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Pour Jean-Claude Boyer



Sylvain Kerspern



«Oeuvres en quête d’auteur» :


L'adoration des bergers


de Condé-Sainte-Libiaire.




Mise en ligne en janvier 2020 - retouche le 13 avril 2020

Préambule
En 2012, j'ai contribué à une animation autour de la question de l'attribution en histoire de l'art, autour de « cas épineux » issus du patrimoine de Seine-et-Marne, à l'invitation d'Émilie Beck-Saiello, conservatrice des Antiquités et Objets d'art du département. J'ai mis en ligne les éléments utiles à mes démonstrations sur cette page, et ici le détail de mon argumentation à propos du tableau de Rozay-en-Brie. On trouvera la discussion de la toile rubénienne de Couilly-Pont-Aux-Dames dans ma thèse, consultable ici. Reste le panneau de Condé-Sainte-Libiaire, sur lequel je souhaite revenir aujourd'hui. Notre rencontre s'inscrit dans la longue amitié entretenue avec Jean-Claude Boyer, puisqu'il avait suggéré la piste de Nicolas Baullery dans la préparation de l'exposition Trésors sacrés, trésors cachés présentée au Palais du Luxembourg en 1988. La découverte que j'ai faite d'un tableau signé de cet artiste à Fontenay-Trésigny, départ des études que j'ai pu lui consacrer, en particulier sur ce site, m'a conduit, en rejetant cette idée pour le panneau de Condé, à m'interroger sur son auteur. Vous trouverez, en son honneur, un état de la question qui ne prétend pas être définitif mais contribuer à la réflexion à propos du pinceau à l'oeuvre.

S.K., juillet 2019

Dès les premiers regards spécialisés, ce panneau a été situé dans le cadre de ce qu'il est convenu d'appeler la Seconde École de Fontainebleau, celle des Toussaint Dubreuil (1558-1602), Ambroise Dubois (1543-1614/1615) ou Martin Fréminet (1567-1619), pour les noms les plus connus. En 2010, j'ai eu l'occasion de l'aborder dans le cadre de l'ouvrage consacré aux restaurations du patrimoine mobilier du département de Seine-et-Marne de 1995 à 2010 sous la direction de Monique Billat, qui faisait honneur à son action inlassable dans ce domaine commencée avant et poursuivie encore ensuite. Il n'était pas possible de recourir aux illustrations de références, mises en ligne à l'occasion de ma présentation au Festival d'Histoire de l'art de 2012 à Fontainebleau. Sans reprendre la démonstration initiale, je souhaite confronter ici images et proposition, en faveur de Jacob Bunel (1558-1614), peintre du roi Henri IV et de Marie de Médicis pour qui il peint au Louvre, maître de Claude Vignon (1593-1670), dont il ne reste plus grand'chose. Hypothèse qui n'est encore que plausible... à laquelle je proposerai ensuite une alternative à partir des blasons, tant la connaissance de l'art de cette époque demeure fragile.
L'adoration des bergers. Huile sur bois. 140 x 155 cm
Condé-Sainte-Libiaire, église Sainte-Libiaire.
Que sait-on de l'art de Jacob Bunel?
Jacob Bunel est né à Blois en 1558. Fils et frère d'un peintre, converti au protestantisme, il complète sa formation en voyageant en Italie, fréquentant apparemment Federico Zuccaro (1540 ca. - 1607) et Pomarancio (Nicoló Circignani, 1520 ca. - ap. 1597 ou Cristoforo Roncalli, 1552-1626). Sur la base de Mémoires de M. Mignard peintre du roy (soit Pierre), Jean Bernier, premier biographe de l'artiste dans son Histoire de Blois (1682), affirme qu'il aurait étudié les peintures de Titien à l'Escorial, peut-être lorsque Zuccaro, appelé par Philippe II, y séjourne en 1585-1588 (Annie Cloulas 1968). Les troubles des Guerres de Religion ne l'incitent pas à rentrer tout de suite en France, et la signature qu'il appose au dos du Flûtiste le situe en 1591 à Venise. Arrivé à Paris, il gagne rapidement la faveur royale; selon le rapport de Charles Errard, cette fois, toujours cité par Bernier, Henri IV aurait souhaité marier ses pinceaux avec les inventions de Toussaint Dubreuil, mort en 1602. La collaboration se fera par-delà, Bunel ornant de portraits de rois et reines, à partir de 1607, la Petite Galerie du Louvre dont ce dernier avait entrepris la voûte. Il avait, entre-temps, travaillé aux Tuileries et reviendra au Louvre pour le Cabinet doré de Marie de Médicis peu avant sa mort en octobre 1614.

