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Sommaire de la rubrique Formation

Table générale


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INITIATION À LA LECTURE DES ŒUVRES D’ART

Cycle de cinq cours professés à Melun en 2005-2006


II. Reconnaître : la question du sujet.

Mises en ligne 2004-2005; retouches, 2012 et 2015

Autres chapitres en ligne :


- I. Définition de l'histoire de l'art. - III. Comparer : le concours pour le Baptistère de Florence de 1401. - IV. Lire :
l’exemple du Christ retrouvé par ses parents dans le Temple, par Stella, 1654

Le premier cours a posé comme nécessaire à l’histoire de l’art la « communicabilité de l’oeuvre d’art ». À vrai dire, c’est une évidence. Sans cela pas de discipline scientifique attachée à la compréhension de l’art, vous pouvez éteindre, fermer la fenêtre... Non, attendez!
Ce qui pourrait passer pour une lapalissade amène à prendre en compte un élément qui semble bien avoir valeur universelle, tiré de l’antique définition de l’art comme imitation, due à Aristote (Poétique) : « le plaisir de la reconnaissance ». C’est parce que quelque chose se trouve reconnu dans l’oeuvre d’art qu’en effet elle nous procure une émotion, un « plaisir ». Cette dimension va jusqu’à concerner l’art abstrait en ce qu’il fait appel à la sensibilité dans son utilisation la plus libre. C’est évidemment le premier travail de l’historien de l’art que cette reconnaissance, d’ailleurs double : retrouvailles d’abord, puis exploration.
A. ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS D’UNE OEUVRE D’ART.

Vous voici face à une oeuvre. La première étape dans l’approche d’une oeuvre d’art est donc la reconnaissance, soit la confrontation d’une oeuvre « nouvelle » à un savoir acquis.
Pour « en parler », il faut un vocabulaire - et savoir l’appliquer, pour décrire, pour interpréter.
Ce vocabulaire servira à désigner :
-la technique (« la forme »);
- l’iconographie (« le fond »).

Les éléments techniques feront l’objet d’un autre cours sur les principes d’analyses de l’oeuvre d’art. Cela concerne aussi bien les différentes techniques artistiques (peinture, sculpture, dessin...) que des considérations sur le format, la composition et les formes géométriques, le rôle du dessin et de la couleur, le style, etc. La suite, ici, aborde l’aspect significatif de la forme, le problème du sujet.
B. ICONOGRAPHIE, ABSTRACTION, DÉCORATION, FIGURATION.
L’iconographie, suivant les définitions les plus courantes, traite des représentations figurées, de ce qui est re-présenté par les figures (géométriques ou autres); autrement dit, d’un fond reconnaissable d’abord par sa forme.

Le terme « figurées » supposerait qu’en effet elle se limite à l’art figuratif. Ce n’est pas si simple.
L’art abstrait, l’exemple de Nicolas de Staël déjà vu le montre, ne nie pas la reconnaissance, il la place sur le plan élémentaire de la création (formes, lignes, couleurs, éventuellement signes).
Il n’est pas seulement contemporain mais réapparaît régulièrement dans l’histoire - et même dès la préhistoire - souvent comme réponse à une contestation de l’image « figurée » dans le champs du sacré.
L’art décoratif en semble très voisin, pris comme un art de « l’ornement pur ».
Cela ne l’empêche pas d’être « fonctionnel », comme agrément, comme élément de réception, ni d’être reconnaissable par le répertoire ornemental employé, végétal, à l’antique, etc. Ainsi de :

- l’art irlandais du haut Moyen-âge (ci-contre);

- la grotesque (Raphaël, loggia du Vatican).

Genre qui a ses spécialistes employés au grand décor ou aux « arts appliqués, à la tapisserie, pour les bordures, aux meubles... : en France au XVIIè siècle, Errard lui a accordé une place qui a nui à la conservation de sa mémoire - mais qu'Emmanuel Coquery a su mettre en valeur -; il faut aussi citer un Jean Cotelle, préservé notamment par le dessin et la gravure.


Raphaël et Giovanni da Udine, grotesque des Loges du Vatican, vers 1517-1518. Fresque.


Calme, 1949, toile, 96,5 x 162,5 cm.
Collection particulière, New York.

Livre de Kells, folio 34, Irlande, vers 800. Enluminure.
Dublin, Trinity College.

