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Sommaires de la rubrique Classique - Stella - Catalogue Jacques Stella : Ensemble

Table générale


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Sylvain Kerspern


Construire un catalogue raisonné :

le cas de Jacques Stella.


Mise en ligne le 17 février 2018

Dans l’enthousiasme de mes premières années d’études en histoire de l’art, j’avais fais part à mon ancien professeur de philosophie des réponses qu’elles m’avaient procurées, sans forcément me satisfaire, dans l’interprétation de Lascaux ou de la chambre de la Signature de Raphaël aussi bien que des premières interrogations sur la question de la main créatrice et sur son identification - l'attribution, le travail d'atelier. Il s’en amusait, estimant que cette question, notamment pour Lascaux, avait une importance toute relative, et pouvait même être retournée pour en dégager la signification primordiale, au fond, pour nous : il y voyait le signe de l’humanité de celles et ceux qui avaient peints là, à ce moment-là, il y a environ 20000 ans; une marque collective, universelle.
Bestiaire à Lascaux.
La main et l’esprit.

On aurait tort de croire, en effet, que ce sont deux exercices distincts que la réflexion sur le jeu des formes déployées par la main humaine et sur la signification qu’elles produisent, que l’une d’elle puisse être négligée au seul bénéfice de l’autre. Je me suis parfois demandé si j’aurais accordé autant d’intérêt au travail de la matière picturale en de multiples variations de Nicolas de Staël, dont j’avais vu une rétrospective à la galerie Jeanne Bûcher en compagnie du même professeur, sans les différents écrits qu’il a pu laisser et qui témoignent de ses recherches et du sens qu’il leur donne, alors que l’art contemporain m’est assez étranger.

J’ai consacré le mémoire universitaire secondaire à son approche du paysage, en même temps que j’entreprenais d’approfondir mes premières recherches à propos de Jacques Stella. Dans son cas, les clés de lecture étaient tout autres, et la perception de son art bien trouble. Le point de départ de cette aventure qui dure depuis maintenant presque trente-cinq ans avait été l’exposition sur les Peintures françaises du XVIIè siècle dans les collections américaines, sans doute celle que j’ai le plus regretté de n’avoir pas vue. Parmi les tableaux exposés, L’enlèvement des Sabines de Princeton faisait débat. Pierre Rosenberg, responsable de cet admirable rassemblement, y croyait, bien sûr ; Jacques Thuillier, avec qui j’en ai parlé au moment de mon mémoire de maîtrise (soutenue en 1985), n’était alors pas du tout convaincu, notamment en raison de la violence des expressions et de sa grande animation.

J’ai fait de ce regard sur son œuvre le sujet de mes premières véritables recherches universitaires alors, repris plus tard dans l’article publié dans la Gazette des Beaux-Arts, en 1994. J’y pointais le filtre déformant de l’amitié, funeste devant l'Histoire, de Nicolas Poussin, qui se met en place au XVIIIè siècle et qui avait fini par en faire un médiocre imitateur, en contradiction flagrante avec l’estime que requérait cette amitié.

