer deux systèmes orthogonaux décalés, donc à deux points de fuite. Le cas de la deuxième démonstration, nous le verrons, semble sy rattacher. 8. Sil faut les distinguer, il paraît commode dévoquer le point de distance externe (utilisé par Alberti en son principe et qui règle la distance du spectateur au tableau) et celui interne (qui sert à la vérification chez le théoricien). |
Manetti écrit : Il fit en perspective la place du palais de la Seigneurie à Florence, avec tout ce qui se trouve au-dessus et dans les alentours, autant que la vue peut en saisir en étant hors de la place, ou en vérité comme le long de la façade de léglise de Saint-Romolo, une fois passé le coin de Calimala Francesca qui souvre sur ladite place à quelques brasses du côté de Saint-Michel, doù lon aperçoit le palais de la Signoria de façon que deux faces sen voient entières.... La gravure qui présente La cérémonie du Tribut à la fête Saint-Jean faite en 1621 par Jacques Stella (1596-1657), à la fin de son séjour florentin (1617-1622), donne une idée du point de vue de cette seconde démonstration (fig. 7). Il est un peu surélevé par le Français pour les besoins de la description de lévènement mais on peut se demander si lartiste ne fait pas directement allusion à la deuxième vue de Brunelleschi9. Il se place lui-même dans cet angle, sur le toit. Au moment de la succession du grand-duc Cosme II, il sinscrivait ainsi dans une tradition toute florentine, mettant en avant son savoir technique autant en perspective quen gravure; et il signe Jacobus Stella pictor... Le point de vue adopté par Brunelleschi permettait dassocier deux angles droits dans la profondeur : - lun, saillant par langle vers le bord inférieur du panneau, du Palais et dont les murs pouvaient donc indiquer par leurs fuites les points de distance internes; - lautre en creux associant en un écrin le Tribunale de la Mercatanzia (à louest) et la Loggia dei Lanzi (au nord)10 . |
Figure 7. J. Stella (détail) |
9. Lhommage à Jacques Callot est aussi évident mais la version de la cérémonie par le Lorrain nadopte pas ce point de vue particulier (cf. Daniel Ternois, cat. expo. Jacques Callot, Nancy, 1992, p. 239, p. 233-234, n°222). La maîtrise de la perspective, en particulier lusage darchitectures imposantes et spectaculaires, est une des clés de lart de Stella, lune des raisons de son importance dans lémergence du classicisme parisien du milieu du XVIIè siècle, l atticisme. 10. Toutefois, ces deux angles ne se combinent pas en une figure rectangle au sol. Cf. n. 7. |
La démonstration devait produire un effet de volume faisant avancer et sélever le Palais, ce dont la gravure de Stella ne rend pas vraiment compte dans la mesure où son point de vue élevé et élargi, pour montrer la procession, en écrase la portée : Brunelleschi, lui, sétait installé au niveau du sol. Les rapports de proportions basés sur les angles devaient permettre les calculs nécessaires à la réalisation de la peinture. Les largeurs du panorama et de sa représentation étant posées, la relation mathématique entre le plan à peindre et lobservateur pouvait être établie facilement, et imposait le point de vue. Inversément, si ce dernier était présupposé, il permettait de calculer les dimensions du panneau11. |
11. Sur la culture mathématique du Quattrocento, notamment des peintres, voir Michael Baxandall, Lil du Quattrocento, trad. fr., Paris, 1985, en particulier p. 134-164. |
Miroirs et reflets, perspectiva et prospectiva. Alberti et Piero. |
Linvention ingénieuse mais contraignante et ensuite simplifiée de la perspective centrale, dont Alberti rend le premier témoignage (sans citer son inventeur, toutefois), na pas empêché Piero della Francesca de rédiger son traité. À son époque, pourtant, ce quavait mis au point Brunelleschi était largement utilisé et simposait progressivement à toute lEurope12. Lapproche, proposée par un peintre avéré cette fois, et la forme adoptée fournissent une explication. |
12. Son ouvrage est généralement daté des années 1470-1480. |
Alberti, écrivant en tant que peintre mais dont la pratique na pas laissé de trace, sefforce à la simplicité et propose une méthode quil nétaye guère, à dessein, de ses fondements scientifiques (I,1)13. Piero, dont luvre peint forme la part essentielle de sa contribution aux arts, nhésite pas à entraîner son lecteur dans les sentiers ardus de la géométrie dEuclide, en se servant des propriétés des angles. Il expose et illustre lavancée de sa pensée en la matière comme une nouvelle démonstration, écrite cette fois, et accompagnée de figures. |
13. Après avoir annoncé dans sa dédicace à Brunelleschi un Livre 1 entièrement mathématique, il écrit au début de celui-ci : Je demande instamment que lon considère quen tout cet exposé, je ne parle pas de ces choses en mathématicien mais bien en peintre. Sil ne nie pas la source savante, il ne souhaite donc pas en faire toute la démonstration mais en dégager une application commode. Sur ce point, il est significatif de voir Filarete, dans son Traité darchitecture (vers 1460-1464), évoquer la figure tutélaire de la perspective, Brunelleschi, en insistant sur le rôle du miroir dans sa découverte, puis développer sa leçon de perspective suivant lexemple dAlberti... |
La comparaison des méthodes apportent encore des éléments de réponses sur les orientations différentes des deux hommes. Les points communs existent. Le schéma I, 13 de Piero, déterminant la distance externe, fait évidemment songer à la règle albertienne. La diagonale apparaît dans les deux démarches. Mais il est symptomatique de voir que lauteur de La perspective en peinture fait dudit schéma un élément pivot, pour établir laspect descriptif appliqué au réél, quil délaisse ensuite, tandis que larchitecte toscan fait de sa règle loutil commode et indispensable de sa méthode; son caractère passe-partout introduit un élément darbitraire, qui abstrait la peinture en perspective de son cadre. Un renversement se constate pour le rôle de la diagonale : il est, si lon peut dire, central chez Piero puisquil est l'outil servant à déterminer la profondeur, tandis quAlberti en fait un élément accessoire de vérification. Cest en cela, dailleurs, que lon peut dire que lexcellente méthode de ce dernier différait sans doute encore du procédé de Brunelleschi pour sa deuxième démonstration. Cest ce qui a pu motiver Piero à écrire son traité, à une époque à laquelle, manifestement, on avait perdu les fondements de la démarche de linventeur. |
