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Sylvain Kerspern - dhistoire-et-dart.com | |
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Classique |
Sylvain Kerspern La question de linfluence en art : utilité et limites. Mise en ligne le 17 avril 2014 - remise en forme et actualisation de liens, juin 2024 |
Parmi les notions couramment employées en histoire de lart, celle de linfluence est sans doute une des plus délicates. Soit quelle traduise le rayonnement dun maître qui peut induire une hiérarchie, en quoi la discipline témoigne de nombreux retournements, revalorisant les Impressionnistes, Georges de La Tour, les Le Nain...; soit quil sagisse de souligner lascendant subi par un artiste dans le cadre dun apprentissage, dun atelier, ou de façon plus diffuse, au sein dun foyer artistique, elle pose la question de lautonomie dune création. Il faut savoir démêler la part contrainte de celle assumée, sinon revendiquée, et pour tout dire, à mesure que le temps passe, les moyens dy parvenir tiennent de plus en plus du hasard, et les résultats, du pari hypothétique. |
Linfluence en histoire de lart comme vecteur dincompréhension : le cas de Senelle et de Stella. |
Lintérêt que jai pour un artiste comme Jean Senelle ne sexpliquerait pas non plus sans une prise en compte, en profondeur, de cette question. Percevoir lart comme un monde avec ses hiérarchies génératrices dinfluences impérieuses laisse peu de chances à lappréciation de ceux que lon appelle des petits maîtres (ce que je peux concevoir non de manière condescendante voire méprisante, mais affectueusement). Car enfin, voilà un peintre qui se soumet, sans doute déjà tardivement, à lascendant dun Georges Lallemand, puis à sa disparition, se tourne vers un Vouet avant, dans ses années ultimes, de plus ou moins céder aux sirènes de l atticisme : quelle est donc sa vraie personnalité? Nest-ce pas là aveu de faiblesse? |
Lexposition que je lui ai consacrée en 1997 a été loccasion den donner une clé importante, grâce au volet dédié à la peinture précieuse, un goût sur lequel, avec Paola Bassani Pacht, et après Jacques Thuillier, nous souhaitions attirer lattention. Il sagissait bel et bien daffirmer que lart, en tant que jeu et dialogue avec le visible, peut intégrer les grands modèles esthétiques, les styles, la forme, pour en faire une interrogation sur le fond : la question de linspiration et de sa traduction artistique. Lart maniériste des Rosso, Pontormo, Parmesan, Giulio Romano ou encore Goltzius ou Bellange et dautres en sont sans doute les exemples plus consciemment aboutis. Senelle, nayant ni leur culture ni leurs ambitions intellectuelles, nen demeure pas moins un artiste attachant car au travers des chemins quil emprunte, cest toujours de peinture quil sagit, et du plaisir de peindre. |
Jean Senelle, Adoration des mages, bozzetto. Coll. part. Jean Senelle, Adoration des mages, Meaux, cathédrale, 1636. Jacques Stella, Enlèvement des Sabines, Princeton (USA) Détail. |
Linfluence en histoire de lart comme moyen dappréciation : sur un dessin entré au Louvre. |
Prenons le cas du Portement de croix acquis autrefois par Dezallier dArgenville. Le dessin est entré dans les collections du Louvre, grâce à la générosité de Lise Bicart-Sée, co-auteur de louvrage sur La collection de dessins dAntoine-Joseph Dézallier dArgenville (Paris, 1988). Il se trouve donc doté dune notice en ligne assez détaillée, mais quil faut reprendre.
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Linscription en rouge nest pas illisible mais stipule quil sagit dune esquisse. Dans le paquet des Anciennes attributions, on pourrait croire que j'ai prononcé le nom de Nicolo Giolfino; en réalité, jai proposé celui de Stella, et ce dès le 29 décembre 2006 dans la recension de lexposition Stella pour la Tribune de lart. Avril 2008, date figurant sur la fiche pour situer mon avis, est simplement le mois de mise en ligne de larticle dans lequel jen ai repris et développé lidée sur le site dhistoire-et-dart.com, ici. Dans ce texte, jessayais de comprendre pourquoi lexpert de la vente revenait sur lhypothèse du collectionneur ayant annoté le dessin du nom de Champaigne pour remonter la date de création au début du XVIIè siècle. Sans en faire un argument de datation, jy voyais le possible rapprochement avec lart dAntoine Caron, donc la perception de son influence dans le dessin, par la mise en scène de figurines dans un décor darchitectures complexe.
