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Sylvain Kerspern - dhistoire-et-dart.com
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Les Stella

« Il eut aussi une singulière estime pour le Poussin, qui de sa part n'en avoit pas moins pour Stella. » (Félibien)

L'amitié en peinture : les Poussin de Jacques Stella.
2d. Portrait d'un ami en peintures :
La naissance de Bacchus en forme d'hommage


Mise en ligne en février 2025

1. Contours d'une collection

2a. Portrait d'un ami en peinture : Retour d'Italie
(janvier 2024)

2b. Portrait d'un ami en peinture : Le frappement du rocher
(avril 2024)

2c. Portrait d'un ami en peinture : Moïse sauvé
(juillet 2024)

Mes premières recherches en histoire de l'art, il y a bientôt quarante ans, sont nées de l'interrogation des sources et commentaires à propos de Jacques Stella, singulièrement dans le rapport amical qu'il a pu entretenir avec Nicolas Poussin. Une forme d'incompréhension sinon d'indignation devant l'admiration pour l'un et l'infamie du qualificatif d'imitateur (au mieux) pour l'autre m'a poussé à entreprendre à réunir les éléments d'une défense de l'œuvre du Lyonnais, en commençant par réunir ses ouvrages qui me semblaient les plus sûrs, sous l'impulsion bienveillante de Jacques Thuillier. Mon article de 1994 pour la Gazette des Beaux-Arts signait un au revoir pour laisser le champ libre à Gilles Chomer après avoir partagé avec lui mes dossiers, par l'esquisse d'un parcours stylistique venant en contrepoint à l'étude des ressorts de ce que j'ai appelé une « amitié funeste » au gré de sa fortune - en fait son infortune - critique.

Les Poussins pour Stella

Après avoir pris le point de vue du Lyonnais dans son appétit du travail de son ami, la focale se resserre ici sur les ouvrages que Poussin a peint intentionnellement pour Stella, l'amitié en tête. Dans la première partie de ce petit feuilleton, j'ai déjà donné quelques indications concernant les deux premiers tableaux mentionnés par Félibien comme peints par Nicolas pour Jacques : l'Armide transportant Renaud endormi aujourd'hui à Berlin, et Hercule transportant Déjanire aujourd'hui perdu, connu par des dessins préparatoires; à leur propos, je suis revenu ici sur ce qui peut être considéré comme des remémorations du temps passé ensemble en Italie.
Les deux amis se sont retrouvés lors du séjour parisien de Poussin (1640-1642). Selon nos sources, c'est ensuite, une fois retourné à Rome, que Stella lui commande deux tableaux qu'un point commun réunit : l'iconographie mosaïque. En 1649, Poussin peint pour Stella Moïse frappant le rocher étudié ici et cinq plus tard, Moïse exposé sur les eaux. L'ensemble des ouvrages fait par le Normand pour le Lyonnais se clôt sur La naissance de Bacchus. (Félibien 1725, p. 64).

Paysage avec la naissance de Bacchus, en forme d'hommage : le reflet de Dufresnoy

C'est en reprenant la liste des ouvrages après avoir cité une lettre à Chantelou à propos d'une Vierge faite pour l'amateur en 1655 que Félibien mentionne « Pour le sieur Stella (en 1657), un païsage où est représenté la naissance de Bacchus...». L'historiographe semble en mesure, dans ce passage, de dater précisément chacun des ouvrages qu'il signale, sans doute à partir de documents. Pour le tableau qui nous occupe, il m'a toujours semblé que nous disposions non de celui sur lequel il s'appuie, mais sur son écho, au travers de la lettre du 17 août 1657 qu'Antoine Bouzonnet Stella adressa à Poussin publiée en premier lieu en 1855. Dans la perspective de son séjour à Rome, il y offre solennellement ses services à l'ami de son oncle, avant d'ajouter quelques lignes plus familières dans la marge et en travers :

« Ma mère grand vous salue et tous ceux de notre famille et vous remercions tous et moi particulièrement de la faveur que vous nous faites de nous promettre un de vos chef-d'œuvre. Je vous prie si vous nous faites l'honneur de nous écrire de mettre l'adresse sous le nom de Stella parce que la vôtre dernière, ils eurent de la peine à trouver le lieu parce qu'ils ne connaisaient par le nom ».