Atelier parisien (?) d'après Jacques Stella, bordure du Mariage de la Vierge, tapisserie.
Strasbourg, Cathédrale.
L’art figuratif en ce qu’il figure le « réel », la Nature, qu’il prend pour référent, est « reconnaissable » par excellence (en principe à l’oeil nu), mais l’évidence appelle immédiatement un avertissement à propos de la notion de réalisme.

Il s’agit là d’une notion très relative, de l’ordre de l’esthétique en ce qu’elle peut comporter un jugement de valeur.

Je préfère parler d’effet de réalisme (par rapport à ...), et pour l’illustrer m’appuierai sur le cas de deux artistes :

- Donatello, La Madeleine, Florence, Musée du Duomo;

Donatello, Sainte Madeleine, sculpture sur bois.
Florence, Opera del Duomo.

... de quel « réalisme » s’agit-il?
Le travail du jeûne, du mépris de soi est suggéré par cette représentation décharnée, ascétique,
ce qui renvoie à une réalité psychologique d'ordre spirituel agissant sur le corps, plutôt qu’à la réalité physique de la Madeleine.

- Georges Lallemand, Sainte famille, Rennes, Musée des Beaux-Arts.

Georges Lallemand, Sainte famille en Égypte, vers 1630.
Toile, 115 x 94 cm. Rennes, Musée des Beaux-Arts.

Où est le réalisme ici? Dans les types physiques peu idéalisés des personnages?
En fait, ils ne sont pas propres à cette peinture et on pourrait les retrouver ailleurs dans la production de Lallemant : effet de style, de manière, donc, au final.

Non, c’est dans le chapeau que se niche un « effet de réalisme », de couleur locale : il s’agit d’une coiffe « à la gitane », pour évoquer la Sainte famille réfugiée en Égypte, pays alors supposé d’origine de ce peuple (« gitane » ou « gypsy » en anglais viennent d’« égyptien-ne »...).

S’il faut chercher un terme efficace sur cet art qui n’est ni décoratif, ni abstrait, celui de vraisemblable est celui qui résume bien son ambition.
Ce qui semble vrai : voilà qui permet d’insister non sur la ressemblance mais sur l’effet recherché, et sur les chemins pour y parvenir.

Quelles sont les formes du vraisemblable?

C. FORMES DU VRAISEMBLABLE : LA NOTION DE GENRE.

La notion de genre en art, dont la hierarchie en France a été codifiée au XVIIè siècle au sein de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture (et notamment diffusée par la plume de Félibien), prend en compte cette définition. Elle pose comme nécessaire le principe d’imitation mais n’insiste pas plus sur la ressemblance et met même en garde contre elle. Je m’explique, en l’égrénant.
Au bas de l’échelle par sa très forte soumission au spectacle de la réalité, la Nature morte;
les Anglo-Saxons parlent de « vie arrêtée » ou « silencieuse » (« still-life »), ce qui peut occulter la couleur morale qui s’y attache : les fleurs, fruits, livres et autres objets ainsi montrés insistent le plus souvent sur la vanité des choses matérielles (et des occupations en rapport), leur caractère transitoire ou périssable au regard de l’Éternel, associant vie et mort.
La question de la création affleure, et s'affirme plus clairement à mesure que la religion se fait moins présente, s’emparant de l’arrangement de formes souvent simples que cela suppose.

ex. : le Caravage, Nature morte. Milan, Ambrosiana.

Le Caravage, Corbeille de fruits. Toile, 46 x 64,5. Milan, Ambrosiana.
Vient ensuite le Paysage;
il accompagne une « histoire » (à peu près le seul cas qui justifie son emploi en sculpture), et ne se développe véritablement comme genre indépendant évacuant l’homme, qu’au XIXè siècle;
il peut s’agir d’un site existant (Pissaro, Effet de neige à Éragny, Paris, musée d’Orsay) ou imaginaire - donc composé à partir de croquis pris sur le motif, Poussin étant peut-être l’exemple le plus évident à donner


Nicolas Poussin, L'orage « Pointel ». Toile, 99 x 132 cm.
Rouen, Musée des Beaux-Arts.

Au demeurant, c’est un genre qui se pratique en atelier jusqu’au XIXè siècle (croquis sur nature, révision voire composition en atelier).
Ce sont les impressionnistes (parmi lesquels Pissaro, donc) qui ont fait du paysage peint sur le motif une pratique centrale.

