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À mes parents
INITIATION À LA LECTURE DES UVRES DART Mise en ligne 30 novembre 2015, jour de la saint André Autres chapitres en ligne : |
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- I. Définition de l'histoire de l'art. | - II. Reconnaître. | - III. Comparer : le concours pour le Baptistère de Florence de 1401. |
L'analyse comparée des projets de Brunelleschi et Ghiberti peut sembler écrasante, tant elle va loin dans la convocation des enjeux contemporains à leur réalisation. Il s'agissait de relever les indices susceptibles de montrer la richesse et la profondeur de leurs enjeux, dont il fallait donc parler. Le but de ces cours n'est pas de demander à ses auditeurs/lecteurs des recherches aussi poussées sur les œuvres qui peuvent susciter leur curiosité, ni de faire croire que l'on peut accéder à chaque œuvre instantanément et sans le moindre effort. Mon intention est d'expliquer que la maîtrise de quelques outils essentiels permet d'y entrer et d'inviter à en approfondir la compréhension : méthode, vocabulaire et leviers culturels aiguillant la sensibilité personnelle que chacun peut ainsi mieux comprendre et plus sûrement développer. Ce sont ces éléments qui ont été mis en évidence dans ces cours, d'un format plus ramassé que celui du texte en question ne permettant donc pas d'aller aussi loin. Il faut considérer qu'il y a, dans l'analyse d'une oeuvre d'art, deux temps possibles, deux degrés d'appréciation, comme dans toute expérience sensible. Le premier découle de la découverte de l'oeuvre. Tout ce qui touche à l'impact visuel – perception des lignes, formes, couleurs - provoque émotions, sensations. Un travail de réflexion conduit à porter attention à la composition (géométrie, architecture, profondeur…), aux dispositions (frise, expression, attitude, gestuelle…), au coloris (ton général, couleurs privilégiés, accords recherchés, impact physique, expressif et significatif), amenant inviciblement à comprendre qu'« il se passe quelque chose ». On en vient à vouloir connaître le sujet, et la confrontation avec d'autres oeuvres, sur le sujet ou de l'artiste, permettra, à coup sûr, d'en percevoir l'originalité – d'autant plus facilement aujourd'hui qu'Internet permet un accès formidable aux images, donc multitplie les comparaisons possibles. On peut s'en tenir là - c'est le minimum recherché dans ces cours - ou aller plus loin, dans un second temps. Mû par la curiosité, on aimera alors en savoir plus sur l'artiste, sur les conditions de création de l'oeuvre. Si la littérature existante peut nous aider, je conseille à chacune et chacun de ne pas en faire un guide trop strict : ce qui se disait le plus souvent sur Stella il y a encore quinze ou vingt ans avait de quoi décourager – et je me suis parfois demandé si je ne m'acharnais pas un peu trop à le défendre. Quoiqu'il en soit, si vous suivez ce chemin, esprit critique au coeur, vous entrez dans l'histoire de l'art - raison pour laquelle, sur ce site, je ne peux m'y soustraire... En guise d'exemple moins célèbre, donc moins référencé, je voudrais aborder une œuvre dont chaque nouvel examen m'apporte des raisons supplémentaires de l'apprécier, et que je fréquente depuis maintenant trente ans. Je m'efforcerai, grâce à elle, de déployer l'éventail des approches qu'une œuvre d'art peut requérir, d'en dégager la progressive découverte, avant d'en tirer quelques nouveaux fils éclairant plus nettement sa singularité : il s'agit du Christ enfant retrouvé par ses parents dans le Temple de Provins, peint par Jacques Stella. Texte inédit, car je n'ai pas gardé trace de ce que j'ai pu dire lors de mes cours melunais, et pour cause : j'avais décidé de m'y confronter sans note. Ici, je veux revenir à une plus rigoureuse méthode, pour un dévoilement progressif de ce qui s'y joue, s'y révèle, s'y cache. Texte balisé de mots en gras, issus du vocabulaire de la discipline qui sont autant de mots-clés ouvrant à la compré;hension de l'oeuvre, certains commentés, d'autres laissés comme autant de signes de pistes. À suivre, ou pas. |
A. APPROCHE DIRECTE : LE TRAVAIL DE LA SENSIBILITÉ À PARTIR DU SUJET |
C'est en entrant dans l'église Saint-Ayoul de Provins que l'on peut apercevoir, au fond du choeur, le monumental retable - contraction de « contre-table » pour désigner une construction verticale installée contre un autel - renfermant ce tableau. Qui ne fait ce chemin peut manquer partie de son impact. Ainsi, Gilles Chomer, lors d'une rencontre à Lyon alors qu'il n'avait encore pu venir le voir – et avant que je ne publie mon article à son propos dans la Gazette des Beaux-Arts, en 1989 -, m'avait demandé confirmation du fait qu'il y avait bien deux tableaux, le principal et un autre dans la partie supérieure de l'imposant monument de bois, à l'attique, selon le terme précis, représentant Dieu le père. Cette formule n'est pas rare et elle influe sur le dispositif de l'artiste en le compartimentant : il faut examiner comment les deux peintures interagissent.