Lettre d'Antoine Bouzonnet Stella à Nicolas Poussin, 1657. Louvre

La différence de ton et la mise en marge ont de quoi étonner. On peut penser qu'Antoine ait, dans un premier temps, rédigé sa proposition; l'ajout plus simple me semble traduire l'assurance qu'aura apportée la lettre dont Antoine se fait l'écho, qui serait survenue entre-temps. C'est sans doute après avoir appris la mort de Jacques Stella le 29 avril, peut-être par leur connaissance commune, Chantelou, que Poussin l'aura envoyée puisqu'elle avait un autre nom que celui du Lyonnais pour destinataire, source de difficulté dans sa remise au logement du Louvre : Bouzonnet ou de Masso, la mère de Stella, que Poussin avait pu rencontrer à Lyon à l'automne 1642, sur le chemin du retour vers Rome, ayant demandé à son petit-fils Antoine de le saluer. Cette précision et la requête de revenir au nom de Stella impliquent que ce soit, en effet, la première lettre envoyée par Nicolas depuis la disparition de son ami Lyonnais.

Dans sa lettre, Antoine se réjouit de la promesse de Poussin d'un «nouveau chef-d'œuvre», à coup sûr une peinture de sa main. Il est peu probable qu'elle ait été commandée par Jacques avant sa mort, qui survient dès le 29 avril après une semaine passée alité, sans que ses proches en aient été alors informés. Cela laisse d'ailleurs peu de temps pour la date donnée par Félibien, 1657. Puisque le biographe a eu accès à la correspondance entre les deux amis, il est vraisemblable qu'il tire cette information de la lettre envoyée par Poussin dont parle Antoine. Je suis donc convaincu, comme Jacques Thuillier en 1960 lorsqu'il a publié à nouveau la lettre du neveu, qu'elle annonce la Naissance de Bacchus mentionnée par Félibien. Voilà qui ne peut que conditionner la lecture de la peinture qui nous occupe.

(Au recto de la lettre d'Antoine :) Nicolas Poussin, Vénus à la fontaine.
Plume et encre brune, lavis brun, avec corrections à la gouache blanche, sur esquisse à la pierre noire. 25,6 x 23,2 cm.
Louvre

Pour autant, que penser du dessin fait par Poussin - nul connaisseur de l'artiste ne le conteste - au dos de la lettre d'Antoine? On a pu en faire la préparation d'une peinture mais aucune de celles mises en rapport n'ont pu être considérée sérieusement comme de Poussin (ci-contre, Lille, Musée des Beaux-Arts et marché d'art en 2017 - réplique ou copie ancienne?). Il faut en conclure que Poussin a posé cette pensée, bien arrêtée, au revers de la lettre envoyée par Antoine, et qu'elle a été reprise par un autre artiste.

Anthony Blunt, à propos de ces tableaux et d'autres dérivés de dessins du maître, avait proposé d'y voir Antoine, auteur des lignes au recto. On s'accorde aujourd'hui sur le nom de Charles-Alphonse Dufresnoy (1611-1668), suite aux études de Jacques Thuillier et Sylvain Laveissière. Il me semble utile de s'interroger sur le chemin pris par la feuille pour parvenir jusqu'au peintre.

Elle reste sans doute quelque temps à Rome... que Dufresnoy a alors quitté depuis quatre ans. Comment l'une et l'autre se sont-ils trouvés? Antoine Stella est à Rome au plus tard à Pâques 1659 et jusqu'en 1663 avant un séjour de plusieurs mois à Venise; il est de retour à Paris en juillet 1664. Il peut avoir ramené la feuille attachée à la mémoire de l'oncle. L'aurait-il montrée à Dufresnoy? Celui-ci travaillait alors au Val-de-Grâce auprès de Pierre Mignard, refusant de rallier l'Académie royale de peinture et de sculpture dirigée par Le Brun, alors qu'Antoine s'y présente, et y sera reçu en 1666, non pour contribuer aux décors royaux mais comme une simple formalité. Il semble qu'assez vite la santé de Charles-Alphonse se dégrade et que Mignard, pour protéger sa réputation, l'éloigne de Paris pour Villiers-le-Bel, où il meurt en janvier 1668.

On peut, bien sûr, s'étonner de voir un Dufresnoy, artiste célébré, en venir à traduire aussi directement la pensée d'un autre, fut-ce un maître vénéré. N'est-ce pas, au fond, le signe d'une puissance d'invention qui se délite? Les sources nous le disent reprendre inlassablement par le dessin ses compositions, et c'est par le dessin que sa figure d'artiste s'est progressivement reconstituée; autant dire qu'au contraire d'artistes prompts à imaginer, tel Vignon, cette partie de la peinture lui demandait de grands efforts. On peut alors imaginer qu'il se laisse aller aux emprunts de telles pensées, comme pour les peintures passées par Sèvres, dont la qualité picturale n'atteint pas toujours les sommets et pourrait désigner sa toute dernière production.

