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Jacques Thuillier (1928-2011) Mise en ligne le 5 décembre 2011 |
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Jacques Thuillier est mort le 18 octobre dernier. Je voudrais dabord évoquer quelques souvenirs. Je ne sais plus comment jen suis venu à fréquenter régulièrement les cours quil professait au Collège de France le jeudi soir ou le vendredi après-midi, dans les années 1980, alors que jétais encore étudiant. Sans doute Jacques Stella my avait-il incité : je lui ai soumis un dossier sur le peintre fait dans le cadre de ma licence, puis le mémoire de maîtrise soutenu en octobre 1985 - en plein service militaire. Je me souviens parfaitement, en revanche, du moment où jai osé lapprocher à la fin des cours, parmi la nuée qui se pressait toujours alors et parmi lesquelles se trouvaient souvent dautres spécialistes de lart déjà réputés. Lorsque je lui ai dit que je souhaitais travailler sur Jacques Stella, il a interpellé lune dentre eux dun air jovial : Rendez-vous compte, il veut sattaquer à Jacques Stella!. Je lavais convaincu, cependant, au point quil mavait poussé sur ce chemin. Plus tard, toujours soucieux daider les jeunes chercheurs désargentés, il avait rédigé une lettre dappui pour que je puisse aller travailler à lAcadémie de France à Rome. Mais comme il nétait pas vraiment porté à lintrigue, pas plus que moi, ce fut en vain. Jai toujours la lettre, qui ne manque pas de saveur. Au demeurant, cétait un bon vivant qui ma dit un jour : Un bon historien de lart doit bien manger!... Cet appétit de la vie, je lai encore constaté lors du colloque qui sest tenu à Fontainebleau en 1992 sur les arts au temps dHenri IV, le voyant séparpiller, guilleret, dans le jardin de Diane pour sémerveiller de la faune et de la flore alentour. Que dire de sa passion pour lart? Il me fit lhonneur de parcourir avec moi lexposition Trésors sacrés, trésors cachés tenue au Palais du Luxembourg en 1988, longuement, donnant ici ou là des pistes ajoutées à celles quil nous avait communiquées lors de la préparation. Et soudain, saffolant de lheure qui avait tournée et du désagrément qui sen suivrait pour son frère Guy, éminent historien, qui lattendait. |
Nos dernières rencontres se sont faites autour de Pierre Brebiette ( à propos de lexposition dOrléans en 2001), un des artistes quil a magistralement contribué à remettre en lumière. Je naurais pas eu loccasion de lui dire de vive voix que lautoportrait en miniature de Jacques Stella, daté de 1633 et conservé en Espagne, avait été retrouvé, ou plutôt quil navait jamais été perdu depuis sa redécouverte parmi les trésors artistiques mis à labri lors de la guerre. Je nai pas pu lui parler du marché découvert par Emilio Lucci, archiviste italien, pour une estampe exceptionnelle de 1629 du même artiste à partir dune image supposée miraculeuse conservée dans léglise de Foce di Amelia. Cette gravure, il me semble lavoir vue dans la documentation quil avait accumulée sur le peintre au Collège de France... mais je nai pas pu la retrouver, pas même à la Bibliothèque Nationale de France, malgré lobligeance de Maxime Préaud. |
Anonyme, Vierge, (Foce d'Amelia, Italie), modèle dune gravure de Jacques Stella entrevue et à retrouver |
Depuis quelques années, il était en proie à la maladie. On peut assurément lui imputer la relative déception née de la lecture de son ouvrage sur Jacques Stella. Il restera, de toute manière, comme celui qui a relancé les recherches sur lartiste par sa pénétrante communication au colloque Poussin publiée en 1960. Plus grande est la maîtrise de son Histoire de lart, point dorgue de son oeuvre dont la réception paraît avoir été mitigée. La lecture scrupuleuse de louvrage révèle quelques relâchements inhabituels dans lécriture. Le cas de Giotto, pour sa part, trahit une lacune sans doute pour partie involontaire. Comment si peu sur Giotto, sur Georges de La Tour? Tout juste une ou deux phrases sur le divin Corot et nulle trace du génie de Schönfeld?, écrit-il en introduction, anticipant les critiques sur les sacrifices consentis pour tracer les larges perspectives (qui) permettent de mettre en place les faits principaux. Or La Tour et Corot sont au moins représentés par une oeuvre commentée quand Giotto ne lest que cité en référence, à plusieurs reprises; il lest le plus largement - un paragraphe - dans le long passage consacré à la miniature peinte, quil na pas pratiquée; mais sa contribution capitale