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Pierre Blasset et Jacques Stella, retable des Cordeliers de Provins, 1653-1659. Provins, église Saint-Ayoul. 40 pieds de haut (plus de 12 m.). Tableau principal : 345 x 248 cm. (Ci-contre)205 x 155cm. |
a. La question du sujet. |
Au
vrai, c'est sans doute le
sujet de la toile du haut,
dès lors qu'il est vu, qui apparaît le plus évident :
ce vieillard barbu, ces
personnages ailés qui l'accompagnent voire le soutiennent dans
son envol, nous sommes encore assez nombreux à savoir qu'il
s'agit de Dieu et de son cortège d'anges. C'est
moins évident dans la partie basse, car ce
qui y est peint est somme
toute assez rare. Du moins
sait-on – grâce aux précédents cours –
qu'il s'agit d'un sujet d'histoire,
et d'histoire sacrée, puisque Dieu plane en personne au-dessus
de lui. Sans parler du fait
que nous venons d'entrer dans une église, bien sûr,
mais nombreuses sont les peintures qui ont été
distraites par l'Histoire de
leur contexte d'origine,
particulièrement en
France à la Révolution,
et qui peuplent aujourd'hui les musées, pour
lesquelles je souhaite ici
proposer une démarche générale. Au demeurant,
nous le verrons, ce décor n'a pas toujours été
dans cet édifice…
Maintenant, qu'y voit-on? Un enfant qui semble s'être levé de sa chaise pour embrasser une femme – sa mère, manifestement – tout en pointant du doigt le haut ; derrière la femme, un barbu dans l'âge mûr, s'appuyant sur une règle d'artisan – probablement son père, enfin… - ; et tout autour, d'autres personnages qui semblaient écouter l'enfant et réagir de façon diversifiée à son discours ; le tout, dans un espace monumental à l'aspect classique, ouvert sur une place où se distinguent des bâtiments qui sont autant de signes de l'Antiquité comme cadre temporel de l'histoire. |
Pour qui sait lire, bien sûr.
Car il faut l'admettre, sans un minimum de culture en la matière,
on peut passer à côté d'une œuvre et se
dire, avec Daniel Arasse :
« On n'y voit rien! ». Ici, les éléments
de décor architectural ne sont tout de même pas
indispensables à la compréhension première
de l'oeuvre, mais il faut en revanche un peu de connaissances en
matière d'histoire sacrée et de tradition chrétienne
pour reconnaître l'enfant Jésus, perdu par ses parents
alors qu'ils fréquentaient le Temple pour
la Pâque, et retrouvé
le troisième jour,
alors en pleine « dispute » - un débat –
avec les Docteurs de la Loi juive, qu'il déconcerte par
l'inspiration dont il fait preuve dans la connaissance spirituelle.
Comment les reconnaît-on ? Un personnage peut être identifié par des attributs. Pour Joseph, la règle du charpentier tient ce rôle ; Marie porte ses couleurs traditionnelles, le manteau bleu, la robe rose, toutefois plus rare que le rouge – mais celui-ci est ici réservé à Jésus. Autour, des hommes formant auditoire, certains revêtus de costumes pouvant évoquer un sacerdoce, d'autres en proie à une discussion animée tandis que l'un d'eux plonge son regard dans un parchemin, manifestant un désaccord sensible, un trouble. |
Christ retrouvé par ses parents…
et non simple Christ parmi les docteurs,
où les parents sont généralement plus discrets :
ce sont bien les retrouvailles, et le dialogue qui s'instaure entre
l'enfant et sa mère qui est ici mis en scène
(Evangile de Luc,
2 : 41-52 - ici, la traduction de Isaac Le Maistre de Sacy de 1697). « - Ton père et moi t'avons cherché... » « - Ne saviez-vous pas que je dois m'occuper des affaires de mon Père ?... » Ce dialogue est illustré clairement par le peintre : au tout premier plan, l'enfant vient de se lever de la chaise pour embrasser sa mère, geste spontané d'amour filial dont témoigne un pan de son manteau resté sur la chaise, comme l'ont justement remarqué Gilles Chomer et Sylvain Laveissière ; Joseph, invoqué par Marie, témoigne en retrait tout en dominant l'assemblée; Jésus se justifie de la main droite en indiquant le ciel – pour nous, le tableau de l'attique occupé par son Père et son cortège, mais pour nous seulement. Il fallait rendre sensible l'incompréhension des parents : c'est sans doute la raison d'être de l'imposant morceau d'architecture surplombant la Sainte Famille et son auditoire, dont le vide incarne l'absence. Quant aux réactions des docteurs, elle va de la moue réprobatrice, derrière la Vierge, à la discussion encore animée derrière le Christ, cherchant matière à débattre dans les textes (le vieillard enturbanné debout) ou dans la raison (l'homme assis pratiquant le comput digital, celui l'interpellant en montrant son front). Petit plus : la distinction entre les deux « moments » - Christ enfant retrouvé par ses parents ou simplement parmi les docteurs – rattache traditionnellement notre sujet à l'iconographie de la Vierge, bien mise en évidence par Stella. Un mot sur l'inscription apparaissant sur l'écu intermédiaire entre les deux tableaux : « PAVETE / AD/ SANCTUA/(-)RIUM/ MEUM VOS/ LEVITICI/26 » « Tremblez devant/respectez mon sanctuaire ». Elle est courante au linteau des porches des églises ou dans le décor du choeur, et peut être intégrée au retable. On peut aussi la trouver associée à la représentation du choeur d'un édifice, comme dans le Breviarium de Soissons de 1742. Elle n'oriente donc pas spécifiquement le sens du décor, qu'elle localise. Nous verrons que Stella y trouve tout de même matière à résonnance. Voilà pour le sujet tel qu'il peut immédiatement s'imposer au regard – au moins des spectateurs du temps, imprégnés de culture chrétienne et aptes à reconnaître les protagonistes. Contexte immédiat, qu'il faut progressivement élargir pour percevoir le travail de l'artiste, ses conditions et comment il les articule dans son ouvrage. |