Détermination de la distance selon Piero Règle dAlberti |
Il est, en tout cas, tentant de rapprocher les deux variantes de la double terminologie attachée à la perspective. Linvention de Brunelleschi et le traité de Piero, par le lien très fort, en miroir, existant entre les deux espaces, peints et rééls, par limportance de la notion de projection (ou de dégradation) reflétant laspect des choses, appellent la qualification de prospectiva, dailleurs intégrée dans le titre de lécrit (De prospectiva pingendi). Linscription par Piero de lil dans ses schémas, instaurant lidentification entre point de vue et point plus tard appelé de fuite, est sans doute très consciente et remarquablement parlante14 . Comment ne pas songer alors, à nouveau, au procédé du miroir employé par Brunelleschi, installant lil du spectateur au même point du panneau représentant le Baptistère? |
14. Rappelons quhistoriquement, cette terminologie connotée de point et lignes de fuite (comme une course vers linfini) ne simpose vraiment que par la suite : Alberti évoque un point central doù il tire des lignes droites vers chacune des divisions de la base, et ces lignes me montrent comment les quantités transversales successives changent daspect presque jusquà linfini; Piero nomme son point A lil (I, 2 ou II, 2, par exemple). La figure I, 13, déjà évoquée et qui constitue un point de contact avec la méthode dAlberti, suggère une assimilation consciente par son auteur du point de vue (selon Alberti) et de l il dans le lieu déterminé (selon II,2), cest-à-dire le lieu sur lequel on doit dégrader ledit plan, lorsquil les nomme pareillement A. En se servant, la plupart du temps, de lil, lartiste mathématicien renforce limpression deffet miroir associant point de vue et point de fuite. |
La méthode dAlberti, qui névoque pas lenvironnement où la peinture doit prendre place et les relations que cela peut impliquer avec le spectateur, et qui rencontre pleinement son idée dune fenêtre ouverte, mériterait plutôt lappellation perspectiva (vue au travers). Cest naturellement quelle fut ensuite nommée perspective des peintres puisquelle constituait celle en usage grâce à sa simplicité universelle et indépendante de toute contrainte spatiale. Cest sans doute elle qui motive labondance des dallages dans les peintures du temps et il faut bien remarquer quil sagit dun support détaillé chez Alberti alors quil nest quaccessoire chez Piero. Pour donner une brève illustration de la problématique, il me semble bon dévoquer ici quelques unes de ses premières applications proprement artistiques de linvention de Brunelleschi, en particulier celles de Masaccio, Donatello et Ghiberti : nous verrons que la perspective des artistes (pas seulement des peintres) sy livre déjà dans toute sa complexité. |
La Trinité de Masaccio (Florence, église Santa Maria Novella. Vers 1425-1427). Perspective, lieu réel et feint. |
Autant que lon sache, la toute première application manifeste conservée en peinture de la perspective, pour un sujet dhistoire, a trouvé place dans une des chapelles de léglise Santa Maria Novella de Florence15 . Filippo Brunelleschi et son cadet Tomaso dit Masaccio (1401-1428) étaient liés damitié en sorte que la participation de lorfèvre et architecte (occupé alors à la réalisation de la coupole du Dôme) dans lélaboration du schéma perspectif, si apparent dans ce décor, est volontiers suggérée. La fresque porte dailleurs trace dun quadrillage (visible dans le personnage de la Vierge, notamment) qui confirme lattention géométrique portée à lexécution.
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15. La fresque est réalisée au plus tard avant le départ du peintre pour Rome, en 1428. Nul ne la situe avant 1425 (cf. Luciano Berti et Rossella Foggi, Masaccio. Catalogue complet des peintures, 1990, trad. fr. Paris, 1991). Le chantier contemporain voire tout juste antérieur de la chapelle Brancacci du couvent florentin de Santa Maria del Carmine propose également des indications fiables de perspective. Toutefois, la démonstration nen est pas aussi éclatante dans la mesure où la vérification (au sens dAlberti) ny est pas vraiment possible, concernant la distance; de fait, les sujets ne sont pas présentés suivant un point de vue privilégié mais par niveaux et par murs. Il ne faudrait pas y voir une restriction de la perspective mais une utilisation à dautres fins, conduisant les artistes à isoler des tableaux comme autant d histoires. |
Choix perspectifs et programme. Lanalyse de lemploi de la perspective centrale (telle quinventée par Brunelleschi) dans cette Trinité est particulièrement instructive. Le point central sen trouve situé au pied de la croix, au centre du niveau où sont agenouillés les donateurs. La distance imposée pour le point de vue est denviron 4,50m16 . Le spectateur qui sy conforme se trouve dans les conditions optimales pour percevoir leffet recherché, et pour comprendre larticulation élaborée par lartiste dans la transcription imagée de son programme. Car la hauteur de la ligne de fuite (comprenant points central et de distance) correspond à celle de son regard17 . |
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16. Les estimations faites ici résultent des mesures du schéma perspectif rapportés à la hauteur du regard. 17. En prenant pour base le braccio florentin (0,58 m.) et en fonction de la remarque dAlberti selon laquelle la longueur la plus commune du corps dun homme est de trois bras (I, 19), on peut situer la hauteur de lil du Quattrocento vers 1,60 m. |
Il sagit dabord de présenter au fidèle un dogme, celui de la Trinité, point de doctrine à vénérer et respecter. Il est matérialisé par ce que lon nomme également le trône de grâce : Dieu le père soutient la croix sur laquelle est cloué son fils, la colombe sintercalant entre leurs visages18 . La contamination avec le thème de la Crucifixion a conduit à disposer au pied de la croix la Vierge, regard perdu, montrant son fils de la main gauche, et saint Jean, mains jointes. Lensemble occupe lespace en renfoncement par rapport au plan du mur régi par limplacable schéma perspectif de la voûte à caisson. |