au grand décor ou à la problématique du retable nest pas abordée. On ne peut comprendre cette absence comme une mise à lécart, comme un choix délibéré : il aura certainement manqué une relecture soignée, révélant une lacune, un paragraphe négligé. Sans doute lattention nécessaire à porter à un effort dune telle ampleur nétait-elle plus là. Néanmoins, louvrage a quelque chose de testamentaire, et porte des éclairages singuliers et neufs, une fois encore, sur le sujet. Il demandait des choix nécessaires. On a évoqué ses réserves à légard de lart moderne. Certes, mais il me semble que dautres lui furent plus préjudiciables. Sur la page qui lui est consacrée au Collège de France, il précisait ce quil avait souhaité écarter dans lélaboration de la gageure que fut cet ouvrage : lanecdote; les conceptions basées sur une forme de déterminisme historique (à la suite de Taine, ou suivant lidéologie marxiste, par exemple), ou relevant dune histoire de lesprit, plus sensibles aux séquences quà lunicité de loeuvre dart (telle liconologie dun Panofsky); la production quil rattachait à lethnologie (préhistorique comprise) en la distinguant par la définition de Focillon (des signes, plutôt que des oeuvres qui se signifient) et les notions davant-garde ou de progrès artistiques. Ce sont les exigences dun homme qui souhaite mettre en évidence les spécificités de sa discipline. Elles le conduisirent au Collège de France, et à la chaire, créée pour lui, de lhistoire de la création artistique en France. Cest un choix qui semble lui avoir été reproché bien avant cet ouvrage dans le cadre dun fonctionnement de chapelle que jai signalé par ailleurs. Il est vrai que lon peut être assez imperméable aux outils mis en jeu pour redonner vie à tant dartistes, La Hyre, Vouet, Baugin, Blanchard ou Bourdon ou pour les apports essentiels aux oeuvres de Poussin, La Tour, Le Nain ou Fragonard : le travail de loeil au service de lattribution et lanalyse serrée des documents historiques. Pourtant, comment comprendre la contribution dun artiste à lart de son temps si lon na pas tant soit peu douvrages de sa main assurés, ni une approche positive dégagée des informations avérées à son propos : non les anecdotes rapportées par les biographes mais les faits de son existence, les réseaux ou la réussite révélés par les actes détat-civil, les marchés et autres actes notariés, etc.? Il est si facile de se méprendre sur ses intentions, en commentant une oeuvre attribuée traditionnellement et que lon découvre un jour faite en réalité par un autre artiste, quelque fois dune autre époque ou dune autre nation. |
Jacques Thuillier ma confié un jour que les deux articles de Propositions pour Charles Errard et Charles-Alphonse Dufresnoy dans la Revue de lart lui avaient été reprochés. Il sagissait, au fond, dexposer des intimes convictions pour des artistes qui nétaient plus que des noms, sur des oeuvres discutées, en en écartant certaines pour en mettre en avant dautres, et surtout en publiant des points de répères fournis notamment par la gravure, lune de ses grandes passions. Or cest sur la base du premier article que Jean-Claude Boyer et Arnaud Brejon de Lavergnée ont attribué, peu après, le Renaud abandonnant Armide de Bouxwiller, point de départ de la reconstitution de loeuvre du premier, et à laquelle jai pu ensuite contribuer (pour le tableau ci-contre, par exemple); et il est évident que lensemble désormais réuni sous le nom de Dufresnoy, notamment par Sylvain Laveissière, serait encore dans lombre sans les repères fournis par Jacques Thuillier. Nombre détudes de ce site sinscrivent dans cette optique, qui rend compte de certains des ressorts essentiels de la création et de ses voies. On ne peut comprendre le travail de meneurs dhommes comme Rubens ou Vouet de la même manière que celle de solitaires tels Poussin ou Watteau. Les notions dautographie, datelier ou de collaboration sont donc capitales. Un Vouet, simpliquant plus nettement dans telle commande essentielle - de Louis XIII ou de Richelieu, par exemple -, y mettra évidemment une part plus irréductible de son talent que pour une sollicitation plus modeste, laissée à son atelier. Le chemin pourrait bien être inverse pour un Poussin, qui privilégiait les commandes privées, et qui finit même par imposer lidée, exceptionnelle alors, que celles-ci se cantonnent à la demande dun tableau de sa main, dont lui-même déciderait de liconographie, du format, du nombre de figures... |