Malheureusement, l'essentiel de ce qui peut être documenté de son activité a disparu. Son style n'est principalement connu de façon certaine, en dehors de la toile du Louvre, qu'au travers de gravures mentionnant dans leur lettre son invention et, avec plus de réserves, par des annotations portées sur un certain nombre de feuilles disséminées dans des collections publiques ou privées.
Le flûtiste, 1591. Toile, 46 x 36 cm.
Louvre
Point de repères pour Bunel
Le flûtiste, 1591. Toile, 46 x 36 cm.
Louvre
Thomas de Leu d'après Bunel
Portrait d'Henri IV. Gravure, 1605.
BnF
Portrait d'Henri IV, v. 1607? Dessin, 40,7 x 29,8 cm.
Louvre
Pieter de Jode d'après Bunel
Portrait du sculpteur Pierre de Franqueville (1548/1553?-1615). Gravure, 32 x 20 cm. 1613.
Versailles, Musée du château (ici, ex. sans mention d'âge Rijksmuseum)
H. Oldelandt (1615 - 1656) d'après Bunel
Vénus et l'amour surpris par un satyre. Gravure.
BnF
C'est à partir des éléments ci-dessus (si ce n'est le Flûtiste, apparu ensuite) que j'ai songé à Jacob Bunel pour l'Adoration des bergers de Condé-Sainte-Libiaire, comme ils m'avaient servi pour considérer, comme Paola Bassani Pacht (2003) et à la suite de Sylvie Béguin (1989 et 1998), que le Portrait d'Henri IV en Mars de Pau, d'abord donné à Ambroise Dubois, devait lui être rendu. Par-delà la parenté du coloris, d'ailleurs à nuancer, la confrontation, par exemple, avec l'Allégorie du mariage d'Henri IV et Marie de Médicis de ce dernier (Fontainebleau, château) (ci-contre) montre un style différent, franc et énergique dans la représentation du roi, sinueuse et souple dans l'autre. Le traitement du drapé, cassant ici, rond là, en est un reflet à mon avis décisif pour écarter le peintre d'Anvers.

Plus encore, ce sont les affinités avec les portraits dessinées ou gravés qui soutiennent une telle idée. On y décèle un traitement de la chevelure attentif au détail des mèches, qui s'enroulent volontiers, le souci scrupuleux des accidents du visage ou de la pilosité, un drapé raide, dont les bords se retournent volontiers, en commun. Il faut y ajouter, à nouveau une énergie affleurant, expressive, autoritaire qui se déploie plus largement dans la puissante figure royale travesti en Dieu de l'Olympe. On notera aussi la physionomie au nez fort et long, aux arcades marquées qui n'est pas forcément l'image la plus répandue d'Henri IV mais qu'il partage avec son frère François Bunel.
Ambroise Dubois
Allégorie du mariage d'Henri IV et Marie de Médicis.
Toile, 148 x 140 cm.
Fontainebleau, château
Attribué à Jacob Bunel
Henri IV en Mars. Toile, 186 x 135 cm. 1613.
Pau, Musée du château
Bunel à Condé-Sainte-Libiaire?

Ces différentes caractéristiques se retrouvent dans le tableau de Condé-Sainte-Libiaire, qui partage encore la même palette chromatique. Je soulignerais volontiers le traitement des chevelures, le travail des tissus métalliques qui se retournent, et cette insistance sur l'articulation du nez avec les arcades comme élément principal de l'animation du visage. La typologie puissante des personnages se manifeste aussi bien pour le berger agenouillé que dans le visage, passablement ingrat, de la jeune femme à la robe rose, au second plan.

Il y a chez Bunel une évidente recherche d'effets de réalisme, dans tel détail particulier du visage comme dans le traitement des mains, bien différent de ce que fait, par exemple, un Ambroise Dubois. Pour autant, on ne peut encore affirmer avec certitude si dans une peinture d'histoire, biblique ou mythologique, il instillerait en chacun de ses personnages le sentiment d'un portrait naturaliste telle que donnée par Jérôme Francken (1540-1610), de qui Cécile Scailliérez a rapproché notre tableau, dans sa version du même sujet peinte pour les Cordeliers en 1585 (Paris, Notre-Dame). La confrontation ci-contre ne semble pas laisser une impression très favorable.