18. Pour des exemples contemporains, voir Philippe Verdier, La Trinité debout de Champmol, Études dart offertes à Charles Sterling, 1975, p. 65-90. |
Ainsi se trouvent mis en relief deux lieux : - celui des donateurs devant limage doctrinale, sur une marche au-dessus de la table dautel; - sous celle-ci, feinte au bas et censée également faire saillie, le squelette abrité en un tombeau transparent. Ces lieux, éminemment terrestres, sont supposés appartenir à lespace du sanctuaire : le discours sarticule avec simplicité, rigueur et efficacité dans le sens dune actualisation du dogme. Lélément de doctrine sincarne, se manifeste dans lHistoire lors de la Crucifixion dont la Vierge et saint Jean sont les témoins privilégiés; les donateurs, pour leur part, présentent autant quils adorent limage quils ont souhaité en avoir, préoccupés de leur salut par-delà la mort. Cette mise en scène devait prendre un sens tout particulier lors de lélévation de lhostie au-dessus de lautel. Jeux de miroir. Limpact en est dautant plus fort que la perspective donne à lillusion une rigueur géométrique, en sorte que le fidèle peut perdre la notion des espaces, réel et peint. Masaccio en joue pour différencier ces espaces autant que pour les relier, établissant une hiérarchie spatiale nette tout en suggérant que ces lieux communiquent. Seul le jeu des couleurs (en nombre limité et réparties avec attention) pouvait désigner le monde de limage; encore fallait-il en prendre conscience et déjouer au passage lallusion à la sculpture. Assigner un point de vue, unifier et structurer lespace fictif, lui donner une cohérence géométrique, mesurable, désigner par le point central ou les relations instaurées par les lignes de fuite un aspect important du dispositif de limage : lessentiel du rôle de la perspective, dans le cadre des préoccupations nouvelles des artistes depuis Giotto, est présent dès labord. |
Dans la recherche de vraisemblance (plutôt que de réalisme, puisquaussi bien la perception par lil - ou plutôt les yeux - obéit à dautres règles), le rôle du dessin, de la forme géométrique sest progressivement imposé jusquà permettre lemploi de calculs donnant une cohérence mathématique, de lordre de lesprit, au produit du travail du peintre19 . Aux conceptions immobiles et volontairement étrangères, dun autre monde, qui avaient eu cours durant le Moyen-Age se substituent, dans toute lEurope, la recherche du familier (au fidèle, au spectateur) et de la représentation du temps qui passe comme véhicule de réflexion, de méditation, et comme moyen de persuasion. |
19. Lautre aspect essentiel dans cette quête du vrai-semblable est la référence à la poésie, et de plus en plus lart oratoire (cf. notamment Michaël Baxandall, Les humanistes à la découverte de la composition en peinture, 1340-1450, Paris, 1989). Léconomie expressive de la Trinité en témoigne à sa façon. Pour lempreinte quen porte aussi le traité dAlberti, voir lintroduction de S. Deswarte-Rosa citée n. 1. |
Le jeu qui peut en être fait y apparaît même déjà. Masaccio laisse entendre que les éléments de la Trinité, qui échappent aux raccourcis affectant la Vierge et saint Jean et se trouvent ainsi dissociés du schéma perspectif général par ailleurs rigoureux, relèvent de lincommensurable, de lineffable. Ils échappent ainsi à la discipline du peintre mais dans la seule mesure où la perspective quil utilise le leur accorde. Perspective humaniste. Sur le long terme, la perspective apparaît donc comme un moyen de rationnaliser lespace, et plus encore de donner à limage, essentiellement sacrée, les caractéristiques de lunivers matériel et quotidien du spectateur. Sur ce point, la Trinité de Masaccio réalise demblée des aspirations qui, un siècle plus tard, aboutiront au conflit entre orthodoxie religieuse et expression artistique, tant dans les relations difficiles entre Protestantisme et images que dans le courant paradoxal du maniérisme. Les développements parallèles dune forme privée de dévotion et de lart comme discipline intellectuelle purent aussi bien déboucher sur le rejet de toute médiation imagée dans la pratique de la foi (iconoclasme protestant) que sur laffirmation de lartiste maniériste comme intermédiaire tout-puissant, créateur et illusionniste, voire interrogateur. La fresque de Masaccio ne va pas jusque-là : elle désire, comme cela sera encore envisageable jusquau temps de Raphaël, une harmonie constructive entre la pensée antique (que matérialise ici larchitecture) et la foi, un humanisme chrétien. On comprend que le nom de Brunelleschi ait pu être proposé comme partie prenante de cette fresque. À la lumière de ce qui précède, il y a tout lieu de lui assigner comme modèle la prospectiva, dans ses ambitions aussi bien que dans le probable procédé. Comme pour les panneaux de Brunelleschi, la Trinité de Masaccio utilisait la perspective pour restituer un espace tridimensionnel de plain-pied avec celui du spectateur. Le peintre, peut-être aidé de larchitecte, devait concevoir un espace dans le prolongement de celui de la chapelle, en calculer tous les éléments et leurs distances tout à fait comme sil sagissait dun lieu réel. De même que pour limage du baptistère, le spectateur est requis de sinstaller en un point précis pour en goûter pleinement leffet. La plupart des emplois postérieurs de la perspective sont moins contraignants et se rattachent plutôt à la perspectiva. |
Humanisme et foi. Le cas Uccello. |
Paolo Uccello (1397-1475) fut très vite, et de façon ambigüe, associé à la perspective et à son inventeur. Manetti écrit : Ensuite, Paolo Uccello, et maints peintres encore, voulurent le contrefaire et limiter; jen ai vu plus dun, et jamais personne na été si adroit que son inventeur. Car lapproche dUccello, en effet si déroutante lorsquelle est envisagée à lexemple de Masaccio et Brunelleschi, est tout autre : la perspective lui apparaît comme le témoin dun arrangement mathématique qui délivre la clé dun ordre supérieur. Dès lors, elle peut et même doit affecter des éléments qui ne sauraient lêtre, cest-à dire tout ce que ne présuppose pas nécessairement une disposition perpendiculaire dans lespace. Des parterres gazonnés géométriques indiquent le lieu du combat entre saint Georges et le dragon, dans la version de Londres (ci-contre), pour manifester le dessein de Dieu, que traduit encore une utilisation toute emblématique de la couleur. Tout est joué, et le monstre peut déjà être tenu en laisse par la princesse. |