Charles-Alphonse Dufresnoy,
Paysage avec Vénus à la fontaine, des Amours attrapent un lapin.
Toile. 117 x 146 cm. Lille, Musée des Beaux-Arts
Attribué à Charles-Alphonse Dufresnoy,
Paysage avec Vénus à la fontaine, des Amours attrapent un lapin.
Toile. 116 x 143 cm. Marché d'art, 2007

Dessin et peintures renvoient tout autant à Poussin qu'à Titien... mais aussi à Stella, auteur de Jeux et plaisirs de l'enfance et d'un Repos pendant la fuite en Égypte, des petits amours qui prennent des lapins qu'il conservait et qui se trouvait encore dans la collection de Claudine à sa mort, en 1697. Jacques n'aura vraisemblablement connu Venise que par les Titiens de la Vigne Aldobrandini, avec Poussin; le neveu se rendra dans la lagune, peut-être sur les conseils de ce dernier, et y copiera Titien, Veronese et Tintoret, sans doute plus préoccupé par leurs talents de décorateur que par leur coloris. On pourrait ajouter : à la différence de Dufresnoy. À la vérité, s'il accorde une grande importance à cette partie de la peinture dans son traité (De arte graphica), les répercussions sur son art restent superficielles, son style se nourrissant principalement du classicisme bolonais réactualisé auprès de Poussin.

Sa rencontre avec les Bouzonnet n'est-elle qu'hypothétique? Dans le groupe d'ouvrages attribués à Dufresnoy arrivé au musée de la céramique de Sèvres figure une reprise partielle de la Naissance de Bacchus, dans le même sens que le modèle, qui ne peut que la confirmer.

Jacques Stella,
Paysage avec le repos pendant la fuite en Égypte, des petits anges attrapent des lapins, 1646.
Plume et encre brune, lavis gris et rehauts de gouache blanche. 41 x 57 cm.
Coll. part (en 2006)
Charles-Alphonse Dufresnoy,
Paysage avec la naissance de Bacchus.
Toile. 114 x 146,5 cm. Lille, Musée des Beaux-Arts
Nicolas Poussin,
Paysage avec la naissance de Bacchus et la mort de Narcisse.
Toile. 123 x 179 cm. Harvard Art Museum

Dufresnoy ne copie pas puisqu'il adapte la composition à son canon alors que le décor paysager reste semblable. Fait remarquable, il ne reprend pas la péripétie de la mort de Narcisse, se concentrant sur le seul épisode de l'enfance de Bacchus cachée de la colère de Junon par Mercure. Le geste de ce dernier relie plus nettement la scène principale à Jupiter, père de l'enfant né de ses amours avec Sémélé, visible sur un nuage avec Hébé qui lui sert de l'ambroisie. La communauté de dimensions avec un des exemplaires de la Vénus à la fontaine et d'un Enlèvement d'Europe également passé par Sèvres et aujourd'hui au musée des Beaux-Arts de Lille ajoutée à la même inspiration poussinienne invitent à envisager une commande particulière cherchant, peut-être, à pallier le renoncement du maître à la peinture dans ses ultimes années.

Dans ce contexte, les Bouzonnet devaient sembler des héritiers privilégiés au travers de l'amitié bien connue avec Stella. Si connue que plusieurs auteurs (Félibien et Loménie de Brienne, assurément) se sont adressés à eux pour lever des copies de leur correspondance. Sans le dessin au verso de la lettre d'Antoine inspirant Charles-Alponse, la situation de ce qui semble bien un petit ensemble cohérent aurait pu naviguer entre 1656, date d'arrivée de Dufresnoy à Paris et 1667, puisqu'il meurt en janvier 1668. La feuille incite à repousser après le retour d'Antoine d'Italie en juillet 1664, au moment où Poussin a abandonné définitivement les pinceaux et avant que Dufresnoy ne soit conduit à se retirer de la scène artistique parisienne.

La Vénus au miroir qu'il peint d'après la feuille du Louvre nous ramène à la Naissance de Bacchus. Poussin y a représenté le dernier soupir d'une beauté qui se mire, celle de Narcisse. Dans son lien même avec l'un des mythes revendiqués pour expliquer la peinture, il nous conduit vers l'une des clés du tableau.

Paysage avec la naissance de Bacchus, en forme d'hommage : le reflet de Narcisse

Pour composer le tableau, Poussin a conçu une préparation conservée aujourd'hui par le même musée qui présente le tableau, le Fogg Art Museum d'Harvard. La mise au carreau suppose une étape avancée mais la feuille propose néanmoins quelques variantes notables. Passons rapidement sur la pose de Pan dans le bosquet en hauteur, ajustement de lecture faisant lien avec Jupiter. La plus évidente est l'apparition du char d'Apollon au-dessus de la grotte abritant les nymphes.