Au vrai, j’y éprouvais ma propre capacité à entrer dans son univers. Lors de la présentation exceptionnelle à Paris d’une autre exposition consacrée à l’art du temps et destinée aux publics irlandais et hongrois, en cette même année 1985, je me suis livré à une petite expérience à son propos, m’installant non loin de la Clélie, qui demeure l’une des plus singulières productions de l’artiste. La manifestation bénéficia d’une assistance soutenue, remarquable pour un art difficile d’approche et donc d’autant plus favorable au recours à des commentaires pré-établis, aux préjugés. Pourtant, au moment d’aborder la représentation de l’héroïne romaine du Louvre, c’est le silence, la sidération, qui s’imposaient, la plupart du temps; puis le discours convenu sur l’amitié de Poussin fleurissait après la lecture du cartel, sans rien dévoiler pour autant de ses enjeux.
Nicolas de Staël, Paysage de Sicile, 1954. Toile, 114 x 146 cm.
Grenoble, Musée des Beaux-Arts.
Jacques Stella, L'enlèvement des Sabines. Toile, détail. Princeton. Jacques Stella, Clélie traversant le tibre.
Toile, 137 x 101 cm.Louvre.
« L’homme et l’oeuvre »
Pour les comprendre, il faut donner de l’épaisseur à l’artiste, comme le remarquait Jacques Thuillier en 1958, dans sa communication sur Stella au colloque international Nicolas Poussin :
« Est-ce céder à une tentation facile qu’évoquer, en refermant Félibien, le long visage osseux de Stella, raviné par la maladie, et ce regard fiévreux et désabusé sous le grand front dégarni que nous conserve le portrait de Lyon ; qu’évoquer aussi ces journées d’hiver, ‘lorsque les soirées sont longues’ où dans le Paris boueux du quartier du Louvre le peintre malade poursuivait ce rêve bucolique, mêlant les souvenirs de la campagne romaine à ceux du Lyonnais ? Si la sérénité du Polyphème ou l’harmonie agreste de L’été nous touchent davantage à la lecture des lettres de Poussin, on est peut-être en droit de rappeler que chez Stella lui-même l’évocation virgilienne de ces Pastorales, comme l’impassible maîtrise des formes dans les grandes compositions, apparaissent la revanche des pires misères physiques, et peut-être morales. Nous ne voyons plus que l’exercice indifférent du praticien dans ce qui fut (le témoignage de Félibien suffirait seul à l’établir) la recherche passionnée et la vie même de l’artiste. »
Ce travail, qui passe par la mise en place d’une biographie, et qui conduit, pour chaque œuvre, à tirer le plus de fils possibles quant aux protagonistes de la commande, est un préalable essentiel pour dresser un tel portrait psychologique de l’homme derrière la main, et esquisser son évolution. Celle que j’ai mise en ligne, dont l’austère rigueur du format est compensée par les discussions qui accompagnent les mentions datées ou datables, ne rencontre pas vraiment ce que Jacques Thuillier croyait deviner en 1958 et sur quoi il n'est pas revenu en 2006, qu’il précisait ainsi :
« Il règne dans l’oeuvre entier un certain air de froideur. Certes : et ce malade, chez qui tous les documents font pressentir une sensibilité délicate et tourmentée, affecte précisément dans son art une constante réserve, un dépouillement volontaire. Toute son invention plastique, tout ce qui devrait faire à nos yeux son originalité et son mérite éminent, prend son sens de cette recherche, dont il faudra bien admettre un jour la qualité humaine, comme on l’a finalement reconnue chez un David. »
C’était négliger sa popularité romaine, qui lui avait valu sa mésaventure, quelqu’elle soit ; ou la joviale faconde de la lettre à Langlois de 1633 ; sans parler d’une aisance en société lui permettant de quitter l’ambassade de Créquy, sur le retour en France, pour aller saluer à Milan le cardinal Albornos. En 1648 encore, Théophraste Renaudot à peine installé, comme lui, dans les galeries du Louvre, doit recevoir sa visite, d’où découle le dessin d’une forme d’humour macabre représentant La mort astrologue. Enfin, tout porte à croire que l’exemplaire de la Royal Academy of Arts de Londres du Parallèle de l’architecture antique et de la moderne de Roland Fréart de Chambray, publié en 1650, soit celui encore chez Claudine en 1697, puisqu’il porte à la plume l’étonnante dédicace : « Pour mon cher Patron Monsieur Stella ».

Il faut décidément revenir sur l’image d’un Stella « débile et valétudinaire » (Charles Blanc), fragile et maladif, qui avait fait dire à Dezallier d’Argenville : « on peint son caractère, le sien étoit froid et languissant ». L’effort de mesure et de puissance, progressivement mises en place par l’artiste, est un cheminement d’autant plus singulier qu’il émane d’un homme aussi joyeux que le buveur dessiné dès 1619, aujourd’hui à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris. Ce n’est qu’au soir de sa vie qu’il entreprend la Passion que d’anciens faussaires ont voulu donner à Poussin, longue méditation en trente stations sur la destinée humaine dans ce qu’elle peut avoir de plus terrible, mais aussi acte de foi, de confiance. Lui à qui son ami Poussin avait demandé dix ans plus tôt de renoncer à un Portement de croix en raison des pensées que cela l’obligerait à avoir pour une juste représentation du sujet devait avoir une grande force de caractère pour entreprendre, pinceau en main, un véritable chemin de croix.