Dans la Bataille ou plutôt la Victoire de san Romano partagée par les musées du Louvre, des Offices et la National Gallery de Londres, les lances tombent au sol suivant un schéma perspectif - signe de lappui divin à la victoire des Florentins sur les Siennois. Linvention de Brunelleschi est ici utilisée pour définir un espace signifiant - mais ne régit pas toute limage : Uccello en isole le fond, rupture calculée pour distinguer deux lieux que limage associe de façon éloquente, la victoire au premier plan permettant les scènes familières du fond. Lespace ainsi défini échappe à lempirisme et débouche sur une divinisation de la perspective, effectivement conçue comme une forme symbolique. La notion de distance est le moyen de produire la mesure comme lincommensurable, de créer la norme comme lécart, de renvoyer à lhomme ou à Dieu ... De ce constat, déjà perçu chez Masaccio, naît toute la conception quasi-mystique dUcello en matière de perspective. Cest cette grille de lecture particulière quil faut opposer aux anecdotes de Vasari (1511-1574) à propos du fou de perspective quil fut20 . La réprobation du peintre-historien (et de Manetti, dès 1480) témoigne de son incompréhension et dune première limitation de lusage qui pouvait être fait de linvention de Brunelleschi. |
20. Au reste, le parcours de son uvre malaisé à reconstituer laisse difficilement percevoir lapport constructif de la perspective pour lui. Il semble plutôt la recevoir comme un élément véritablement providentiel à son goût, mais pas nécessairement rationnel. |
Le Festin dHérode de Donatello (Sienne, Baptistère). Perspective, rigueur et expressivité. |
Revenons aux temps héroïques pour évoquer la première en sculpture, cette fois. Le bas-relief réalisé par Donatello pour le Baptistère de Sienne ouvre la série duvres en la matière utilisant à plein les ressources et les supports usuels de la perspective centrale. Comme les panneaux de son inventeur et la fresque de Masaccio, il en conserve quelque chose de démonstratif. La contemporanéité avec la Trinité est frappante : ce que lon sait de louvrage de Donatello donne pour année butoir de réalisation 1427, la commande paraissant remonter à 1423; en sorte que la sculpture pourrait légèrement anticiper sur la peinture en ce domaine. Rappelons que cest cette double affirmation de la perspective vers 1425 qui rend peu plausible une invention par Brunelleschi dès avant 1413 et sans écho immédiat. Validité du schéma. De même doit-on sinterroger sur la pertinence des propos qui remettent en cause la rigueur de la construction perspective opérée dans ce bas-relief - et ce, le plus souvent à propos du point central, qui nest pas, il faut le rappeler, lélément déterminant de la découverte de Brunelleschi. En fonction, peut-être, de la qualité de la reproduction ou de lépaisseur de linstrument traçant les lignes du réseau perspectif, entre autres, on a supposé au moins deux points de fuite. |
Pour ma part, et en toute conscience de ce que ce genre de reconstitution a posteriori peut avoir dapproximatif, les lignes tant des éléments architecturaux de la partie supérieure que du dallage au sol convergent vers un point (à tout le moins une zone de très faible ampleur) nettement localisable : au centre, au niveau du parapet du mur de séparation entre la salle du festin et les autres lieux sétageant vers le fond. Les points de distance repérables grâce aux diagonales du pavement sont, dans le même mesure, corrects. Le point de vue suggéré se trouve moyennement éloigné21. |
21. Hors cadre, la distance imposée est denviron 90 cm, selon des proportions (distance/hauteur du point central) un peu moindre que pour la peinture de Masaccio. Le schéma quen propose Martin Kemp (The Science of Art, Yale -Londres, 1990, trad. it., Rome, 1994, p. 24) choisit sans argumentaire de tirer ses diagonales en utilisant un rapport largeur/profondeur de 1:2 dans lutilisation du dallage, ce qui produit une distance très courte. Or, lemploi de la perspective (Alberti et Piero insistent sur ce préalable) sappuie sur la dégradation du carré ou dun quadrillage. |
La perspective comme soustraction. La taille de luvre (60 cm x 60 cm), avec des personnages de faibles dimensions, interdisait tout effet illusionniste tel que celui de la fresque florentine. La destination de ce Festin dHérode, panneau ornant une cuve de baptistère, suppose une situation proche du sol ayant pu susciter le point central placé haut, afin dinstaller une continuité entre espaces feint et réel. De cette contrainte, Donatello a tiré un parti qui fait songer à la méthode dAlberti, basé sur le canon humain : sa hauteur semble en rapport, en effet, avec celle des protagonistes de la scène. Chez lauteur du De pictura22 , la hauteur du point de vue est proposée comme une convention liée à la mesure du braccio dans son rapport avec lhomme, donc hors de toute considération née du cadre devant recevoir luvre (à la différence des exemples précédemment discutés de Brunelleschi et Masaccio). |
22. Ce que lon sait de la vie dAlberti conduit à faire de luvre de notre sculpteur un précédent à la méthode du théoricien qui ne sinstalle à Florence, où il se lie alors damitié avec Brunelleschi et Donatello, quen 1434. La levée de son bannissement en 1428 lui autorisait un séjour cette année-là dans sa ville natale, mais il demeure pour lheure hypothétique. |
Tout en proposant une image à la mesure de lhomme la regardant dune position surélevée, Donatello en faisait ainsi un tout cohérent, le dégageant clairement des panneaux réalisés par ses concurrents pour lornement de la cuve, Jacopo della Quercia et Lorenzo Ghiberti, notamment, des univers desquels il se soustrayait. Ce compromis correspondait à la situation même de luvre, insérée dans un ensemble dont son auteur navait pas la maîtrise. Compte tenu de la technique du bas-relief en bronze (qui se prête matériellement moins à la restitution dun schéma géométrique que la peinture), la perspective centrale semble parfaitement conduite23 . |
23. Lavis de Richard Turner (La Renaissance à Florence, éd. fr., Paris, 1997, p. 99), qui suggère que les approximations qui ont pu être relevées soient dues aux contingences matérielles de lexécution, et donc suppose la volonté manifeste dun emploi précis de la perspective brunelleschienne, me semble tout à fait raisonnable. |