De ce point de vue, la gravure d'Hendryk Oldelandt (1615-1656) que m'a généreusement signalée naguère Paola Bassani Pacht et qui porte la mention Bunel invenit, pourrait être d'un grand secours, puisqu'elle montre non un portrait mais Vénus et l'Amour endormis surpris par un satyre. Un dessin en sens inverse passé en vente récemment s'y rapporte, qu'on peut, avec prudence, attribuer pour cela à Jacob Bunel (ci-dessous). Mais dans quelles circonstances le graveur danois, artiste amateur, qui a voyagé en Flandres et en Italie, en 1640, mais apparemment pas en France, a-t-il pu en venir à traduire une composition du peintre de Blois, mort un an avant sa naissance? Est-ce le fait des échanges culturels incessants avec Paris ou bien une rencontre fortuite à Venise, où l'un et l'autre ont séjourné à environ un demi-siècle de distance? Voilà qui ne faciliterait pas la datation du sujet...
Jérôme Francken (1540-1610)
Adoration des Bergers. Bois, 220 x 292 cm.
Paris, Notre-Dame
H. Oldelandt (1615 - 1656) d'après Bunel
Vénus et l'Amour surpris par un satyre. Gravure.
BnF
Ici attribué à Jacob Bunel
Vénus et l'Amour surpris par un satyre. Plume et lavis, 37 x 34 cm.
Localisation actuelle inconnue.
Dessin et gravure ne montrent pas le souci d'incarner les personnages en autant de portraits. Leurs types physiques me paraissent tout à fait conformes à ce que l'on peut voir dans la Nativité de Condé : l'Amour fait songer au putto tenant le drap sur lequel Jésus est installé; Venus, pour ses traits, à la Vierge, et pour son long nez plongeant, à la bergère en rose. La dimension athlétique des corps rapproche le berger agenouillé et le satyre.

J'ai conscience de la fragilité d'une telle proposition. Il s'agit, selon l'intention de la manifestation au cours de laquelle elle a été avancée, de présenter un dossier encore ouvert; celle qui avait motivé Jacques Thuillier à faire ses Propositions pour... dans la Revue de l'Art qui lui ont valu des critiques mais ont contribué de façon décisive à la résurgence de Charles-Alphonse Dufresnoy et Charles Errard - ce à quoi Jean-Claude Boyer et Arnauld Brejon de Lavergnée ont rendu hommage, à juste titre, en restituant à ce dernier le tableau de Bouxwiller en 1980. Associer un faisceau d'éléments fermes à des propositions plausibles permet, à tout le moins, d'attirer l'attention sur un artiste tombé dans l'oubli ou encore trop méconnu en lui donnant une meilleure assise.
Le secours des blasons : Quesnel plutôt que Bunel?
La solution viendra peut-être des blasons, partiellement conservés. J'hésite toujours à recourir aux données que l'héraldique peut fournir pour soutenir une attribution, car elle ne participe pas du jeu des formes déployés par la main de l'artiste. Dans le cas du tableau de Condé-Sainte-Libiaire, il a été endommagé par un incendie, ce qui pourrait d'ailleurs avoir affecté les armoiries; mais une photographie en cours de restauration montre qu'il n'en est rien. Cela peut donc amorcer une piste. Que montrent-celles de notre panneau?

Sur fond azur, celles aux pieds de la Vierge présentent une fleur de lys couronnée, avec les lettres I (ou J) A; celles aux pieds du bergers, un monogramme incomplet qui doit combiner un M et une autre lettre indéchiffrable. Je me suis demandé si les premières ne pouvaient pas servir de blason corporatif sur lequel le commanditaire aurait apposé ses initiales. Ayant travaillé sur les « petits Mays » de Notre-Dame, la piste des orfèvres s'est rapidement imposée : les armes des corporations convoquent volontiers lys ou couronne - produit par l'orfèvrerie -, l'un et l'autre étant ainsi associés pour Marseille mais pas Paris, où elles nous sont connues notamment par la gravure de Pierre Brebiette. Il s'agirait donc d'un emploi personnel.
Parmi les sujets commandés pour Notre-Dame par les orfèvres de la capitale (Laharie 1992, p. 251-253), on relève deux Nativité, en 1605 par Quesnel (sans prénom) et en 1611 par Baullery. L'analyse du document qui nous les livre nous permet de dire que le changement de tradition propre aux Mays, à exposer chaque année et à renouveler la suivante, ne reprend vraiment qu'en 1607 (et non 1608), année au cours de laquelle Baullery peint, selon moi, les trois sujets mettant en valeur saint Anne, mère de la Vierge, La conception de la Vierge, c'est-à-dire Le baiser d'Anne et Joachim à la Porte dorée, La naissance de la Vierge et La présentation de la Vierge au Temple. Les mentions « par Anne » doivent citer la mère de Marie et non livrer un nom de peintre qu'on ne connaîtrait d'ailleurs pas autrement. Baullery fournit donc les trois panneaux occupant les faces de la troisième version du tabernacle de l'arbre de may (ci-contre à droite), exposé chaque 1er mai et pour tout le mois dans la nef de Notre-Dame de Paris, puis dans la chapelle Sainte-Anne, siège de la confrairie.
Pierre Brebiette
Les tabernacles des Mays.
Gravure. BnF.