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Celui-ci s'est représenté dans l'assistance, fait remarquable connu depuis le XVIIè siècle et qui témoigne de sa satisfaction, d'autant plus sensible qu'il signe et date sa peinture au pied du personnage assis de dos à droite, en figure repoussoir. Stella apparaît grisonnant, les traits creusés : ce qui aurait pu être le signe d'un certain orgueil, d'une vanité propre au sentiment d'une créativité sans borne, devient, selon l'expression de Jacques Thuillier, testament artistique. |
Un examen rapproché permet de constater une curiosité
révélatrice de son travail, et de l'élaboration
d'une huile sur toile. Stella a toujours porté le bouc et la
moustache, associés à une mouche – touffe
de poils sous la lèvre inférieure –,
typiques du temps. Ici, il les élabore sur un fond gris au
pigment très délayé, assimilable à un
glacis, étoffé
par-dessus de quelques poils plus nourris en matière, ici plus sombres, là plus
clairs, traces de l'âge ou de la lumière. Mais il travaille
également en retournant son pinceau pour
quelques stries dans la couche des carnations, retrouvant ainsi celle
sous-jacente pour suggérer la faible pilosité de ses
joues, en creux. Nous voici entrés dans le travail du peintre, au niveau du détail. Il faut maintenant l'envisager globalement. |
b. L'agencement des formes. |
Cet agencement a déjà été effleuré dans l'évocation des deux tableaux qui composent l'ensemble du dispositif pictural, ou du grand vide séparateur et interrogateur, qui participe d'une organisation spatiale articulant la largeur sur plusieurs registres. Dans le tableau du bas, celui des personnages est lui même divisé en deux, entre ceux assis au second plan et ceux apparaissant au premier, visuellement associés aux spectateurs surplombant la scène, tout au fond. La frise partant du monumental Joseph, debout, pour aboutir au docteur vu de dos, assis, et passant par la Vierge s'inclinant pour embrasser l'Enfant, instaure une oblique descendant de gauche à droite, suivant l'ordre de lecture occidentale. |
Ce point souligne déjà la dimension culturelle de toute
lecture d'oeuvre. On me permettra d'invoquer un exemple peut-être
atypique : une planche d'André Franquin tirée de
La mauvaise tête, une aventure de Spirou et Fantasio,
l'une de ses (nombreuses) grandes réussites, dans un de ses
moments d'anthologie, la course cycliste à laquelle le
journaliste prend part. Dans les commentaires faits par le dessinateur pour
l'édition d'une intégrale de son œuvre, il a indiqué que s'il fallait la reprendre, il en inverserait le sens,
pour lui donner tout son dynamisme.
André Franquin, planche 16 Masashi Kishimoto, |
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Suivre ce parcours dans le tableau de Stella appelle déjà
un commentaire. Le peintre s'y inscrit à la fin
de son cheminement, assumant pleinement le sens donné
au sujet, à double titre : il le conçoit comme
s'il le percevait personnellement – notamment à
l'approche de la mort -; il le restitue, en perspective, suivant un autre point de vue en profondeur. Il tient
dans sa main droite – celle tenant le pinceau, au travail –
le signe de sa reconnaissance par le roi, le collier de l'ordre de
Saint-Michel. Le ton est très différent des précédents
autoportraits « en
invité », où il apparaît sur la
gauche. Deux gravures, il est vrai, que la Cérémonie
du Tribut et l'Assomption, qui plus est traduite pour
cette dernière par Jérôme David. Toutefois, pour
la première, on est en droit de penser que Stella, en maître
de l'eau-forte à l'oeuvre, devait avoir anticipé le
sens final dans son invention pour respecter les lieux représentés.
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On peut aussi interroger alors l'émouvant et exceptionnel
double portrait dans lequel l'artiste se représente avec sa
mère. Il s'y place pareillement sur la gauche, le regard porté
vers Claudine de Masso, véritable point focal du regard du
spectateur : il s'agit, en quelque sorte, de la lui présenter et il faudrait lui donner pour titre : Portrait de la mère de l'artiste avec son fils.
Jacques Stella, |
Ce parcours du regard, dans notre retable, il en souligne encore la
dynamique par l'architecture et la perspective,
en partant des indications du format.