Que révèle son dispositif? Le premier point concerne leffet cinétique des lignes dites de fuite. Elles conduisent donc le regard vers un point du mur de séparation entre la salle où se tient le festin dHérode et les autres pièces dans la profondeur, qui sont autant de lieux des péripéties de lhistoire aboutissant au premier plan. Elles accompagnent la dynamique temporelle mais provoquent plus encore une rupture entre ces préliminaires et la scène principale, montrant la présentation de la tête du Baptiste au roi. Lassociation avec le travail en relief semble la projeter dans lespace du spectateur. Lensemble du schéma perspectif, instrument de mesure objectif (en relation avec les objets quil retranscrit dun seul point de vue), pose un cadre rigoureux, mathématique et froid. Donatello le fait frissonner du drame quil reçoit par les décalages quil installe et le contraste produit par sa facture nerveuse. |
Des diagonales réunies en V relient Hérode et le personnage présentant le trophée, celui-ci et le personnage véhément, ce dernier et son voisin terrifié. Elles installent des vides expressifs, reculs effrayés, avancées insistantes. Le couple de part et dautre du point central, logé dans un de ces vides, résume les réactions à lhorreur et y renvoient alors que celle-ci se trouve disposée par lartiste sur lun des côtés du bas-relief. |
En donnant une assise mesurée (ou mesurable) aux lieux du drame, la perspective renforce laspect expressif par le contraste entre rigueur géométrique et souffle de lhistoire, transcrit par les attitudes et la gestuelle. Par la relation quinstalle la perspective centrale, cette histoire interprétée avec les moyens de la réthorique oratoire doit toucher le spectateur dans son quotidien. Sopère alors un retournement du regard posé sur luvre de lartiste, qui ne soffre plus comme un prolongement vers lailleurs céleste mais comme un reflet de lunivers terrestre. Autant dire comme un miroir... |
Le Jacob et Esaü de Ghiberti (Florence, Baptistère, Porte du paradis). En guise de parcours, une perspective albertienne ? |
Il est difficile de démêler la part de vérité dans la légendaire présentation des relations entre Brunelleschi et Lorenzo Ghiberti (1381?-1455), dont on dit volontiers quils se détestaient cordialement. Deux grandes occasions les ont réunis : - le concours pour la porte nord du Baptistère sur le thème du Sacrifice dIsaac (1401-1403), - et les études pour la réalisation de la coupole de la cathédrale Santa Maria del Fiore (vers 1420). Tour à tour, lun et lautre en ont tiré leurs titres de gloire. Dans sa dédicace à Brunelleschi de son Della Pittura, Alberti prend soin de les associer dans léloge (comme à Donatello, Masaccio et Luca della Robbia). Cest alors que Ghiberti réalise ce qui allait lui valoir ladmiration de Michel-Ange, qui lui donna le nom de Porte du Paradis : le portail Est du Baptistère de Florence (1425-1452). |
Dans ses Commentaires écrits à la fin de sa vie, Ghiberti lui-même le présente comme son effort le plus abouti, et parmi les arguments autorisant sa fierté, il invoque lusage de la perspective24 . Trois des panneaux sont en effet régis par des schémas perspectifs manifestés par des architectures ou des pavements. Le plus fréquemment évoqué, parce quil a quelque chose dexemplaire, est celui de Lhistoire de Jacob et Esaü. |
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24. Une ambiguïté plane sur la façon dont il pouvait entendre ce mot, selon lemploi médiéval doptique ou suivant lacception qui tendait à le rapporter à linvention de Brunelleschi. |
Au même titre que le bas-relief de Donatello, la construction en perspective centrale est conduite avec détermination. La distance de perception suggérée se situe à moins d1 mètre. Le point de vue légèrement plongeant est un autre point commun avec le précédent du Baptistère de Sienne, que Ghiberti ne pouvait que connaître. Toutefois, on peut se demander si la source par laquelle ce dernier a su la pratique de la perspective est bien son collaborateur sur le chantier siennois. Une perspective hors contexte. Le premier hiatus tient précisément dans loption dun point de vue haut : le panneau devait prendre place à un endroit déjà élevé, à plus de 2 m. du sol. Le schéma ne répondait donc pas aux nécessités dun point de vue comprenant le panneau comme un prolongement de la réalité. La démarche est voisine de celle dAlberti, ce que confirment encore deux remarques : Ghiberti ne fait pas partir les lignes de son pavement directement de la base du panneau mais de traits verticaux qui divisent celle-ci en neuf compartiments, dans lépaisseur du dallage; en reportant la mesure ainsi déterminée sur la femme au tout premier plan à gauche, de dos, on retrouve la proportion humaine évoquée par Alberti par rapport au braccio (1 homme = 3 bras). Limpact du programme. La commande de la porte est passée auprès de Ghiberti en 1425, vers lépoque des premiers témoignages dapplications de la perspective par Masaccio et Donatello. Lélaboration en est lente, passant par une réflexion sur le premier programme (à laquelle lhumaniste Leonardo Bruni participe), dabord prévu sur un schéma commun aux autres portes, dotées de 25 panneaux. Lensemble est finalement réduit à 1025 . Néanmoins, le programme sen est-il trouvé diminué? Sans doute pas, à en juger sur notre exemple où sont réunis différents épisodes de lhistoire de Jacob : il fut apparemment décidé de traiter liconographie de départ, abondante, dans lespace restreint de dix tableaux. |
Cela fut possible notamment grâce à la perspective centrale. Lexamen du panneau de Lhistoire de Jacob est, sur ce point, éclairant : le schéma sert à cibler et ordonner les différents épisodes conduisant à la bénédiction dIsaac convoitée par Jacob, située à droite. Larchitecture et le dallage qui le rendent manifeste servent aussi à délimiter des lieux auxquelles correspondent des actions. La perspective comme grille de lecture. |
Le point de départ se situe dans lespace indiqué par le point central : non le début de lhistoire mais le moment où Jacob obtient dEsaü le droit daînesse contre un repas de lentille. Il prend place, dans la profondeur, sur le plan médian.