La radiographie du tableau (ci-dessus) révèle la trace d'un arc-de-cercle que l'état final ne justifie pas et qui semble bien garder souvenir de cette première pensée. Il s'agissait d'exprimer de façon allégorique le lever du soleil, à quoi Poussin a finalement renoncé. Fait pour un ami peintre et ses élèves, il a préféré manifester la lumière du jour naissant suivant la seule technique du métier qu'il partageait. Par là-même, il attire l'attention sur l'harmonie colorée.

Nicolas Poussin,
Paysage avec la naissance de Bacchus et la mort de Narcisse.
Traces de crayon noir, encre brune et lavis brun, mis au carreau à la sanguine.
22,9 x 37,5 cm. Harvard, Fogg Art Museum

Le dessin a été traduit en estampe par un obscur graveur italien, Giovanni Verini dont Charles Le Blanc ne répertorie qu'une seule autre œuvre, petite, une Sainte Rosalie. On place d'ordinaire son activité autour de 1660 en fonction de la composition de Poussin mais je n'ai rien trouvé, dans une rapide enquête sur Internet, qui puisse préciser quoique ce soit de sa biographie. Du moins peut-on penser que cette situation est plausible puisque dans l'adresse du second état, Iacinto Paribeni est l'éditeur. Il est connu par une activité dans la deuxième moitié du XVIIè siècle, ayant notamment fait graver Jean Baron (1632-1660) ou Pietro Santo Bartoli (1635-1700), ce qui nous renvoie au milieu francophile à Rome, plus ou moins autour de Poussin.

L'intérêt de cette gravure est qu'elle précise ce que le dessin, dans sa sobre restitution du jeune Narcisse se confondant avec son environnement, ne rend pas aussi clairement, en particulier la tête. Dans la peinture, peut-être conscient de la difficulté à percevoir cette péripétie, Poussin a dégagé son bras droit et a revêtu son corps d'un manteau bleu, écho du ciel résonant avec la tunique rouge de Mercure dans une harmonie de verts et de bruns associant tons chauds et froids.

Autre différence notable entre dessin et peinture, Poussin a renoncé à l'auréole autour de la tête de Bacchus. On peut croire que la suppression de l'Apollon rayonnant devait l'amener à cette modification, puisque les deux se répondaient dans leur manifestation lumineuse. Pour l'enfant, une couronne de lierre vient la remplacer pour, à nouveau, substituer à une manifestation surnaturelle un phénomène naturel. Est-ce une sorte de réponse au constat qu'aurait fait un Loménie de Brienne déplorant l'insertion d'un Dieu-Fleuve pour incarner le Tibre ou le Nil, comme dans le Moïse exposé peint par Poussin pour Stella quelques années plus tôt? Le Normand gomme l'allégorie pour se concentrer sur la double histoire et le sens qu'elle produit.

Giovanni Verini d'après Nicolas Poussin,
Paysage avec la naissance de Bacchus.
Gravure.
22,9 x 37,5 cm. Harvard, Fogg Art Museum

L'analyse du groupe sur le nuage tel que dessiné par Poussin n'est pas facile. Hormis l'insigne à l'aigle jupitérien, les deux personnages ne ressemblent guère à ce qu'il représentera dans le tableau, ni même à quoique ce soit d'identifiable clairement, en sorte que Verini aura dû interpréter : d'où ce qui semble être Vénus et Cupidon, difficile à intégrer au thème principal dès lors que Jupiter n'apparaît plus. L'interprétation est manifeste. A-t-elle bénéficié des indications de Poussin lui-même? Il faudrait situer la gravure dès 1657, dans le contexte de la disparition de Stella; un délai d'autant plus court que le maître avait une promesse à tenir. À moins d'envisager une seconde version mais une telle substitution apporterait-elle quoique ce soit au thème en occultant le père de Bacchus? Il semble beaucoup plus simple d'envisager une simple extrapolation de la part du graveur à partir du dessin, sans aucun secours de Poussin.

Le tableau a aussi été gravé. Les sœurs Bouzonnet étaient candidates naturelles mais il n'en est rien : c'est Jean Dughet, beau-frère et secrétaire de Poussin qui s'en charge. À nouveau la question se pose : fut-ce du temps de la création? Mais alors pourquoi? Graver une composition demande du temps et le faire au moment même de la création du modèle, au XVIIè siècle, hors volonté d'édition ou d'une publicité que l'on envisage dans un nouveau contexte qui n'était certes pas le cas du Normand alors, ne s'explique pas. C'est sans doute plus tard que Dughet a entrepris sa traduction, alors que le tableau n'était plus à Rome. Il ne pouvait que connaître les Bouzonnet, puisqu'Antoine avait rejoint son beau-frère sur la recommandation de son oncle, séjournant tout près de lui de 1659-1663. La Naissance de Bacchus était déjà à Paris, et dans le cadre du partage sous les auspices de leur mère-grand, Claudine de Masso, avait été choisie par Antoinette. Il faut donc envisager que Dughet l'ait gravée en France, au contact des Bouzonnet.