L'analyse du concours pour le Baptistère de Florence de 1401
témoigne du fait que cet aspect peut suggérer certaines
des grandes lignes du dispositif de l'artiste. La généralisation
des formats, plus ou moins standards et rectangulaires, rend sa
perception plus diffuse mais sa pertinence demeure, comme je l'ai
souligné à propos de Le Brun et Vouet. Ainsi, notre retable propose pour la peinture principale un cintrage à oreille, à savoir qu'au rectangle s'ajoute un demi-cercle en retrait sur la largeur, ici dans la partie supérieure et surbaissé. Stella lui donne un écho par l'arc monumental ouvrant sur l'extérieur, mais il le désaxe vers la gauche en sorte que Jésus corresponde à l'un de ses piédroits : visuellement, sa rencontre avec sa mère s'en trouve dynamisée, suggérant, autant que le geste de l'Enfant, que nous sommes à la fin du dialogue qu'elle et lui échangent. L'analyse de la perspective va, si j'ose dire, dans le même sens – et on sait Stella rigoureux en la matière. Le point de fuite, toujours significatif parce qu'appelant le regard, peut être à peu près localisé par le pavement et les entablements, notamment des arcatures dans la profondeur de la voûte à caisson de l'arrière-plan. Il se situe entre Joseph et son épouse, et marque le lieu à partir duquel Marie s'incline vers l'Enfant. Architecture et perspective introduisent ainsi une temporalité dans une scène qui paraîtrait, sans cela, figée sur la seule réponse de Jésus. |
c. Lumière, coloris. |
L'analyse de la lumière
peut livrer plusieurs enseignements. En d'autres études, elle
m'a permis de proposer une distribution cohérente de peintures
dans un décor complexe – pour Richelieu, pour Champaigne
au Carmel ou au Palais-Cardinal, et pour l'oratoire que fit faire
Anne d'Autriche dans ce palais, devenu royal. La question ne se pose pas ici, les deux tableaux
étant superposés, mais en l'absence d'information sur
l'historique de cet ensemble, on en viendrait tout de même à
se demander s'il a bien été conçu pour ce
lieu, tant l'impact de l'éclairage physique désolidarise
les peintures, et perturbe donc la pleine compréhension du
dispositif. Si telle avait été la destination
originelle du retable, il est probable que son articulation par les
boiseries aurait été autre – une moindre hauteur,
en proportion de la largeur qui a été rognée
pour l'installation à Saint-Ayoul -, ou que cela aurait
modifié les choix de Stella des couleurs et de leurs valeurs pour
le tableau de l'attique.
Ceci relève du travail « décoratif » d'une telle commande, de son inscription dans le lieu qu'il orne. La lumière peut, par ailleurs, revêtir un aspect signifiant. Destiné au choeur, traditionnellement orienté, l'éclairage naturel devait venir de la droite (du sud), ce que Stella, comme nombre de peintres (dont son neveu, comme je l'ai dit ici), respecte. Il faut alors remarquer que lumière vient à la rencontre des parents de Jésus ; dans le ciel, elle accompagne la gloire de la colombe de l'Esprit-Saint, mais un œil attentif notera que celle-ci la surpasse lorsqu'elle frappe l'ange mains jointes, dont les ombres tendent à passer à droite. Cette naturalisation de la lumière, adaptée au lieu, est l'occasion pour Stella d'un effet de trompe-l'oeil, comme si l'apparition de Dieu le père se manifestait par la « fenêtre ouverte » que constitue le cadre de boiserie de l'attique. Il est particulièrement sensible, et spectaculaire pour l'angelot qui vient s'appuyer sur le nuage au tout premier plan en bas, dont on pourrait croire, d'ailleurs, depuis le sol, qu'il se repose en fait sur ce cadre : la lumière ambiante vient le caresser au visage et ne découvrir que certaines parties de son corps.
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La qualité époustouflante du détail montre le
soin encore pris par Stella, à 58 ans et déjà
souffrant, pour ce qui constitue un élément a priori
secondaire. Elle relève d'une facture
personnelle qui constitue depuis des années une « marque
de fabrique », par l'attention au faire lisse, sans
aspérité, magnifiant les volumes, particulièrement
appropriée aux tableaux de chevalet mais que Stella parvient à
transposer aux grands retables. De ce point de vue, elle se rapproche
bien plus d'un Vermeer que d'un Rubens ou d'un Vignon. Elle pourrait
avoir incité un Champaigne a pousser très loin une
forme d'hyper-réalisme.
Le coloris est, lui aussi, pour partie conventionnel et peut avoir été dicté ou discuté avec les commanditaires religieux. Il n'en demeure pas moins que l'artiste fait des choix. Les couleurs primaires sont réservées aux trois personnages terrestres principaux, et le rouge « passionnel » de la robe de l'Enfant fait écho au manteau du Père éternel. Cette couleur fait d'ailleurs l'objet d'une sorte d'exaltation, associée à sa complémentaire, le vert, donné au personnage « repoussoir » de dos à droite, et résonnant de façon sourde dans le décor architectural. Or le sujet représenté est traditionnellement perçu comme annonciateur de la mort et de la résurrection du Christ, en l'espace de trois jours. L'adéquation avec la symbolique de la couleur, matérialisée visuellement par Stella jusque dans l'apparence du lieu, montre l'intelligence et la sensibilité du peintre dans sa capacité à rendre sa portée spirituelle. |
B. ENTRER DANS L'HISTOIRE. |
a. Les précédents de la commande. |
Un ensemble de conditions a conduit les Cordeliers de Provins à
solliciter Jacques Stella sur ce sujet. On connaît de mieux en
mieux le fonctionnement en réseau des ordres religieux, qui
conduit tel ou tel d'entre eux à solliciter tel ou tel artiste
particulier ; ainsi des Capucins pour La Hyre ou des Bénédictins
pour Plattemontagne. François, son père, avait abondamment
travaillé pour la maison lyonnaise des Cordeliers qui, en
gratification, lui avait accordé sépulture dans
l'église pour lui et sa famille. Jacques avait lui-même peint en 1635 la Nativité (aujourd'hui au musée des Beaux-Arts de Lyon) pour la chapelle Saint-Luc de ce couvent. Les liens avec sa ville
natale n'étant pas distendus, Jacques pu profiter de ce
précédent familial de notoriété.