Le jeune chasseur affamé a laissé choir son arc à ses pieds et, doigt levé, fait sa demande (a). À gauche tout au fond se trouve la chambre où vient daccoucher Rebecca, dont le cadet Jacob est le préféré (b). Tout en haut à droite, sur le toit, la mère exprime sa requête en faveur de celui-ci auprès de Dieu, dont le geste ouvert de la main semble exprimer son accord (c). |
a b c |
Au premier plan à gauche, trois femmes, des suivantes, conversent (d); la perspective les relie à la couche de Rebecca tandis que leur canon les associe à la scène toute proche où Esaü, prêt à partir à la chasse, reçoit dIsaac (dont il est le préféré) la promesse de sa bénédiction au retour (e). Les suivantes ont aussi sans doute, dans lesprit de Ghiberti, un rôle délément dagrément à lantique, en même temps que lune delles, on la vu, donne la mesure de luvre. À droite, du fond vers lavant, Esaü part larc sur lépaule, Rebecca et Jacob complote pour berner le père, devenu aveugle, et au premier plan, le fils travesti parvient à ses fins (f). | d e f |
Lorganisation ne propose donc pas un suivi linéaire du déroulement de lhistoire mais une compartimentation dont la perspective centrale donne la clé : en écho, la promesse dEsaü à Jacob et celle dIsaac à son fils aîné. La profondeur dispose en toile de fond les initiatives soutenues par Dieu de Jacob et de sa mère, tandis quau premier plan, les actions du père respectant la tradition se trouvent prises en défaut. Indication, mise en relation, utilisation significative de la profondeur, tout cela correspond aux possibilités de la perspective centrale que vont exploiter nombre dartistes au cours des siècles. De ce qui aurait pu être désordonné sans elle, Ghiberti tire une image composée en lieux balisés, clarifiant le propos : le traitement ici proposé de lhistoire de Jacob nest pas seulement narratif (suivant un goût gothique international) mais significatif de la supériorité du Dieu incarné dans le Christ sur la Loi, de lesprit sur la lettre. Comme chez Donatello, la perspective sert donc autant à réunir (les différentes péripéties) quà isoler (les épisodes clés, et le panneau lui-même par rapport aux autres). Comme dans le précédent siennois, le sculpteur-orfèvre joue avec le cadre, la jeune suivante à gauche et Rebecca à droite venant à le dépasser; ce qui sert autant à passer outre quà signaler son rôle de limite, et par conséquent la communication entre mondes virtuels et réels. Donatello fait, lui, passer des personnages derrière, comme Giotto avant lui. Avec Ghiberti, nous sommes bien plus en présence dune fenêtre ouverte que face à un miroir, comme pourrait à linverse le suggérer la fresque de Masaccio, voire le Festin dHérode. De fait, la perspective centrale va privilégier cette solution, à partir de la perspectiva et dAlberti, négligeant loption miroir. |
Fortune de linvention et de ses avatars |
Cette option suggérait une équivalence très forte entre les deux espaces, ou du moins un haut niveau déchanges. Pour lartiste, elle impliquait une astreinte à la géométrie qui pouvait vite devenir une contrainte, et pouvait encore le subordonner à un domaine étranger. La querelle entre Bosse et certains membres de lAcadémie royale de peinture et de sculpture au XVIIè siècle en France est, à ce titre, symptomatique. Le graveur, conseiller en perspective de linstitution, voulait en faire une règle incontournable. Ses adversaires, Errard et Le Brun en tête, faisaient de la faculté de jugement de lartiste la pierre dangle de la libéralité de leur profession. En pratique, cela les conduisait à des solutions médianes pour le grand décor, pour lequel ils refusaient la trop grande sujétion (cest-à-dire la soumission stricte aux lois de la perspective géométrique selon un point de vue précis). |
La perspective centrale avait pourtant été lun des éléments de la promotion de leur art à laquelle la fondation de lAcadémie est liée. Dans les années 1660, néanmoins, cette conquête (que Varin, La Hyre, Vouet ou Stella ont particulièrement promue sous Louis XIII) nest plus un enjeu, même si les artistes qui se présentent à la réception dans linstitution ne manquent pas den faire étalage. Le cas du dessin préparatoire dAntoine Bouzonnet Stella à ses Jeux pythiens (1663-1666) (ci-contre) est exemplaire dune utilisation de perspective intégrée, dans laquelle on perçoit lintérêt de cette invention quand bien même il ny aurait pas darchitectures ou de dallage dimportances : lensemble des proportions dans la profondeur peut ainsi être établi. |
Miroir, orfèvrerie et gravure en perspective. |
Ceci permet de revenir sur linvention de Brunelleschi. Son caractère manifeste, soutenu par larchitecture et les éléments requérant lusage de langle droit, parcourt le XVè siècle italien, se prolonge et réapparait notamment lors du règne de Louis XIII et de la régence dAnne dAutriche, au bénéfice des revendications des artistes en faveur de leur statut social. Laspect intellectuel de lart ainsi mis en évidence passe par le recours à la géométrie. |