Jean Dughet d'après Nicolas Poussin,
Paysage avec la naissance de Bacchus.
Gravure. 45 x 66,5 cm. BnF

Les quelques gravures attribuées à Dughet (1614-après 1679) semblent assez tardives. Certaines peuvent être situées dans les années 1660 et une au moins au temps du pape Innocent IX, en 1667-1669, après la mort de Poussin. On le sait en France pour proposer ce qu'il a pu hériter de son beau-frère, en 1678 (Kerspern 2022, anno 1682). On peut croire que dans cette intention, Joanni ait souhaité reprendre contact avec Antoine Stella, et il se trouve que c'est deux ans après la mort accidentelle d'Antoinette. Pour conforter encore cette rencontre entre ces héritiers à divers titre du maître normand, la série de gravure des Sept sacrements faite par Joanni figure dans l'inventaire de Claudine, qui ne peut résulter du legs de Jacques mais bien d'une acquisition des Bouzonnet.

Pourquoi ni Françoise ni Claudine ne s'est chargée de graver notre tableau? L'une et l'autre doivent être investies dans d'autres travaux alors. C'est en tout cas certain pour l'aînée qui traduit de 1672 à 1687 tous les tableaux ayant fait l'objet du partage de tableaux de Poussin de 1658 (ci-contre) sauf La naissance de Bacchus; en 1677, elle grave le dessin d'Antoine du portrait allégorique de l'archevêque de Paris dans une estampe publiée l'année suivante, un an avant d'éditer celle du Saint Pierre et saint Jean à la porte du Temple de Poussin choisi en 1658 par Sébastien, mort dès 1662. Ces quatre peintures du Normand qu'elle a interprétées en estampes, elle les met en tête de la liste de ses Poussin dans son inventaire de 1693, alors que notre tableau, qu'elle n'a pas gravé, ne fait plus partie de sa collection. Est-ce un hasard? Je ne le crois pas.

Claudine d'après Nicolas Poussin,
Moïse exposé sur les eaux.
Gravure, 1672. 55 x 75 cm. Rijksmuseum.
(choisi par Françoise)
Claudine d'après Nicolas Poussin,
La crucifixion.
Gravure, 1674. 56 x 79 cm.
Herzog Anton Ulrich-Museum, Braunschweig.
(choisi par Claudine)
Claudine d'après Nicolas Poussin
Saint Pierre et saint Jean à la porte du Temple, 1679.
Gravure. 52 x 68 cm.
Digital Art and Culture Archive Düsseldorf.
(choisi par Sébastien)
Claudine d'après Nicolas Poussin,
Le frappement du rocher.
Gravure, 1687. 52,5 x 77,9 cm.
BnF.
(choisi par Antoine)

On peut avec vraisemblance rapprocher la gravure de Dughet de la volonté de vendre le tableau qu'elle reproduit, situant sa confection autour de 1676-1680. Elle aura rempli son office puisque le tableau quitta la collection Bouzonnet avant 1693. Est-ce la conséquence de la mort d'Antoinette? Mais alors pourquoi le tableau que Sébastien, mort dès 1662, avait choisi, le Saint Pierre et saint Jean à la porte du Temple, est-il, lui, resté dans les collections des Bouzonnet? S'il n'a pas été peint expressément pour Jacques Stella, celui-ci l'avait acquis avant sa mort. La Naissance de Bacchus peut-elle se distinguer de ce tableau et des autres en quelque façon? J'en reviens à l'hypothèse qu'il ne s'agit pas d'une peinture pour Jacques, mais pour ses héritiers. Voilà qui ne peut que conditionner le propos de la peinture.

Le titre généralement donné se focalise sur la naissance de Bacchus. Il faut le préciser en soulignant que le tableau le montre confié aux nymphes par Mercure, agent d'une providence qui redouble, dans le registre profane sinon païen, le Moïse exposé de 1654. Certaines mentions ajoutent la péripétie de la mort de Narcisse pleurée par Écho. L'association des deux est soulignée par le fait que les deux couleurs primaires s'appliquent au messager des dieux et au malheureux jeune homme. Il est donc d'usage, à la suite d'Anthony Blunt (1967, p. 316-318), de présenter le tableau comme mettant en évidence l'amour fécond, produisant Bacchus et la vitalité propre à la nature, et celui stérile conduisant à la mort dans un cadre rocailleux. L'alternative n'est peut-être pas aussi tranchée dans l'esprit d'un Poussin panthéiste, qui aura pu également vouloir souligner que jusque dans un amour impossible, la nature trouve la source de son renouvellement par une de ses métamorphoses dont Ovide a fait son miel. Quoiqu'il en soit, l'association de la naissance de Bacchus, confié aux nymphes, et de l'histoire tragique de Narcisse semble bien une invention de Poussin, conçu spécialement pour (les) Stella.