Autrement dit, historiquement, le paysage est essentiellement un genre composé.
Cette composition reflète une correspondance avec une histoire, un portrait - comme le plus célèbre, la Joconde -, un état d’âme...

Cela suppose un rapport au monde défini dans lequel se retrouvent des préoccupations voisines de la Nature morte (manifestes dans la peinture de ruines).

Camille Pissaro, Effet de neige à Eragny, 1894. Toile, 73,5 x 92.
Orsay, Musée (dépôt au Musée des Beaux-Arts de Dijon).
Puis le Portrait. Soyons précis : il s’agit de la représentation d’une (ou de plusieurs) personne(s) identifiable(s) par les traits physiques;

« pourtraire » en vieux français, « trait pour trait »...

Donc à ne pas confondre, avec la simple représentation d’un visage.
Une Vierge n’est pas un portrait et n’est identifiable que par ses attributs (vêtements, auréole, Gabriel, Christ, Joseph, Anne...).

Ainsi, dans la Pala de Montefeltro de Piero della Francesca, le seul portrait apparaissant est celui du donateur agenouillé, dont les traits sont d’ailleurs connus par une effigie réalisée par le même artiste.


Piero della Francesca, Double portrait du duc et de la duchesse d'Urbino.
Bois. Offices

Cas limite : le portrait imaginaire s’appuyant sur une approche le plus souvent psychologique (Démocrite et Héraclite par exemple) mais à la vérité, on ne devrait pas parler de portrait.

Cas paradoxal : le fameux portrait de Rodolphe II par Arcimboldo. Incontestable, pourtant, et le portrait physique, reconnaissable par ses traits (ci-dessous, sous le pinceau de von Aachen, long nez, barbe, moustache, sourcils plongeants...), se double de celui intellectuel, avec l’allusion aux préoccupations du modèle, et un singulier rapport à la nature. Encore faut-il rappeler qu’il s’agit d’un portrait à distance, réalisé par l’artiste après avoir quitté son mécène...


Hans von Aachen, Rodolphe II, vers 1605?
Toile. Vienne, Kunsthistorisches Museen.

Les formes en sont multiples (tête, buste - jusqu’à la naissance de l’épaule -, mi-corps, en pied, équestre, gisant, agenouillé...) de même que le point de vue.

Les usages et significations en sont diverses; ainsi, le profil appelle invinciblement l’exemple de la médaille, sa capacité à évoquer la gloire, et dans le cas, toujours, du duc de Montefeltro (ci-contre), arrange qui plus est une physionomie dont l’un des côtés était disgrâcieux... Lorsque Berruguete (1450-1504) le représente avec son fils, c'est suivant le même profil, de fait (Urbino, Galleria Nazionale delle Marche).

Quelques remarques encore :
- l’évolution, au cours du quinzième siècle qui voit le cadrage des effigies s’élargir jusqu’à mi-corps, introduisant les mains (cf. notamment Léonard, encore) correspond à une affirmation de l’individu dans l’histoire, insistant sur son action et sa psychologie (non plus la lignée ou la tête);

- le genre suppose trois intervenants :
* le commanditaire;
* le modèle;
* l’artiste
... qui peuvent n’être qu’une seule personne dans le cas d’un autoportrait (que l’artiste conserve, tel ci-contre le Parmesan, qui en fera une sorte de carte de visite en arrivant à Rome).


Piero della Francesca, Pala Montefeltro, 1472.
Bois, 248 x 150.Milan, Brera.

Arcimboldo, Rodolphe II en Vertumne, vers 1590.
Bois, 68 x 56. Skokloster Castle (Suède).