Paola Bassani Pacht, s'appuyant sur Mariette, a identifié ces trois éléments sculptés comme les trois versions successives du support des Mays offert par les orfèvres de Paris jusqu'en 1630. Les informations contradictoires des sources ne permettent pas de décider pour les plus anciennes formes entre la première et la deuxième en partant de la gauche. La dernière, à droite, pourrait reproduire La pentecôte peinte par Vignon en 1626, sujet que le petit May de 1630 devait remplacer, ceux de 1628 et 1629 étant sur les faces invisibles.

Ensuite, chaque année, un seul sujet était commandé pour remplacer l'un des trois, sans doute le plus ancien. Cela peut expliquer la remarquable continuité des commandes, d'abord à Nicolas Baullery (1607-1612 et 1618), puis à Quesnel (1614-1617 et 1621), puis Claude Vignon (1623-1624, 1626-1628) et Georges Lallemant (1625 et 1630) - les noms des artistes sollicités les autres années n'étant pas connus.

Les dimensions des « petits Mays » dans leur dernière version, de 1607 à 1629, sont aujourd'hui cernées. Les indications des sources pour ceux de Claude Vignon (3 pieds sur 2 et demi, environ 98 x 81 cm) ont été affinées par la découverte de celui de Claude Vignon pour 1624, La pêche miraculeuse (98,5 x 76 cm; Carnavalet). Le tableau de Saint-Chéron, amputé sinon mutilé, que j'ai attribué à Georges Lallemant et défendu comme tel en 2003, ne les contredit pas; il suffit de rétablir la planche manquante pour retrouver une largeur comparable (ci-contre).

Il reprendra sa composition avec quelques variantes à visée monumentale pour le grand format. Celui-ci aura été fait dans la précipitation après l'agrément obtenu par les commanditaires seulement le 10 avril, moins de trois semaines avant l'échéance; le tableau sera d'ailleurs livré avec des panneaux délégués à Vignon. Sa composition est connue par l'estampe de Pierre Brebiette, sans doute contemporaine de celle montrant les petits Mays, et qui inverse le sens de la composition du panneau essonnien, que je crois peint par Lallemant pour parer à toute éventualité. Les deux gravures doivent prendre place au moment du changement de tradition, en 1630. Cela étant, si les peintures de Lallemant et de Vignon sont sur bois comme le tableau de Condé-Sainte-Libiaire, ce dernier est de plus grand format.
Claude Vignon
La vocation de saint Pierre et de saint André,
Petit May de 1624.
Huile sur bois, 98,5 x 76 cm.
Paris, MuséeCarnavalet.
Attribué à Georges Lallemant
Saint Pierre et saint Jean à la porte du Temple,
Petit May de 1630.
Huile sur bois, 93,5 x 47 cm.
Saint-Chéron, église.
Pierre Brebiette
d'après Georges Lallemant
Saint Pierre et saint Jean
à la porte du Temple
,
Grand May de 1630.
Gravure.
BnF.
Que penser des peintures de 1605 et 1606, qui les précèdent dans la tradition des peintures offertes par les orfèvres et consignées dans les mêmes documents? Les mentions supposent une autre destination, dessus la table de l'autel de la chapelle Sainte-Anne pour la Nativité, et pour servir à couvrir le tableau de l'autel pour La résurrection de Lazare. Voilà qui autoriserait un rapprochement du tableau de 1605 avec le panneau de Condé-Sainte-Libiaire, plus grand que les petits Mays. Or, selon nos documents, il a été donné par Jehan Aveline et Marie Le Court sa femme, ce qui peut correspondre avec les monogrammes figurant au bas dans les angles.

