Sylvain Kerspern - dhistoire-et-dart.com
Varia

Inaliénabilité des oeuvres d’art :
à propos d’une autre rupture.


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Inaliénabilité

des oeuvres d’art :

à propos d’une autre rupture.


Ci-contre
Jacques Stella,
Présentation de la Vierge,
localisation actuelle inconnue.


Mis en ligne le 18 février 2008; retouche le 20 février 2008


Au moment où le rapport Rigaud sur la question tarde à être remis, je voudrais dire deux mots sur le projet de renoncement au principe d’inaliénabilité des collections publiques françaises.
Il s’agit là d’une tradition française qui tient à son histoire, encore renforcée par la rupture qu’a constitué la Révolution. Elle est indissolublement liée à la notion de patrimoine telle qu’elle s’est constituée en France. Relire l’étude publiée ici sur le patrimoine et l’écologie permettra d’en comprendre certains des aspects qui sous-tendent le débat.

Cette notion très française à l’origine, issue de la commémoration exaltée d’un passé dense et complexe, des ruptures qui l’ont constitué et qui sont autant de raisons de le réévaluer, a acquis un caractère universaliste dans les actions menées par l’Unesco pour la préservation d’éléments du Patrimoine mondial. Pourquoi donc revenir dessus, maintenant, en France?

L’intention, sans doute, est de dynamiser le marché de l’art, en panne depuis plusieurs années. À vrai dire, et dans un premier temps, une véritable analyse de la situation ne produirait pas nécessairement une décision de cet ordre.
Si on veut absolument examiner la question sous l’angle économique, on constatera dans ce domaine ce que l’on peut constater ailleurs : actuellement s’est constitué une sorte de bulle, suivant le principe qui veut que l’on s’efforce de présenter des oeuvres prestigieuses, susceptibles de faire du chiffre, au risque d’un apauvrissement de l’offre. En sorte que les grandes maisons, et les marchands bien assis s’en sortent bien, voire très bien, tandis que les plus modestes, souvent les plus authentiques amateurs (ce qui n’exclut pas que de grands marchands soient sincères, que l’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas dit), peinent à subsister.
Il est clair que c’est avant tout des raisons financières, des choix économiques, qui sont la cause du marasme actuel du marché de l’art, et non pas la pénurie d’oeuvres. Et l’on voit que l’alimenter d’oeuvres “déclassées” ne résoudrait en rien la situation


Ensuite, ce genre de démarche repose sur un principe simple : l’argent est le régulateur du marché. Cette notion est toute relative dans le domaine de l’art, tout le monde le sait. Parler de l’offre de la loi et de la demande a quelque chose d’absurde en la matière, et produit des effets incroyablement contrastés. Je prendrai un seul exemple récent, qui concerne - qui s’en étonnera? - Jacques Stella, peintre récemment réévalué, et d’abord sur le plan artistique!

Une peinture représentant La présentation de la Vierge au Temple est passée plusieurs fois en vente (le 5 décembre 2006, par exemple, chez Sotheby’s à Londres) ces derniers mois, sans succès. Il est vrai que l’état n’était pas bon, le tableau semblant passablement ruiné. Fallait-il pour autant renoncer à l’authenticité? La dernière tentative, chez Sotheby’s en novembre 2007, sous une attribution pourtant réservée, fut la bonne : alors que l’estimation était à nouveau basse (5000/7000 livres), laissant planer des doutes sur le caractère autographe, l’enchère s’est envolée à plus de 42000 livres.

Pourquoi? Vraisemblablement sur la foi de ce que Jacques Thuillier a suggéré entre-temps à son propos, à savoir qu’il s’agissait de l’un des éléments du décor commandé par Anne d’Autriche pour le Palais-Royal (en concurrence avec Philippe de Champaigne, Laurent de La Hyre, Charles Poerson...) en 1644-1645.

Transposons à dessein le cas dans la perspective de l’abandon de l’inaliénabilité, autrement dit, supposons que le tableau ait fait partie d’une collection publique, un musée, qui, devant une certaine désaffection de la critique à son égard, aurait souhaité s’en défaire en espérant pouvoir en tirer des subsides pour acheter quelque chef-d’oeuvre bon teint. L’aurait-il laissé filer à la première vente, à la seconde, ou à la troisième? Statistiquement, on doit remarquer qu’il avait plus de chances de partir aux deux premières - d’autant que l’intention aurait été, ni plus ni moins, de s’en débarrasser... Et quand bien même : admettons qu’il n’ait été vendu qu’à la troisième un prix record. Aurait-il fallu alors le laisser filer au moment où, manifestement, son importance historique aurait été enfin reconnue?...

On voit l’absurdité du raisonnement. L’histoire de l’art ne compte plus les réévaluations opérées dans les dernières décennies. Autant dire qu’il y a de fortes chances pour considérer que les laissés pour compte d’aujourd’hui seront les vedettes de demain, suivant la dynamique propre aux recherches en histoire de l’art. “Libéraliser” ainsi l’institution muséale revient donc à aller à l’encontre du développement de la discipline. Ce serait, sous couvert d’une mise à l’honneur, un nouveau coup porté à notre discipline, au moment où les options envisagées pour son enseignement obligatoire à l’école tendent déjà à confirmer les pires craintes.

Sylvain Kerspern, Melun, le 17 février 2008


Pour des éclairages complémentaires, on fera confiance au suivi que l’on peut trouver sur Latribunedelart.com, notamment la conclusion provisoire de la ministre au rapport remis par Jacques Rigaud. Ajoutons-y le discours d’un précédent ministre, Renaud Donnedieu de Vabres (appartenant à la majorité présidentielle en exercice), évoquant cette inaliénabilité comme un principe intangible dans le cadre ... de la défense du projet du Louvre Abou Dabi. P.S. (12 décembre 2009) : "Décentralisation", démantèlement et privatisation du patrimoine national.
Le parlement étudie actuellement la possibilité pour l'Etat de céder n'importe quel monument historique lui appartenant à toute collectivité territoriale qui en ferait la demande; en prévoyant d'ores et déjà que ladite collectivité puisse ensuite la revendre au domaine privé.
Je n'ai pas grand'chose à ajouter au commentaire pertinent de Didier Rykner, si ce n'est que la logique à l'oeuvre est la même que celle qui prévoyait de pouvoir déclasser pour vendre des éléments des collections publiques, que j'ai combattue, arguments à l'appui, ci-dessus. Il faut rappeler sur ce point le principe de "l'exception culturelle" supposé extraire de la logique économique la sphère culturelle.

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