C'est sans doute sur une réputation plus personnelle que le sujet a pu être trouvé : une douzaine d'années plus tôt, il en avait donné une version dans ce qui est sans doute l'un de ses plus grands chefs-d'oeuvre, assurément celui qui eut alors le plus grand retentissement, pour le Noviciat des Jésuites de Paris. Mis en concurrence avec Vouet et Poussin, il y impose une leçon en matière de peinture de retable qui ne cède en rien à ses rivaux, et qui reflète sans doute le plus clairement le projet du commanditaire, Sublet de Noyers. C'est sur un tel modèle qu'Eustache Le Sueur, par exemple, prend le chemin d'un style sévère et raffiné, s'éloignant de celui si profondément marqué jusqu'alors par son maître Vouet. Cette gloire et cette fortune ont conduit Stella a méditer le sujet en plusieurs autres occasions : pour Anne d'Autriche et sa chapelle au Palais-Royal (1645), et pour deux autres oratoire privés, sans doute, dans la version hollandaise signée de 1649 et dans le tableau pyrénéen non daté. Il y reviendra encore dans sa vie de la Vierge dessinée, entreprise selon moi après le tableau de Provins. On peut penser qu'il avait gardé souvenirs de ces opportunités via des dessins préparatoires, attestant de sa capacité à transcrire, sinon à renouveler, l'interprétation du sujet. |
Toile, 323 x 200 cm. Les Andelys, église Notre-Dame du Grand Andely |
Peintures de Lyon (Bois, 60 x 54 cm.; 1645) - Fos (Toile, 88 x 71 cm.) - Schiedam (Cuivre, 47,3 x 35,2 cm.; 1649) - et dessin en coll. part. (env. 35 x 21 cm.) (dimensions proportionnées) |
La distinction entre les deux « moments »
- Christ enfant retrouvé par ses parents ou simplement
parmi les docteurs – qui rattache traditionnellement
notre sujet à l'iconographie de la Vierge, est bien mise en
évidence par Stella dans toutes ses interprétations. Elle est
manifeste dans l'intégration de son exemplaire pour le
Palais-Royal dans un décor entièrement dédié
à la mère du Christ, destiné à la mère
du roi. Marie est assurément la grande triomphatrice parmi les
saints personnages mis en valeur par le Concile de Trente, totalement
à l'opposé des critiques protestantes, si on se réfère
à l'iconographie des décors religieux.
Jacques Stella, De fait, pas question d'y mettre le sentiment qui apparaît à Provins, entre mère et enfant : Stella y montre un Jésus plein d'une autorité qui lui permet d'associer le rapport à son Père avec la pratique de la dispute théologique. Mais le lien réside dans le seul geste, Dieu n'apparaissant pas dans le ciel. Les grands anges, adorateurs et admirateurs, qui y surgissent sont sans doute convoqués pour assurer les novices d'un soutien spirituel, supérieur à celui de la famille, dès lors qu'ils se conforment à l'exemple du Christ. Discours sobre, d'une redoutable efficacité dans son économie, et qui fit le retentissement artistique de l'oeuvre. Les Cordeliers, une des branches de l'ordre franciscain, ont d'autres préoccupations. Dans leurs dévotions figure une attention particulière à l'enfance du Christ ; de même l'extase au cours de laquelle saint François reçut les stigmates, à l'imitation de Jésus sur la croix, tourne leur esprit vers la commémoration de la Passion. Ce qui a déjà été dit du tableau de Provins confirme pleinement cela, et souligne l'adéquation entre le dispositif artistique et la fonction de l'oeuvre. L'existence d'un dessin préparatoire pour cette commande permet de percevoir le cheminement de Stella vers cet accomplissement. |
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b. la fabrique de l'oeuvre : le secours du dessin de Worms. |
Pierre noire, plume, lavis et encre noire, rehauts de gouache. Stella avait déjà été confronté au format cintré à oreille (Baptême du Christ, de Saint-Louis-en-l'Île, Paris, 1645; dessin pour le retable lyonnais de Notre-Dame-de-Bellecour, Nancy, Musée des Beaux-Arts…). Je ne sais s'il y a eu des études à propos de cette curiosité de format, qui doit être une survivance de celui polylobé qui apparaît, par exemple, au Baptistère de Florence, ou dans nombre d'enluminures. Très souvent, l'artiste y loge quelque gloire divine, comme Stella pour le tableau parisien de 1645. On voit que pour la commande provinoise, il en écarte dès l'abord l'idée, encouragé par l'existence d'un tableau à l'attique mentionné dans le marché de juillet 1653 avec Blasset. Pour le reste, il part de la version faite pour Anne d'Autriche. Dans le panneau destiné à l'oratoire de la reine au Palais-Royal, signé et daté de 1645, il avait placé la scène sur un fond bouché par l'architecture, suggérant un intérieur et ménageant une niche où est installée la menorah. C'est cette dernière, émergeant de l'ombre grâce aux flammes qu'elle porte, que le Christ paraît désigner. La niche abrite aussi des angelots que le geste de l'Enfant peut tout autant concerner : la continuité entre Ancien et Nouveau Testament est ainsi signifiée. Lorsque Stella reprend l'essentiel de cette composition pour le cuivre de 1649, il rompt cette continuité, en plaçant le chandelier en pleine lumière mais derrière les angelots en sorte qu'elle se trouve partiellement cachée : moyen d'exprimer le triomphe de l'inspiration du Christ sur une tradition que les Docteurs de la Loi du temps pouvaient avoir rendu opaque. |
Lyon, 1645 - Schiedam, 1649 |