Nicolas Poussin,
Paysage avec la naissance de Bacchus et la mort de Narcisse.
Traces de crayon noir, encre brune et lavis brun, mis au carreau à la sanguine.
22,9 x 37,5 cm. Harvard, Fogg Art Museum
Nicolas Poussin,
Paysage avec la naissance de Bacchus et la mort de Narcisse.
Toile. 123 x 179 cm. Harvard Art Museum

« C'est pourquoi j'ai l'habitude de dire à mes amis que l'inventeur de la peinture, selon la formule des poètes, a dû être ce Narcisse qui fut changé en fleur car, s'il est vrai que la peinture est la fleur de tous les arts, alors la fable de Narcisse convient parfaitement à la peinture ! La peinture est-elle autre chose que l'art d'embrasser ainsi la surface d'une fontaine ? » Ainsi Leone Battista Alberti, dans son traité De la peinture (traduction de Sylvie Deswarte-Rosa, Paris, 1992, livre II), accorde-t-il au malheureux chasseur la définition de la peinture comme reflet.
L'ouvrage d'Alberti ne figure pas dans l'inventaire de sa nièce, Claudine, mais son document ne reflète pas nécessairement le fond collecté par son oncle. Il paraîtrait étonnant qu'un peintre ayant séjourné aussi longtemps à Florence, qui a repris dans sa Cérémonie du Tribut le point de vue de Brunelleschi lors de sa deuxième démonstration de la perspective, qui aura fréquenté Abraham Bosse et illustré deux tomes d'un traité de perspective (t. 1 et 2) et dont Félibien aura souligné la pratique en la matière à propos du retable de Provins n'ait pas eu une connaissance directe de cet ouvrage fondateur dans ce domaine, publié en latin et en italien en 1434-1435. Non plus que Poussin.

Jacques Stella,
La cérémonie du Tribut, 1621.
Gravure. 45,5 x 61 cm. Harvard Art Museum

Au surplus, autant dans la gravure toscane que dans le retable briard, Stella s'est représenté dans l'assistance. Est-ce « narcissisme »? Il y aurait beaucoup à dire sur l'interprétation psychanalytique du mythe, qui prend pour acquis que Narcisse s'aimait en conscience, alors qu'on peut penser, au contraire, que c'est au moment où il se reconnaît qu'il meurt, que son amour pour lui-même (plus que l'amour-propre) devient stérile, sans lendemain. Au demeurant, on n'imagine pas qu'Alberti fasse de cette compréhension du mythe la source d'un art qu'il met en perspective en cherchant à le valoriser.

Je n'ai pas manqué de partager quelques unes des effigies que Stella a pu donner de lui-même au cours de son existence avec mes élèves de seconde tout dernièrement, dans le questionnement programmé sur ce qui amène à devenir soi. Ayant convenu du fait que Jacques Stella n'avait rien d'un Adonis, qu'il devait en avoir conscience, la conclusion à laquelle nous sommes collectivement arrivés est que cette insistance à se représenter tenait à l'amour qu'il avait pour son art, qui le poussait à en témoigner régulièrement selon les circonstances, publiques ou privées, qui pouvaient se présenter. La trace du pinceau rejoignait la trace volontairement laissée dans l'histoire de l'art.

Jacques Stella, autoportraits en cameo

dans La cérémonie du Tribut en 1621, à gauche
Gravure. 45,5 x 61 cm. Harvard Art Museum

dans le retable de Provins en 1654 à droite.

N'est-ce pas précisément ce que peint Poussin? D'une part, la manifestation de la fécondité au moment où Bacchus est confié aux nymphes, ouvrant le caractère cyclique de la Nature; et de l'autre, celui de l'Histoire par l'émergence de la représentation en peinture au travers de la mort de Narcisse. Vie et mort s'accordent autour de l'art partagé par les deux amis peintres, au sein d'un vaste paysage. De quoi le Normand témoigne-t-il alors sinon de l'estime qu'il porte au Lyonnais? Il le fait auprès des héritiers et élèves de ce dernier, comme pour exprimer le vœu qu'à travers eux se poursuive la trace laissée, pinceau en main, par l'oncle.