La perspective centrale de Brunelleschi nétait pas la seule solution trouvée dans cette quête du vraisemblable : en France au XVè siècle, les choix de Jean Fouquet sappuyant pareillement sur loptique ont produit dautres perspectives astreintes aux déformations semi-circulaires que peut suggérer la forme de lil. Il pouvait y avoir là une surenchère de la part du Français, et il ne fut guère suivi : la plupart des successeurs de Brunelleschi, Alberti et Piero ont recherché la simplification. Miroirs, démonstrations et vérification. On ne peut ignorer ici, également, un autre usage contemporain du miroir : celui fait par Jan van Eyck pour le double Portrait des époux Arnolfini. Lanalyse de la perspective suivant le schéma brunelleschien ne lui confère pas toute la précision qui pourrait en être attendu, les lignes de la chambre ne faisant que converger vers une zone centrale assez large. Plutôt que den faire, pour cela, une uvre retardataire, il faut insister sur la place du miroir, convexe, et noter la communauté de recherches dans la restitution dun espace vraisemblable au point de paraître le reflet du monde du spectateur, qui anime les différents artistes européens du temps. Au demeurant, au même titre que laspect géométrique, intellectuel de la perspective centrale, le miroir flamand souhaite renvoyer une image très réfléchie du travail de lartiste, qui signe juste au-dessus (Jean van Eyck fut là)... |
Pour sa part, linvention de Brunelleschi fut un instrument incomparable de la mutation commencée par Cimabue et Giotto, restaurant le dialogue entre lart et son spectateur. Luvre nest plus conçue comme le reflet lointain dun univers transcendental auquel aspirer, détaché du monde. Au contraire, elle se présente comme le reflet de lunivers quotidien du fidèle, du commanditaire, du destinataire en général. Il est donc particulièrement significatif que la perspective centrale inventée par Brunelleschi ait pu être démontrée à laide dun miroir. Il faut rappeler sa pratique de lorfèvrerie, qui demandait le recours à linversion pour le projet initial, et quil mit à profit pour le miroir plan et le ciel du panneau. Alberti, quant à lui, évoque aussi lemploi du miroir, mais pour un autre genre de vérification : pour juger de la qualité de la composition (II, 46)26. Je ne sais pourquoi les choses peintes exemptes de défaut sont gracieuses devant le miroir. Mais il est remarquable que toute erreur de peinture est accusée dans le miroir. Ce qui est emprunté à la nature doit donc être corrigé par le jugement du miroir. |
26. Cest sans doute cette phrase à lesprit et avec le goût affirmé du paradoxe artistique propre au maniérisme que Le Parmesan a réalisé son célèbre Autoportrait au miroir convexe (Vienne, Kunsthistoriches museum), au bout du compte vérification du pouvoir créatif du peintre et du triomphe de lart sur la nature. |
Cette remarque fait suite à des considérations sur la couleur et son rôle dans le relief. Elle atteste du rôle du miroir dans la pratique artistique dès cette époque et fait de lévolution de lart vers la transcription dun univers vraisemblable un corrollaire du perfectionnement des techniques de sa production. Lorfèvre Brunelleschi ne pouvait certes pas le négliger. Est-ce tout à fait un hasard si lépoque se caractérise aussi par la mise au point des différentes techniques de gravure, qui intègre également linversion dans son processus? Au demeurant, le lien entre orfèvrerie et gravure nest plus à faire. Inversion, création et re-création chez Jacques Stella. Cela me permet de revenir à la vue du Palazzo Vecchio réalisée en 1621 par Stella. Tel Brunelleschi, il en a constitué une image inversée pour ensuite la graver dans le bon sens. Il a dû mesurer le réel comme lui, pour ensuite donner la mesure de lespace de lhistoire dépeinte. Cette confrontation avec larchitecte fut sans doute capitale pour lui, comme celle avec Masaccio, et lart quil sefforce dimposer à Paris retient bien toute la mesure et la solennité de la fresque de celui-ci, sans négliger sur le tard une expressivité que naurait pas reniée Donatello (même si elle doit peut-être plus à Giulio Romano). Dans le processus même de sa création, Stella a volontiers recouru à linversion27 . Il le doit à sa formation florentine (par lapprentissage de la gravure comme pour les exemples démonstratifs de lart de peindre), à laquelle il peut encore rendre hommage par lusage consommé des architectures et de la perspective. |
27. Cf. Sylvain Kerspern Jésus retrouvé par ses parents dans le Temple (1654) par Jacques Stella (Provins, église Saint-Ayoul), Gazette des Beaux-Arts, Juillet-Août 1989, p. 1-10. |
Il étoit tellement pratique que le tableau quil fit pour les Cordeliers de Provins, étant trop grand, et ne pouvant plus agir comme autrefois à de grands ouvrages, il fut obligé de faire renverser le haut en bas pour peindre le fond qui est une architecture fort belle et bien coloriée. Cette anecdote quAndré Félibien devait tenir des neveux et nièces de Jacques, les Bouzonnet, concerne une uvre que ceux-ci ont vu peindre par loncle dans latelier en 165428 . Cest sans doute son dernier ouvrage en grand et par les résonnances que portent ces lignes du biographe, on peut y voir un résumé de lart du peintre et de ce quil doit à sa formation florentine : travail en miroir, parfaite connaissance du dessin darchitecture et de sa perspective, dallage au sol... Aux deux extrémités de son uvre, dans deux ouvrages éminemment significatifs, Stella rendait donc un hommage évident au génie créatif de la renaissance florentine. À sa façon, il pouvait délivrer certaines des clés qui avaient conduit Brunelleschi à son invention. En 1621 comme en 1654, il ne manqua pas dy inscrire son effigie - pour laquelle il devait évidemment recourir au miroir... |