Dans le dessin pour Provins, c'est le cintrage à oreille qui vient masquer une partie de la menorah. Différence fondamentale avec toutes les autres versions, la moitié supérieure de la composition est vide de toute population divine – apparaissant, il est vrai, à l'attique, ainsi que dans les éléments sculptés par Blasset. Néanmoins, voilà qui affaiblit la relation entre le geste du Christ et ce qui pourrait manifester sa présence dans l'élément principal du retable : Stella, peut-être dans l'esprit du « Dieu caché » cher au temps, d'ailleurs volontiers rattaché à toute la période de l'enfance de Jésus puisque les textes canoniques n'en disent quasi rien, opte pour la représentation explicite de la perplexité des parents, redoublant celle des Docteurs. Quoiqu'il en soit, c'est bien la version royale (ci-dessus) qui sert de prototype à la composition briarde car il en reprend certains motifs qui lui sont propres : l'installation de la scène au milieu de l'assemblée, le fauteuil duquel le Christ vient de se lever, le docteur en figure repoussoir de dos, celui pratiquant le comput digital. Le tableau final retrouve même son sens de circulation, alors que le dessin préparatoire l'avait inversé. Voilà qui nous permet de revenir sur cette question de l'orientation de la lecture, à travers les variations que Stella a pu lui donner. |
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c. En dépit du bon sens ?. |
Égrener les différentes versions par Stella du sujet
conduit à remarquer une des pratiques essentielles de
l'artiste dans l'élaboration d'une composition :
l'inversion. J'ai souligné plus haut que le sens de lecture
d'un tableau conditionnait la perception qu'on pouvait en avoir. Ce
qui ne veut pas dire qu'un seul s'imposait, mais qu'il fallait en
connaître le contexte donné par le lieu où il
venait prendre place, et que l'artiste pouvait aussi s'accorder le
droit de contrarier ce qui pouvait sembler naturel mais qui, on l'a
vu, est éminemment culturel.
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Les Andelys, 1642 |
J'ai déjà longuement discuté de l'orientation du
panneau pour l'oratoire d'Anne d'Autriche(1), selon son installation
dans un décor complexe partagé entre plusieurs
artistes. La reconstitution proposée alors situe, à
nouveau, le Christ du côté du maître-autel –
vers les tableaux de Vouet -, ce qui motive le sens de circulation le
plus courant.
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Un détail distingue cette version sur cuivre, possible demande expresse du commanditaire : la Vierge forme nettement le nombre 3 avec sa main gauche. Cette insistance sur les trois jours de disparition du Christ peut renvoyer à la Pâque chrétienne à venir, en rappelant le même laps de temps existant entre la crucifixion et la résurrection. Le thème, en soi, prêtait à ce genre de rapprochement, on a voulu qu'il soit explicite. |
On peut penser, pour ces deux petits formats, que les choix
d'orientation tiennent plus aux pratiques du peintre qu'à un
souci de mis en place selon la lumière ou pour s'inscrire dans
un ensemble artistique complexe : il s'agit de tableaux de
dévotion, pour cabinet, que l'amateur
pouvait proposer au regard des curieux suivant un rituel bien précis,
indifférent à une source de lumière déterminée,
puisque mobile. Ils révèlent donc,
vraisemblablement hors de toute contrainte, l'un des ressorts de son
génie inventif, rompu à l'exercice par la pratique de
la gravure et ses nombreuses contributions à l'édition,
à Rome comme à Paris. L'occasion de rappeler la
remarque d'Alberti dans son traité De pictura (1435),
qu'il devait connaître, soulignant combien le recours au miroir
pouvait être utile pour juger des défauts d'une
peinture.
Nous en arrivons au dessin de Worms. La direction prise par les parents est conservée, ce qui pourrait nous faire revenir sur ce qui a été dit plus haut pour le tableau, qui l'inverse. En réalité, l'examen des accents de gouache permet de remarquer que Stella avait fait venir la lumière de la gauche, curieusement. En effet, s'il était parti du principe que l'église était orientée, l'éclairage ne pouvait venir que du sud, donc de la droite. Rétablissant la bonne source dans le tableau, il inverse également le parcours de Joseph et Marie – mais toujours vers la lumière. Et l'on est en droit de se demander si l'homme aux cheveux défaits, sans coiffure, visible déjà derrière le Christ dans le projet ne correspond pas à la situation qu'il voulait se donner dans le tableau final. |
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C. PERCEVOIR L'UNICITÉ DE L'OEUVRE. |
a. Ultime ouverture. |
De tout cela, il apparaît, du moins, que Stella a pris
systématiquement le parti de la frise pour disposer le sujet
principal. A Provins, il creuse pourtant son espace,
reprenant la piste du tableau de Fos. Toutefois, dans ce dernier, il
en annulait l'impact par un effet de contre-plongée et
l'étourdissante abside semi-circulaire à caissons
géométriques – évoquant la non moins
spectaculaire coupole de Philibert de l'Orme pour la chapelle d'Anet. Ce motif n'est pas isolé et reparaît pour le Mariage de la Vierge (Chicago Art Institute, ci-contre) dans la suite tardive de dessins sur la Vie de la Vierge.
Pour les Cordeliers, il ouvre l'espace au fond sur l'extérieur,
comme pour prolonger le choeur de leur église. Il n'omet
d'ailleurs pas de peindre de lointains passants, pour accentuer le
sentiment de profondeur, comme il le fit pour
le Mariage de la Vierge (Toulouse, Musée des Augustins) de la tenture pour Notre-Dame (ci-dessus).