Nicolas Poussin, L'été, ou Ruth et Booz, 1660-1664.
Toile. 118 x 160 cm. Louvre.
Jacques Stella, Le branle, 1654-1656.
Toile. 50,5 x 62 cm. Coll. Part.
Jacques Stella, La girandola di Roma..., 1633.
Croquis de la lettre à Langlois. Paris, Institut Néerlandais
Jacques Stella, La mort astrologue, 1648.
Dessin. Coll. Part.
Jacques Stella, Christ au jardin des oliviers. Dessin. Louvre Le portement de croix.
Loc. inconnue.
Qu'elle se soit sans doute forgée dans l’adversité ne doit donc pas occulter un tempérament singulier. De ce point de vue, c’est l’étude des documents rattachables à la période italienne, celle au cours de laquelle mûrit son art, qui aura été la plus féconde. Qu’il s’agisse de circonvenir ses liens avec le milieu intellectuel romain, autour des Barberini, suivre les pistes, souvent négligées, des éditeurs, ou évaluer ses rapports avec les artistes, peintres et sculpteurs qu’il fréquente à l’Académie de Saint-Luc ou graveurs qui le traduisent pour l’édition, elle a permis d’apprécier les appétits de l’artiste, ses tentations comme ses refus. Je reviendrai bientôt sur cet aspect car je me suis rendu compte dernièrement que cela pouvait s’inscrire dans une histoire familiale favorable à sa réception; mais c'est encore son caractère sociable qui lui a permis de s’occuper de l’enseignement au sein de l’institution, ou de participer à l’organisation de ses célébrations, avant de se voir remettre un cadeau pour mission de bons offices.

Très vite, Stella a affirmé ses prédilections, imprimant et colorant les sujets qui pouvaient lui être demandés, dont les répétitions avec variantes attestent le succès dès Rome (et sont source de casse-tête pour le catalographe). Non pas seul, mais plus qu’aucun autre, il aura contribué à transformer l’illustration de livres, en donnant notamment à leurs seuils, en Italie vers 1630, comme à Paris vers 1640, l’aspect d’un tableau. Il a collectionné les peintures – pas seulement celles de son ami Poussin – et figure parmi les premiers amateurs, sans doute, à avoir accordé pareille attention aux dessins. Tout ceci, et d’autres choses encore, participent de sa personnalité, et contribuent à nourrir son art. Aussi, construire le catalogue de son œuvre, c’est suivre les voies, y compris celles sans issue, ou plutôt sans lendemain, d'une création née de son « grand amour pour la peinture » (Félibien).

Sylvain Kerspern, Melun, février 2018

Troisième version, de 1629, d'un sujet rare, La tentation de saint François.
Coll. part.
Le triomphe de Stella en France, et deux variations (1641/1642 - 1645 - 1649).
Bibliographie :
Jacques Thuillier, «Poussin et ses premiers compagnons français à Rome» in Colloque Nicolas Poussin. Paris, 1958. Actes publiés sous la direction d’André Chastel, 1960, t. 1, p. 96-116.
Pierre Rosenberg, Peintures françaises du XVIIè siècle dans les collections américaines, Paris-New York-Chicago, 1982, n° 101
Sylvain Kerspern, « Jacques Stella, ou l'amitié funeste », Gazette des Beaux-Arts, octobre 1994, p. 117-136.
Sylvain Kerspern, catalogue raisonné en ligne des oeuvres de Jacques Stella, table mosaïque de l'ensemble; mises en ligne des oeuvres datées, octobre 2013 - mars 2017
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