Piero della Francesca, Double portrait du duc et de la duchesse d'Urbino. Bois. Offices

Parmigianino, Autoportrait au miroir convexe, 1523-1524.
Bois, 24,4cm de diamètre. Vienne, Kunsthistorisches Museen
Le portrait suppose une imitation directe de la nature, mais s’intéresse à l’homme; ce sont ses actions qui forment le sommet de la hiérarchie, encore celles-ci peuvent-elles être variées :
- la scène « de genre ».
L’inscription dans le quotidien de ces actions, tirées de la rue (de Brueghel à Baullery...) ou de la campagne, de pièces morales, proverbes ou du théâtre populaire, porte un caractère « peu noble »;
d’où le mépris (issu d’une méprise pour peu qu’on en approfondisse le sens) de Félibien pour les oeuvres des Le Nain (exemple ci-contre), qui en empruntant à la réalité, lui conféraient une grandeur dans la simplicité - qu’ils appliquaient d’ailleurs également aux scènes sacrées ou historiques.
- les sujets d’histoire.
Nous voilà au sommet de la hiérarchie, subdivisé encore en plusieurs sous-genres; on ne s’étonnera pas du classement par la société d’Ancien Régime qui suit :
- au sommet, l’histoire sacrée (et le Nouveau plus encore que l’Ancien Testament - comme l'Assomption de Jacques Stella pour Urbain VIII, ci-contre);

- ensuite, l’allégorie, personnification de notions abstraites, voile souvent posé sur l’action politique; ainsi l’Allégorie de la richesse de Vouet n’est pas un appel déjà libéral mais la démonstration que le règne de Louis XIII apporte richesses matérielles, spirituelles et intellectuelles;


Simon Vouet, La Richesse, vers 1640.
Toile, 170 x 124. Louvre.

- sur un plan voisin, l’histoire ancienne ou contemporaine, la première pouvant être un modèle se substituant allégoriquement à la seconde (voir le cas des tableaux de Licherie pour le greffier Philippe Jacques)...;

- la « Fable », la mythologie et toutes les traditions sacrées à l’exception de celle judéo-chrétienne (mais on aura compris qu’il s’agit avant tout de celle gréco-romaine; ex. : Botticelli, La naissance de Vénus, Florence, Offices);


Sandro Botticelli, La naissance de Vénus, vers 1485.
Tempera sur bois, 172 x 278. Offices.

- l’histoire littéraire : la Jérusalem délivrée du Tasse, par exemple, a connu une énorme fortune artistique, en particulier au XVIIè siècle; ainsi par Errard, ci-contre.

Le Nain, Un maréchal dans sa forge.
Toile, 69 x 57. Louvre.

Jacques Stella, Assomption, 1624.
Huile sur agate, 91 x 98 cm. Pastraña, Colegiata.

Louis Licherie, Cyrus enfant se découvre à Astyage, 1671.
Toile, 173,5 x 150 cm. Vendue chez Christie's en 2004.

Charles Errard, Renaud abandonnant Armide, 1645.
Toile, 242 x 337 cm. Bouxwiller, Musée

Voici donc posé un cadre général à la reconnaissance en histoire de l’art. Bien sûr, il n’est pas toujours facile de faire rentrer telle oeuvre dans telle “case”, et certaines des grandes oeuvres de l’art s’abreuvent à différentes sources, brouillant les cartes. Déjà nous avons vu que certains sujets pouvaient prendre un tour allégorique pour évoquer le présent.
On peut aussi mentionner le mélange opéré sur le même plan et avec les mêmes ingrédients par Rubens pour sa galerie consacrée à l’histoire de Marie de Médicis, aujourd’hui au Louvre.

Enfin les désirs d’artistes ne sont pas nécessairement les demandes de la société, ou d’une de ses composantes. Le dix-septième siècle est parcouru des réclamations auprès de la royauté de la noblesse traditionnelle (par opposition à celle récente élevée au bénéfice des offices de la magistrature ou de la finance), en faveur des galeries d’hommes illustres, préférables à leur yeux à la Fable. Histoire de rappeler l’organisation par le lignage de la société. Si elle concède encore une participation de l’allégorie, la Galerie des Glaces où le roi a demandé à Le Brun de mettre en scène son action de façon assez explicite, en est une conséquence.

Ce qui revient à rappeler que jusqu’au XIXè siècle, la commande prime. Au destinataire, en premier, le plaisir de la reconnaissance. Au demeurant, cette approche n’a ici rien d’universel, puisqu’elle s’appuie sur l’art occidental. Néanmoins elle ouvre des voies à cette reconnaissance, quitte à les réviser ou à les transposer aux abords d’autres champs...
Sylvain Kerspern, Melun, 2005 (retouches 2015)
Suite : III. COMPARER : le concours pour le Baptistère de Florence de 1401.
Courriels : sylvainkerspern@gmail.com - sylvainkerspern@hotmail.fr.
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