La complexité de l'interprétation rejoint celle d'un tableau peint pour les Stella en souvenir de leur oncle. Le lien se fait par la peinture, que ce dernier avait commencé d'enseigner à ses héritiers, et par sa perpétuation par-delà la mort. Néanmoins, si l'association de deux épisodes distincts (Bacchus remis aux Nymphes par Mercure et Narcisse et Écho) est à peu près inédite, elle n'est pas tout à fait artificielle. Les deux histoires prennent place dans le même cadre, la grotte d'Acheloüs sous le mont Cithéron. Elles ont en commun le personnage de Pan, amoureux de la nymphe Écho, et qui accueille en musique Bacchus enfant.

Or c'est bien le dieu de l'Arcadie que Mercure montre, non, comme dans la reprise de Dufresnoy, Jupiter/Zeus. Par ce geste qui n'existait pas dans le dessin préparatoire, tout autant que par la présence de Narcisse, Poussin pourrait bien renouer avec les infortunes amoureuses qui avaient motivé les premières peintures faites pour Jacques Stella après son installation à Paris. Il y a quelque ironie qu'un dieu connu pour sa charge érotique soit ainsi partagé avec le célibataire endurci que fut l'oncle, imité là aussi par ses neveux et nièces mais on peut se demander s'il n'y a pas dans l'intention du Normand quelque chose qui tienne à ce que Félibien déclare pour celui-ci, resté sans enfants : que sa descendance se trouvait tout entière dans ses ouvrages. Il désignerait ainsi aux élèves de l'ami défunt une source de leur fécondité compensant une formation brutalement interrompue. Lorsque Jacques meurt, l'aînée, est dans sa vingtième année; Antoine dans sa dix-neuvième rejoindra bientôt l'ami de son oncle pour en faire son second maître.

Nicolas Poussin,
Paysage avec la naissance de Bacchus et la mort de Narcisse.
Toile. 123 x 179 cm. Harvard Art Museum
Charles-Alphonse Dufresnoy,
Paysage avec la naissance de Bacchus.
Toile. 114 x 146,5 cm. Lille, Musée des Beaux-Arts

Tels sont les enjeux de ce dernier tableau témoignant de l'amitié entre Poussin et Stella. S'y croisent la volonté d'un hommage à l'ami disparu, synthétisant le goût pour les sujets amoureux et l'expression d'une Providence pourvoyant à l'accomplissement personnel au service du bien commun, et une attention particulière envers ses héritiers réunis dans la pratique de la peinture, incarnée ici par le mythe de Narcisse. Certes, on ne dispose pas d'écrits du Normand pour éclairer, voire confirmer toute lecture qui pourrait être faite d'un de ses derniers chefs-d'œuvre. Les fragments de leur correspondance susceptibles de nous aiguiller non seulement sur le sens donné par Poussin mais aussi sur la compréhension que Stella pouvait en avoir n'existent plus, en original, que par la fameuse lettre conservée par le Louvre. D'autres lettres aux héritiers de Jacques auront pu en délivrer les clés; Antoine pourra bientôt en savoir plus en se rendant auprès du Normand. La « faveur que vous nous faites de nous promettre un de vos chef-d'œuvre » portait en elle la conviction de pouvoir transmettre le témoignage de cette amitié et ce qu'elle pouvait recouvrir, autant pour les Bouzonnet que pour les amateurs parisiens, si friands des ouvrages de Poussin. Par-delà toute lecture savante, c'est peut-être le sens profond, pregnant, du point d'orgue à cette forte amitié que constitue le tableau d'Harvard, que de vouloir en faire hommage, en honorant Jacques Stella, ami, commanditaire, mais aussi et surtout : peintre.