Ce parti, si radicalement différent, intervient entre le projet de Worms et la réalisation du tableau. Or Félibien ne manquera pas de vanter le morceau d'architecture de la partie supérieure, en sorte qu'on peut penser que ses interlocuteurs – selon toute vraisemblance les Bouzonnet, ses neveux et nièces – l'ont remarqué et voulu transmettre comme une pensée de Jacques. |
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Parmi les conséquences, on pourrait croire à un
changement dans le canon des personnages. Il faut d'abord noter la
modification du cintrage, semi-circulaire dans le projet, surbaissé
dans le tableau. C'est un indice du degré de connaissance préalable au projet fourni par Stella : il avait sans doute donné un dessin
sans avoir toutes les données de mesure, rectifiées
ensuite. Il a certainement procédé alors à une révision globale de ses proportions, sans que cela soit forcément lié à la modification du fond.
En revanche, le déplacement de Joseph, moins strictement derrière Marie et plus proche du spectateur, s'inscrit bien dans une réflexion renouvelée autour de la profondeur, pour instaurer une gradation supplémentaire. On n'en perçoit que plus clairement le dialogue entre la mère et son fils, et les commentaires vifs ou muets de ses spectateurs. Par rapport au modèle initial des Jésuites, les docteurs, mêmes dépassés, reviennent au coeur du sujet, pour témoigner de l'irruption de la Grâce dans le monde sous la Loi. |
Il est nécessaire de comprendre cette ouverture « à
la vénitienne » (Sylvain Laveissière).
Elle laisse apparaître au loin différents monuments qui
sont autant de signes : temples, à portique ou
circulaire, évoquant le monde gréco-romain, obélisque
renvoyant à l'Égypte, campanile à baies
géminées. Ces différentes constructions,
redoublant le sanctuaire dans lequel prend place le tableau,
pourraient également faire écho à la mise en
regard de l'ancienne et de la nouvelle loi sacrée, dans une
vision syncrétiste qu'on a notamment soupçonnée
chez un Poussin, selon laquelle il y aurait une seule vérité
manifestée différemment selon les lieux et les époques.
C'est peut-être aller un peu loin, mais cette profonde modification du fond de la composition entre dessin et peinture demande bel et bien notre attention. De même faut-il s'interroger sur la responsabilité de semblable orientation. On trouvera ailleurs, notamment dans les études que j'ai consacrées à Stella sur ce site de quoi justifier l'idée qu'il puisse y avoir pris une certaine part. Il s'agissait, d'ailleurs, de revenir sur une proposition pour une commande royale, qu'il avait ensuite méditée et reprise dans plusieurs autres versions, dont celle, testamentaire, insérée, dans sa vie dessinée de la Vie de la Vierge. Nous allons voir que cette transformation met en jeu, et en scène, son cheminement artistique et porte une forme de revendication de ce que lui même avait pu recevoir en héritage pour sa culture visuelle, dans sa formation et ses voyages. |
b. Un beau geste. |
Un point sur lequel il ne semble pouvoir y avoir de doute en la
matière, c'est le geste double de
l'Enfant, admirable invention que la retenue quasi unanime des autres
personnes présentes rend d'autant plus forte. Ce geste existe
dès la préparation de Worms. Il est toutefois amplifié
dans le tableau par le fait que l'on y voit clairement Jésus
s'avancer, alors qu'il est statique dans le dessin. Reprenons encore le fil des interprétations.
Au Noviciat des Jésuites (1 ci-contre), son geste est pareillement double, le doigt levé vers le ciel pour évoquer son Père – représenté par la population angélique – s'accompagnant de l'indication de l'autre main des docteurs pour justifier sa présence dans le Temple ; de même à Fos (2), d'autant que Stella y suggère que le dialogue prenne place après que la Sainte Famille ait quitté les docteurs. Au Palais-Royal (aujourd'hui à Lyon)(3) ou à Schiedam (4), seule l'indication vers le haut subsiste, l'autre main se posant sur l'accoudoir du siège pour suggérer qu'il vient de se lever. |
1 234 |
Le doigt levé est, depuis Raphaël dans la fresque improprement appelée L'école d'Athènes, le signe par excellence du renvoi aux choses spirituelles, célestes, qu'y incarne Platon, tandis qu'Aristote exprime par la main ouverte vers le sol son intérêt pour celles matérielles, terrestres. La référence au grand maître de la Renaissance italienne pour Stella, qui possédait de ses dessins, n'est plus à prouver mais il est utile, ici, de noter qu'elle s'affirme directement, par exemple, dans la première version du sujet, pour le Noviciat : le docteur tout à gauche rend hommage au Pythagore de la même fresque. Le lien se faisait tout naturellement par la gestuelle et les instruments propres à une dispute. Stella l'amplifie à Provins par la monumentale architecture ouverte, à plafond à caissons, que peut aussi lui avoir inspiré le souvenir de cette fresque. Le peintre devait savoir que celle que Raphaël déploie dans le fond fait allusion au chantier de reconstruction, sous la direction de Bramante, de la basilique Saint-Pierre. De même la géniale circulation de L'école d'Athènes, en frise mais aussi en profondeur, trouve en le retable de Provins plus que dans aucune autre des versions présentées ici un prolongement significatif. Sans parler de l'actualisation que propose l'insertion de portraits de contemporains, dont celui de l'artiste… |
Raphaël, L'école d'Athènes. Fresque, 1508-1512. Vatican Platon et Aristote - Pythagore |
Le sens du geste juste n'est pas moindre. Celui montrant le ciel,
signe de sa mission comme de son autorité, est associé
à celui de porter la main au flanc de sa mère, signe
d'accueil, d'embrassade mais peut-être pas seulement. Comme je
l'ai souligné déjà en 1989, cette association
relie la Trinité céleste – Dieu le père
se manifeste avec la colombe de l'Esprit-Saint à
l'attique – à celle terrestre, la Sainte Famille. Elle
renvoie aussi à l'incarnation, à la Vierge comme son
réceptacle, son sanctuaire, et comme lien réel d'une
Trinité à l'autre ; en sorte que ce moment précis,
le seul de l'enfance du Christ raconté par les évangiles,
offre là un raccourci saisissant de son destin, de sa
naissance à sa mort, puis à sa résurrection.