Resterait une difficulté : de quel Quesnel peut-il s'agir? Pour la période, deux prénoms seuls conviennent : François (1543-1616) et son cadet Jacques (mort en 1629). Si le peintre ainsi nommé par le document est toujours le même, il ne peut s'agir que de ce dernier. Or c'était le beau-frère de Nicolas Baullery, puisqu'il avait épousé sa soeur Geneviève. Peu avant leur mariage, Nicolas certifie sa capacité pour sa réception à la maîtrise le 12 août 1593 (Nestorov 2017, p. 9); réception tardive mais que les troubles des Guerres de Religion pourraient avoir différée.

On connaît encore très mal les Quesnel, en sorte que soutenir une attribution sur la seule base stylistique est nécessairement délicat et audacieux. Il me faut donc rappeler que ce que je formule ici est ce qu'il est convenu d'appeler une hypothèse de travail, que l'avenir confirmera ou non. J'ai, il y a plusieurs années, fait une proposition en faveur de François en laquelle je crois toujours, mais pour une peinture sans doute nettement antérieure, du temps d'Henri III. Si certains détails (par exemple le type de barbu) pourraient servir de passerelle vers notre tableau, le style plus aristocratique qui se confirme dans sa participation au couronnement de Louis XIII en 1610 (dessin à la BnF ci-dessous) rend difficile un tel rapprochement.
Attribué ici à François Quesnel (1543-1616)
La circoncision
Huile sur cuivre, 23,9 X 19,1 cm.
Localisation actuelle inconnue.
Jacques Quesnel est encore moins connu. Pour tout dire, on ne tient d'assuré qu'un dessin aujourd'hui en Suisse, qui représente Le temps maltraitant la jeunesse, daté de 1588 selon le catalogue de sa vente en 1994. C'est fort peu. Pourtant, l'essentiel de ce qui s'y voit correspond à ce que le panneau de Condé-Sainte-Libiaire montre, dans le berger à genoux mais pas seulement : des personnages dont les muscles sont accusés, autant sous l'effort que dans une approche esthétique qui rappelle la tradition toscane dont Michel-Ange est sans doute le plus illustre exemple, des chevelures bouclées, et un profil aux traits marqués.
Jacques Quesnel (mort en 1629)
Le temps maltraitant la jeunesse, 1588
Crayon, plume et encre brune, 49 X 38 cm.
Collection Syz, Suisse
Le rapprochement est aussi fragile parce que l'identification avec le panneau des orfèvres le situerait dix-sept ans après la feuille. Deux exemples peuvent nous aider à envisager l'évolution de son style (ci-contre).

Il y a des similitudes, dans le travail de la plume, la disposition et le michelangelisme avoué, entre Le temps... et le Saint Christophe de Toussaint Dubreuil (1558-1602) de la même année 1588 et de dimensions proches - simple coïncidence? Une douzaine d'années plus tard, une fois rétablie l'autorité royale par Henri IV ramenant des artistes aussi aguerris qu'Ambroise Dubois (1543? - 1614) ou Jacob Bunel (1558-1615) à son service, le même Dubreuil propose un goût décoratif plus fluide et pittoresque dans la suite de dessins qu'il donne pour le chantier de la Franciade du château de Saint-Germain.

Les ouvrages de Nicolas Baullery ne sont pas aussi facilement datables mais grâce aux gravures, on perçoit une évolution, d'un style aux figurines animant un dispositif spectaculaire, recourant volontiers aux contrastes lumineux, à un art plus ferme et puissant, sinon charpenté, modelé par une lumière plus diffuse et sculpturale. Cela se perçoit dans le passage des sujets de batailles illustrant la reconquête du royaume par le Béarnais à sa contribution au décor de Saint-Germain, que Dubreuil n'avait pas eu le temps de mener à bien et dont il n'avait principalement donné que des dessins.

C'est un peu l'évolution de l'art parisien du temps d'un Henri à l'autre; une plus grande densité des formes, des compositions moins spectaculaires ou fantaisistes, et un appétit pour une plus grande franchise que la frise vient volontiers ordonner. Or ces trois artistes sont plus ou moins liés, ou reconnus comme tels du moins par Henri IV. Sans soutenir sans défaut la proposition en faveur du jeune Quesnel pour le tableau de Condé-Sainte-Libiaire, ces quelques indications autorisent son inscription dans la première décennie du XVIIè siècle.