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28. Cf. note précédente. Notons que cette architecture ouverte ne figure pas dans le dessin préparatoire de Worms. |
Plus quaucun autre, sans doute, et par son travail même, Stella a contribué à linstauration en France des règles de lart issues de la Renaissance florentine. Simon Vouet a pu lenseigner par limportance quil donne au dessin, et Laurent de La Hyre, féru de mathématiques, avait les moyens den faire un ressort essentiel de sa production - ce quil ne fait vraiment, il faut le remarquer, quaprès le retour en France de Stella. Mais seul ce dernier le manifeste avec autant dinsistance et, pour tout dire, en fait la démonstration régulière. Un des exemples majeurs, et qui a pu dérouter Jeanne Lejeaux, est le carton de tapisserie pour Notre-Dame représentant Le mariage de la Vierge (Toulouse, musée des Augustins) (fig. 13) 29. |
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29. Les précédents du Pérugin et de Raphaël ne pouvaient que ly inciter... Mais on le trouve aussi bien dès 1633 dans le dessin allégorique sur la mort du cardinal Borghèse (Louvre), dans le Jugement de Salomon de Vienne, sans doute dune date voisine, et dans un ensemble de peintures darchitectures dordinaire attribuées à Lemaire quil faudrait lui rendre (cf. par exemple les peintures passées en vente le 3 décembre 1993 (Drouot, n°161 - Mucius Scaevola depuis publié par Jacques Thuillier, Jacques Stella, 1596-1657, Metz, 2006, p. 129; en fait, plus vraisemblablement reconnu comme Alexandre au tombeau dAchille, par Jean-Claude Boyer, voir en dernier lieu Boyer 2009) et le 12 juin 1995 (Hôtel George V, n° 125, Le mariage dHercule) qui séchangent des personnages et en empruntent dautres à des uvres incontestables de Stella, telle la Sainte Anne de Rouen; voir le montage ci-dessous). |
Il sinscrit en pleine conscience dans le processus même de la Renaissance. Le retour à Alberti peut éclairer ce qui est à luvre en cela, et précisément dans la dédicace à Brunelleschi. Je me suis souvent étonné et attristé quun si grand nombre darts et de sciences excellents et divins, dont nous voyons par les uvres mêmes et par les histoires quils étaient très abondants dans les très vertueux temps anciens, fassent aujourdhui défaut comme sils avaient tout à fait disparu : peintres, sculpteurs, architectes, musiciens, géomètres, réthoriciens, devins et, comme ceux-ci, tous les esprits très nobles et très merveilleux, sont aujourdhui très rares ou bien peu dignes déloges. Jai alors pensé, en entendant partout cette même opinion, que cétait la nature, maîtresse des choses, maintenant vieillie et fatiguée, qui ne produisait plus ces géants ni ces esprits très grands et très merveilleux auxquels elle donnait naissance en des époques pour ainsi dire plus jeunes et plus glorieuses. Mais après ce long exil où nous autres les Alberti avons vieilli, je suis rentré dans notre patrie, la plus ornée de toutes, et jai alors compris quen beaucoup dartistes mais dabord en toi, Filippo, et en notre grand ami le sculpteur Donat(ell)o et chez Nencio (Ghiberti) encore, et Lucas (della Robbia) et Masaccio, on trouve pour toute chose digne déloge un talent qui ne vous rend inférieur à aucun des artistes de lAntiquité renommés en chacun de ces arts. Alberti se fait ici lécho de la conception, alors courante et qui peut aujourdhui nous sembler étrange, de lévolution comme dune chute, accréditée par lÉglise (et quillustrera encore, à sa façon, Michel-Ange à la Sixtine); en sorte quil semble impensable de retrouver voire de dépasser lAntiquité, païenne ou chrétienne. Mais lhommage même fait à lami architecte souhaite battre en brêche ce lieu commun, en recourant notamment aux prodiges qui ont permis lélévation de la coupole de la cathédrale de Florence sans le secours daucune poutre ni dune grande quantité de bois. Aussi ajoute-t-il : Car cet artifice, si jen juge correctement, qui était déjà chose incroyable à notre époque, na sans doute été ni connu ni su des Anciens. On en pourrait dire autant de la perspective centrale. Ce quelle permet, en restaurant un espace parcouru et familier, historié, est en pleine résonnance avec ce que suggère ici Alberti : si lAntiquité peut avoir été dépassée par Brunelleschi alors que pour les Anciens, parce quils avaient abondance de modèles à imiter et de qui apprendre, il était moins difficile de sélever dans la connaissance de ces arts supérieurs qui sont aujourdhui pour nous si difficiles, lévolution ne peut plus apparaître nécessairement comme une récession. Ainsi, la possibilité de sattirer quelque louange pour son mérite dépendait tout autant de notre travail et de notre application que des dispositions favorables de la nature et de lépoque. Linvention de Brunelleschi apparaît donc comme un instrument privilégié dun renversement fondamental de la conception du monde qui sopère alors et que le terme même de Renaissance peut expliciter. Dune vérité délivrée et qui semble progressivement sobscurcir, se corrompre au cours des âges dans la matière terrestre, lhomme de lépoque passe à la quête expérimentale, empirique de la vérité dun monde à découvrir, à parcourir. Dans le miroir de Brunelleschi ou de Piero, sinverse le destin de lhomme, de la Chute au progrès de la raison. Et la fenêtre dAlberti peut effectivement souvrir sur un monde à nouveau admirable... S.K., Melun, 2008 |
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