Sylvain Kerspern, le 17 février 2025

Bibliographie :
* Torquato Tasso, La Jerusalem délivrée, trad. fr. par Jean Baudouin, Paris 1648, p. 468-469
* Léonard de Vinci, Traité de la peinture, trad. fr. par Roland Fréard de Chambray, Paris, 1651.
* Abraham Bosse, Traité des pratiques geometrales et perspectives, Paris, 1665, p. 128-129.
* Jean Bernier, Histoire de Blois, Blois 1682, p. 167, 570
* Giovanni Pietro Bellori, Le_vite_de_pittori_scultori_et_architetti..., Rome, 1672, rééd. 1977, p. 447.
* André Félibien, Entretiens sur la vie et les ouvrages des plus excellens peintres..., Paris, 1666-1688; 4e partie, 1685, p. 262, 263, 264, 294, 299, 300, 304, 305, 399; 2e. éd., 1688, t. II, p. 658
* Pierre Rémy, Catalogue des tableaux et portraits en émail du Cabinet de feu M. Pasquier, Paris, vente du 10 mars 1755; exemplaire de l'INHA, p. 9
* (Pierre-Jean Mariette) Abecedario de P. J. Mariette : et autres notes inédites de cet amateur sur les arts et les artistes, publié par Montaiglon et Chennevières en 1852-1862; t. 5, 1858-1859, p. 261
* (Claudine Bouzonnet Stella) «Testament et inventaire (...) de Claudine Bouzonnet Stella», publiés par J-J. Guiffrey, Nouvelles archives de l’Art Français, 1877, p. 38 (notamment).
* Charles Jouanny, Correspondance de Nicolas Poussin, Paris, 1911, p. 369, 393, 406 (notamment).
* Marcel Roux, Inventaire du fonds français graveurs du XVIIIè siècle, Paris, 1940, t. IV, p. 179.
* Jan Bialostocki, « Une idée de Léonard réalisée par Poussin », La Revue des Arts, 1954, IV, p. 131-136.
* Jacques Thuillier, « Pour un “Corpus Pussianum” » in Colloque Nicolas Poussin. Actes publiés sous la direction d’André Chastel, 1960, t. 2, p. 214, 218, 219, 221, 222.
* Anthony Blunt, Poussin, Londres, 1967, p. 148-149, 316-318.
* Jacques Thuillier, Tout l'œuvre peint de Nicolas Poussin, Paris, 1974.
* Jacques Thuillier, « Le paysage dans la peinture française du XVIIe siècle  de l'imitation de la nature à la rhétorique des Belles idées », Cahier de l'Association internationale des études françaises, 1977, n°29, p. 45-64.
* Honor Levi, «L'inventaire après décès du cardinal de Richelieu », Archives de l'art français, Paris, 1985, p. 62, n°1002bis.
* Jacques Thuillier, « L'influence des Carrache en France : pour un premier bilan », Actes du colloqueLes Carrache et les décors profanes, Collection de l'École française de Rome, 1988, p. 426-427.
* Sylvain Kerspern, «Mariette et les Bouzonnet Stella. Notes sur un atelier et sur un peintre-graveur, Claudine Bouzonnet Stella», Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, 1993, 1994, p. 31-32 (fig. 1).
* Louis-Antoine Prat et Pierre Rosenberg, catalogue de l'exposition Nicolas Poussin, Paris, 1994 (notamment p. 236-237, 355-362, 397-402,419-424, 484-487, 498-500).
* Jacques Thuillier, Poussin before Rome, Londres, 1994, p. 14, 28.
* Jacques Thuillier, Poussin, Paris, 1994.
* Charles Dempsey, « Mort en Arcadie. Les derniers tableaux de Poussin », in actes du colloque Nicolas Poussin (1594-1665), 1994, t. 1, p. 523-524, 533-534, n. 1 à 12.
* Catalogues de la collection d'estampes de Jean V, roi du Portugal par Pierre-Jean-Mariette, éd. Marie-Thérèse Mandroux-França et Maxime Préaud, Paris, 1996, II, p. 236.
* Sylvain Laveissière, « Les tableaux d'histoires retrouvés de Charles-Alphonse Dufresnoy », in Revue de l'Art, 1996-2, n°112, p. 38-58.
* Henry Keazor, « Coppies bien que mal fettes : Nicolas Poussin's Rinaldo and Armida re-examined », in Gazette des Beaux-Arts, 2000, n°1583, p. 253-264.
* Mickaël Szanto in cat. expo. Jacques Stella (1596-1657), Lyon-Toulouse, 2006-2007, p. 259-260.
* Stefano Pierguidi (2011-1), « Uno de quali era già principitao, et l'altro me l'ordinò. I pendants di Poussin, o la libertà dai condizionamenti del mercato et della committenza », Schifanoia, 2009, 2011, n°36-37 p. 233-249.
* Stefano Pierguidi (2011-2), « Fetonte chiede ad Apollo il carro del Sole e Armida trasporta Rinaldo di Nicolas Poussin e i loro possibili (non identificati) pendants », Jahrbuch der Berliner Museen, 2011, Bd. 3011 p. 67-71.
* Maxime Cormier, Marie de Médicis au pouvoir vue par les observateurs italiens, Master d'histoire moderne, Université de Rennes-2, 2012, p. 253-257.
* Sylvain Kerspern, « Catalogue en ligne de l'œuvre de Jacques Stella, notice du Portrait de Claudine de Masso, 1654 », dhistoire-et-dart.com, mise en ligne en janvier 2017
* Sylvain Kerspern, « Biographies croisées des Bouzonnet », dhistoire-et-dart.com, mise en ligne le 3 octobre 2022
Courriels : sylvainkerspern@gmail.com.

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