J'ai pleinement conscience de la fragilité d'une telle proposition, même si y préside la conjonction d'une approche stylistique, quoique minimale, et de données historiques concordantes. Pour être juste, il faut parler d'un faisceau de présomptions. Je ne peux que rappeler ce qui avait motivé Emilie Beck-Saiello pour le Festival d'Histoire de l'art, à savoir ramener l'attention sur des peintures en quête d'auteurs, vocation que je reprends ici comme pour le tableau de Rozay. Trancherais-je maintenant entre Bunel ou Jacques Quesnel? Je me contenterai simplement d'espérer que de nouveaux éléments permettront d'y voir plus clair sur leurs cas... ou éventuellement de soutenir un troisième nom. Du moins aurai-je fourni de quoi nourrir la question.
Toussaint Dubreuil (1558-1602)
Saint Christophe, 1588
Plume et encre brune, 47 X 35 cm.
Louvre, Inv. 26272
Jacques Quesnel (mort en 1629)
Le temps maltraitant la jeunesse, 1588
Crayon, plume et encre brune. 49 X 38 cm.
Collection Syz, Suisse
Toussaint Dubreuil (1558-1602)
Dicé s'apprêtant à la chasse, vers 1601
Crayon, plume, lavis et encre brune.
36,8 x 25,7 cm.
Louvre, Inv. 26258
Nicolas Baullery (vers 1560-1630)
Le siège de Chartres, vers 1600?
Panneau. 41 x 52 cm.
Pau, Musée-Château
Nicolas Baullery (vers 1560-1630)
Le lever et la toilette de Hyanthe et Climène, vers 1610
Toile. 107 x 97 cm.
Louvre
Sylvain Kerspern, Melun, janvier 2020

Post-scriptum (novembre 2021) : Des éléments de réponse à la prudente réserve en conclusion, qui font pencher la balance vers Quesnel, peuvent se trouver dans mon étude sur Jacob Bunel motivée par la réapparition de deux de ses peintures.
Bibliographie :
- Jean Bernier, Histoire de Blois, Blois, 1682, p. 521-524.

- Jean-Louis Chalmel, Histoire de Touraine, Paris, 1828, p. 85-86.

- Annie Cloulas, « Les peintures du grand retable au monastère de l'Escurial » in Mélances de la Casa de Velàzquez, 1968, 4, p. 173-202, mis en ligne sur Persée.

- Notice Hendryk Oldelandt in Gerson Digital, mise en ligne de Horst Gerson Ausbreitung und Nachwirkung der holländischen Malerei des 17. Jahrhunderts, éd. 1983, Amsterdam, p. 466.

- Jean-Claude Boyer et Arnauld Brejon de Lavergnée, “ Une commande de tableaux à des artistes italiens et français ”, Revue du Louvre et des Musées de France, 1980, p. 231-239.

- Sylvie Béguin in cat. expo. Henri IV et la reconstruction du royaume, Paris, 1989, p. 341.

- Patrick Laharie in cat. expo. Images de confréries, Paris, 1992, p. 237-264.

- Sylvie Béguin in Claude Vignon en son temps, actes du colloque de Tours, 1994, Paris, 1998, p. 83-96.

- Paola Bassani Pacht, notices in cat. expo. Maris de Médicis. Un gouvernement par les arts, Blois, 2003, p. 138-139, 154-159.

- Sylvain Kerspern, notices in cat. expo. Maris de Médicis. Un gouvernement par les arts, Blois, 2003, p. 140-143, 145-151.

- Sylvain Kerspern, « Georges Lallemant, peintre du petit May de 1630 » in L'Estampille. L'Objet d'art, juin 2003, p. 50-53.

- Sylvain Kerspern in Objets d'art... Quelle histoire!, Dammarie-lès-Lys-Lyon, 2010, p. 98-99.

- Guillaume Kazerouni in cat. expo. Les couleurs du ciel, Paris, Carnavalet, 2012-2013, p. 262-267.

- Vladimir Nestorov, Nicolas Baullery, mémoire de l'École du Louvre sous la direction d'Olivier Bonfait, 2014 et annexes, mises en ligne en 2017.

- Cécile Scailliérez, « Un Anversois à Paris, Jérôme Francken », in Colette Nativel (dir.), Henri IV. Art et Pouvoir, 2016, p. 273-284.
Courriels : sylvainkerspern@gmail.com.
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