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Per Paola Bassani Pacht, per amicizia

Il Goffreddo
di Monsù Vignon.
Baudouin, Vignon et le duc de Chevreuse.

Claude Vignon, Godefroy de Bouillon victorieux, Paris, église Saint-Roch

Mis en ligne le 18 novembre 2008



Dans sa monographie exemplaire sur un artiste ô combien difficile par l’esprit même qui l’anime, “précieux” et désinvolte, Paola Bassani Pacht a consacré une notice fouillée sur la peinture, aujourd’hui conservée dans l’église parisienne Saint-Roch, représentant Godefroy de Bouillon victorieux1. À la suite de Bernard de Montgolfier, elle rappelle qu’il s’agit d’une commande vraisemblablement destinée à l’hôtel parisien de Claude de Lorraine, duc de Chevreuse, dont on voit les armes sur le bouclier formant blason.
1 . Paola Pacht Bassani, Claude Vignon 1593-1670, Paris, 1992 (sic, pour 1993), p. 230, n°85. Retour au texte.
Elle souligne aussi que l’association entre celui-ci et le héros des Croisades est d’autant plus attendue que le premier était le descendant du second, et qu’il s’était illustré en 1599 et 1608 en Hongrie en combattant les Turcs. L’oeuvre appartient assurément aux années 1620, et constitue l’un des nombreux chefs-d’oeuvre du maître jalonnant cette période particulièrement féconde en la matière.

Je voudrais simplement apporter un petit éclairage sur le contexte de la création de cette peinture.

Consulter le catalogue de l’exposition romaine Intorno a Poussin (2000, p. 23, 35) m’a fait m’arrêter sur la mention de la dédicace par Baudouin au duc de Chevreuse de la publication en français du fameux poème épique du Tasse, La Jérusalem délivrée, en 1626.

“C’est la divine Jérusalem de Tasso (...). Si vous prenez la peine de la relire, je suis bien assuré que vous y verrez l’image de vous-même en la personne du grand Godeffroy, duquel vous en êtes sorti. Comme vous avez l’honneur d’être descendu de lui, vous tenez cela de votre naissance de vous proposer toujours pour règles de votre vie les actions généreuses. Elles ont eu tant d’éclat dans le monde, que les peuples les plus éloignés de nous les ont reconnues. Et les vôtres ont tant de gloire, que la Renommée les publie de toutes parts et les égale à celles de cet heureux conquérant. Aussi son exemple vous anime de telle sorte, que s’il advenait jamais aux princes chrétiens de s’en aller encore une fois à la délivrance du St Sépulchre, l’on vous verrait parmi les premiers planter les victorieuses enseignes de la croix dans les terres infidèles”.


J’ai aussitôt songé au tableau de Vignon.


On retrouve “les victorieuses enseignes de la croix” en l’une d’elles plantée “dans les terres infidèles”. Certes, pas de Renommée, mais Baudoin l’associe au Duc, non à son ancêtre; en lieu et place, la Victoire, apportant couronne et palme, que le héros refuse.

En fait, l’association avec l’autre peinture de l’artiste pour l’hôtel connue par la gravure de Brebiette semble compléter la dédicace de Baudouin, en montrant l’hommage universel à la Fortune aveugle par l’offrande de richesses dont Godefroy, dans l’autre tableau, se détourne comme pour souligner que seule la gloire de la chrétienté le tient.

Ainsi pourrait se trouver éclairée l’iconographie assez obscure2 du sujet traduit par l’ami Brebiette.
2 . Ce n’est peut-être pas par hasard que Baudoin se fera ensuite traducteur de l’Iconologia de Cesare Ripa, manuel descriptif du discours allégorique imagé, dans l’édition ornée de figures publiée en 1637 à Paris. Retour au texte.
La Fortune, tout à la fois chance et destin, au demeurant personnage à part entière de l’ouvrage du Tasse, bénéficie des attentions de trois divinités symbolisant le Feu (Vulcain), l’Air (Jupiter ou plutôt Éole?) et l’Eau (Neptune), lui apportant chacune certaines de leurs richesses.
Pierre Brebiette d’après Claude Vignon, La Fortune, Gravure.

Vulcain

Éole (?) et Fortune

Neptune

Le bandeau qu’elle porte témoigne de son imprévisibilité et l’association avec le Godefroy dans le décor d’un même lieu suppose évidemment qu’elle est source de la Victoire et de ses récompenses. Confrontée au caractère aventurier du duc et de sa figure tutélaire, on comprend que la Fortune sourit aux audacieux mais qu’il n’est pas de plus grand trésor que le service de la Croix.
Il est fort probable qu’un sens héraldique soit venu s’ajouter au discours allégorique : car le duc était de la famille de Lorraine et portait sur son blason la croix du même nom, qui apparaît sur l’étendard de son ancêtre. C’est aussi elle qu’il défend, et avec sa maison, un certain ordre social. Cela peut encore passer pour un appel au roi au même titre que d’autres décors comme celui de Grosbois, décoré à la même époque par Horace Le Blanc, ou celui du château d’Étoges, par Jean Hellart, au temps de Louis XIV3 .
3 . J’ai étudié cet aspect, et ces décors, dans ma thèse sur la peinture en Brie au XVIIè siècle, soutenue en 1990 à l’université de Paris-1, sous la direction de Daniel Ternois. Retour au texte.

La thématique, de fait, est classique pour la noblesse d’épée. Au caractère héréditaire de la société féodale propre à la noblesse et à l’Église est naturellement associée l’expression d’une religion souffrante. Celle-ci met en évidence la conception récessive de l’histoire du monde depuis la Chute, évoquée ailleurs sur ce site, par opposition à l’iconographie triomphante, adoptée, elle, par la noblesse de robe ou de finances, pour qui le monde, sanctifié par la Résurrection, est à nouveau aimable, à explorer et exploiter.

Il se trouve que Vignon aura été, avec un Lallemand, l’un des principaux pourvoyeurs en image des premiers au temps de Louis XIII, tandis que les seconds se sont adressés plus volontiers à Vouet ou Blanchard. L’erreur serait de voir ici l’archaïsme, et là la modernité. Le style de Vignon, fleuri, empâté, tout en effets, traduit à merveille le sens de l’oeuvre que ce soit dans sa singularité, par sa destination et sa fonction particulières, ou sa complexité, mettant en évidence les tensions qui traversent la société du temps aussi bien que le soutien qu’elles ont apporté à la vitalité de l’expression artistique.

La création du Tourangeau apparaît donc comme pleinement pertinente, suggestive autant que signifiante. On voit par là tout le fruit qui peut être retiré de la confrontation des oeuvres avec l’ambiance culturelle et historique qui les a vues naître dans la compréhension historique de l’art.

Sylvain Kerspern, Melun, octobre 2008

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