Or nous touchons aussi là l'un des registres dans lesquels Stella s'est manifestement le plus investi : c'est un geste familier, emprunté au quotidien, auquel il confère une résonance particulière, intemporelle, signifiante. Pour le coup, c'est bien à son génie qu'il faut en rattacher l'invention singulière. Il se place dans le cadre du développement de l'art comme expression sensible d'un réel réinvesti. Le monde est redevenu spectacle admirable, lieu d'expression des passions humaines sublimé, dans l'esprit de l'humanisme au sens propre du terme, par la conscience du divin incarné en le Christ : car tel est le sens vécu alors pour ce terme, associant dans sa redécouverte de l'héritage du monde ancien à la fois les monuments de la beauté antique, essentiellement gréco-romaine, et la naissance du christianisme. |
Le retable de Provins, pour qui sait voir, assume cette
temporalité. Il renvoie à une historicité
mi-fantasmée, mi-signifiante, revisitée via le prisme
raphaëlesque, renouvelée par la recherche sur
l'expression des sentiments et de la pensée par le geste. Si
un Le Brun ne manquera pas de méditer les ouvrages de son
aîné, rencontré sur le chantier du Carmel, l'orientation qu'il donnera à l'Académie
de peinture et de sculpture, notamment en cherchant à codifier
les expressions du visage, conduira à une forme de théâtralité
dont l'artifice apparaît clairement dans l'oeuvre d'un Antoine Coypel, par exemple. Ce qui aurait pu
être une tentation encouragée par l'amitié de
Nicolas Poussin, Jacques Stella l'a évité au nom d'une
constante recherche de la mesure, du geste économe et d'autant
plus efficace qu'il se fait rare. Elle suppose une intériorisation
de sa création que rejoint la mise en œuvre dans
ce style sobre, ce faire lisse, cette lumière abstraite
donnant consistance monumentale aux corps et aux matières.
Il est évidemment aux antipodes de ce que souhaitera bientôt Roger de Piles, prenant Rubens pour champion contre Raphaël et Poussin, adepte d'une perception plus immédiate et surprenante de l'art. Le travail de Stella n'est pas pour autant moins sensible, moins attentif au monde. Il propose simplement un rapport différent à ce dernier, distancié sans être froid : le simple geste de l'Enfant, à Provins, montre bien la chaleur bienveillante qu'il recherche, partage. À l'approche de la mort, la méditation, pinceau, crayon ou plume en main, que purent représenter les grandes suites de ses dernières années – Pastorales, Vie de la Vierge, Passion, mais aussi sans doute, une Histoire de Vénus et Amour – témoigne de sa constance en la matière. Au bout du compte, l'accord de la main et de l'esprit désigne le grand peintre. |
Sylvain Kerspern, Melun, novembre 2015 |
Postface : |
Alors que je travaillais à la mise en forme de ce texte pour Internet se sont produits les attentats à Paris. En filigrane du drapeau français de mon profil Facebook, et en hommage aux victimes, j'avais mis l'image du tableau principal du retable. Il ne s'agissait pas de prendre position dans une guerre des religions, suivant ce que le sujet pouvait faire croire. Tout au contraire, je voulais affirmer combien toute religion pouvait faire l'objet d'interprétations, en l'occurrence artistique ou doctorale; mettre en lumière, et en opposition à celles tragiquement terrifiantes, la nécessité du débat, qu'il demeure encore et toujours possible en empruntant les voies d'un esprit critique à encourager chez chacun de nous autour des valeurs du vivre-ensemble. Un appel à l'éducation de soi, pour lutter contre la démission de soi que certaines formes communautaires, qui peuvent prendre celle religieuse, veulent encourager sinon imposer. Un tel tableau, qui développe aussi les différentes formes d'amour (sacré, profane, filial, de soi...), renvoie fondamentalement au dialogue permanent entre l'un et l'universel, entre l'individu et le collectif, entre l'homme et la nature, comme moyen d'une réalisation personnelle et collective constructive, bienveillante, fructueuse. C'est aussi à leur mise en lumière que peut servir l'histoire de l'art. Enfin il y a ce geste, décidément heureux, d'une embrassade effaçant l'inquiétude malgré la proximité de la mort, renvoyant à la plus essentielle humanité, réponse simple mais forte à la barbarie... |
Suite : V. Pour une histoire de l'art idéale... |
Bibliographie : Félibien, 1688, éd. 1725, t. 4, p. 411 Kerspern 1989 (Chomer et) Laveissière in cat. expo. Lyon-Toulouse 2006, p. 148-152, 170, 176, 198-199. Maximilien Durand, « Autour du Christ retrouvé par ses parents », Jacques Stella. La première rétrospective. Dossiers de l'art n°136, 2006, p. 32-43. |
Courriels : sylvainkerspern@gmail.com - sylvainkerspern@hotmail.fr. |
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