Charles Errard, Énée portant Anchise, Dijon, Musée des Beaux-Arts. Attribution faite dans le cadre de ma contribution à la journée détude autour de la Mise au tombeau du Frère Luc, de Montereau (Archives et Patrimoine de Seine-et-Marne, Dammarie-lès-Lys, 1992) à laquelle Jacques Thuillier nous avait fait lhonneur de participer |
Jacques Thuillier fut-il pour autant rétif à toute approche générale, toute envie de synthèse ou de recherche de sens? Sa responsabilité dans le dégagement dun courant précieux en peinture, par exemple, autant que son Histoire de lart, par-delà ses partis-pris, témoignent du contraire. De ce point de vue, jaimerais attirer lattention sur une communication brève mais dense, quon pourrait croire marginale mais qui me semble essentielle. Faite en 1983 dans le cadre de Rencontres de lécole du Louvre portant sur Image et signification, auxquelles participaient aussi, notamment, Daniel Arasse et Louis Marin, elle a pour titre Image, signe et signification dans le monde moderne. Il y abordait le torrent inédit dimages auquel lhumanité était désormais (déjà) soumise, et ce que cela pouvait signifier. Après avoir constaté linvasion des signes divers et la dévaluation, par inflation, de limage, il concluait : De par le passé, limage et lhumanisme ont toujours eu partie liée. Dès que lhumanisme séteignait, limage dégénérait, ou même cédait la place au pur décor géométrique. Au contraire, les périodes qui lont vu renaître, la Grèce au Vè siècle, ou lEurope romane ou gothique, ou la Florence du Quattrocento, ou lépanouissement des temps modernes, sont toutes de grandes créatrices dimages. Alliance fortuite, ou liaison fondamentale? On est tenté de croire à un lien nécessaire. Mais alors, que penser de notre temps qui, au moment où lobjectif multiplie à linfini les images, dun autre côté refuse les images que créait la main? Il faut un peu méditer là-dessus. De quel côté fera pencher la lassitude? Verrons-nous sinstaller une sorte dhumanisme nouveau, non pas fondé sur limage idéale de lhomme que proposèrent longtemps les artistes, mais sur une image infiniment plus complexe, née de limmense accumulation géographique et temporelle offerte par la photographie? Ou allons-nous au contraire vers un monde de signes entièrement déshumanisés et réglant une vie de réflexes - ce quest déjà un morceau dautoroute? Les vicissitudes de lhistoire peuvent encore incliner dun côté ou de lautre, sans doute aussi et surtout - comme en dautres époques - la puissance de conviction de ces grands créateurs à qui le destin confie, de temps à autre, le soin de façonner lesprit de leur temps. On notera ici la curieuse notion de lassitude, comme moteur de lévolution artistique ou plus généralement culturelle. Expression désabusée ou pragmatique, elle conçoit le changement comme création individuelle, éventuellement géniale, issue de la fréquentation insatisfaisante des lieux communs. Laquelle création, éventuellement copiée, transcrite par dautres, peut à son tour devenir lieu commun. Cette approche est parfaitement cohérente avec la conception de loeuvre dart qui instaure une distinction, voire une hiérarchie selon son caractère plus ou moins unique, rapporté à un individu, doù naissent les notions dautographie, datelier, etc., à moduler selon les conceptions mêmes de lartiste en question. Elle rejoint au fond la remarque de Félibien, biographe quil étudia dans sa thèse dÉtat qui ne sera sans doute jamais publiée, à propos du fait que Poussin soit mort sans descendance : il voyait en ses tableaux ses véritables enfants. Elle fonde lintention dune histoire de lart, discipline indépendante, qui peut recevoir des apports connexes mais dont il faut sans cesse affirmer lobjet et les outils méthodologiques irréductiblement propres. Cest la tâche ardue à laquelle il sest inlassablement consacré et que son abondante bibliographie illustre avec un talent de simplicité, de clarté et de pertinence incomparable. LInha existe, désormais, grâce à André Chastel et grâce à lui. Lhistoire de lart est intégrée, désormais, à lenseignement général; mais les limites que lon perçoit dans sa mise en oeuvre appellent, décidément, à méditer loeuvre de Jacques Thuillier et à en perpétuer le propos, pour que simpose réellement lapport de lhistoire de lart à la compréhension du monde. Sylvain Kerspern, Melun, vendredi 2 décembre 2011 |
Courriels : dhistoire_et_dart@yahoo.fr - sylvainkerspern@hotmail.fr. |
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