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Suite française et lorraine pour Caron. |
Caron a eu des héritiers en de nombreux artistes. Avec Baullery, les Bunel (pour les batailles ou pour la procession de la Ligue), Quesnel, nous restons dans la seconde Ecole de Fontainebleau et ne dépassons pas les dates avancées par la notice. Au-delà, on trouve les élèves des uns et des autres, en particulier Claude Vignon (mort en 1670) et Pierre Brebiette (mort en 1642) : qui ne verrait dans leurs architectures échevelées, plus souvent objets décoratifs quoutils de structuration classique de lespace, une suite logique à la fantaisie démonstrative dAntoine Caron? Le Tourangeau a produit des illustrations, y compris sur le thème du Triumvirat (ci-contre), manifestement placées dans la lignée de Caron. Je pourrais également citer certaines illustrations de Pierre Brebiette, notamment pour louvrage de Robinot, publié en 1640. |
Claude Vignon (1593-1670) Les massacres du Triumvir. Gravure (eau-forte). 25,4 x 35,3 cm. Albertina |
Jacques Callot (1590-1635) Le martyre de saint Barthélémy. Gravure (eau-forte). 6,9 x 4,6 cm.. Baillieu Library Collection, The University of Melbourne, Gift of Dr. Orde Poynton. |
Un autre artiste de premier plan nous administre la preuve en ce sens : Jacques Callot (mort en 1635), dessinateur et graveur lorrain, naturalisé toscan (par exemple, son Martyre de saint Barthélémy, gravé en Lorraine, dans les années 1630). Claude Vignon, Pierre Brebiette, Jacques Callot, autant de personnalités totalement étrangères à Jacques Stella? |
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Jean Lemaire, Andromaque confie Astyanax à Ulysse, galerie Éric Coatalem. |
Stella, peintre et collectionneur... de Caron. |
Or, je lai souligné dès 2006, linventaire des collections de Claudine révèle un Triumvirat donné à Caron. Il y a peu de chances pour quil fasse partie des modifications apportées par les Bouzonnet à lhéritage de loncle et il devait avoir plus dun point commun avec loeuvre peut-être la plus emblématique de Caron, Le massacre des Triumvirs du Louvre. Stella pouvait y avoir été sensible pour sêtre formé dans le milieu lyonnais de lilllustration : il y a évidemment beaucoup de rapprochements possibles avec les gravures sur bois de «petit Bernard», Bernard Salomon. Plus clairement que dans dautres compositions (comme, par exemple, la Sybille de Tibur, aussi au Louvre), les architectures ne sont pas seulement des fabriques décoratives au caractère érudit mais servent à articuler les espaces pour la circulation des personnages. |
Antoine Caron, Massacre des Triumvirs, Louvre. |
Cest cet aspect, allié à un développement particulièrement abondant du répertoire décoratif, qui mavait fait convoquer, pour le dessin aujourdhui au Louvre, le nom de Caron, pour tenter de justifier la datation faite, autour de 1600, lors de la vente à laquelle je ne croyais pas. Si je navais pas voulu ainsi voler au secours de lexpert de la vente, jaurais peut-être proposé dautres pistes, complémentaires : en voici quelques unes. |
Stella et une possible filiation toscane du dessin. |
Comme je lai noté pour le Mariage de la Vierge la source commune est à rechercher chez Raphaël et son Ecole dAthènes. La suite toscane, que Stella ne pouvait que connaître, proposait avec les exemples de Pontormo, entre autres, des paysages aux architectures complexes : le rapprochement avec lHistoire de Joseph paraît encore plus pertinent par la multiplication des espaces, tant en élévation que dans la profondeur. (Ci-contre à gauche) |
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(Ci-contre) |
Paternité stellesque. |
Jai déjà donné des éléments de comparaison pour ce dessin, notamment le Jugement de Salomon de Vienne, un des témoignages les plus précoces connus à ce jour dans le genre. Stella a volontiers peint des tableaux darchitecture animés de petits personnages, tout au long de sa vie, depuis la Cérémonie du Tribut jusquà lEnlèvement des Sabines, sans doute lun des derniers dans le genre. Son dessin, essentiellement au lavis (acquis par le musée des Beaux-Arts de Lyon), est peut-être plus parlant encore.
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Jacques Stella, Enlèvement des Sabines. Dessin. Lyon, Musée des Beaux-Arts. |
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Jacques Stella, Libéralité de Titus. Toile. 191 x 146,2 cm. Fogg Art Museum. |
Jacques Stella, Sainte Hélène, 1646. Détail. Perdu. |
Linfluence artistique comme ferment esthétique. |
Résumons : connaître Stella conduit à remarquer un parcours jalonné de contacts avec les tenants du maniérisme tardif et de leurs héritiers (Petit Bernard, Tempesta, Callot, le milieu florentin, Vignon, Brebiette voire le tout jeune Poussin à Rome, et le cavalier dArpin, voire Dominiquin...); son goût de collectionneur, qui en fait lun des meilleurs connaisseurs de lart au XVIIè siècle - Mickaël Szanto en a témoigné dans le catalogue de lexposition de 2006 -, la conduit à acquérir un tableau de Caron; enfin ses peintures montrent que les affinités avec lart de Caron existent bel et bien chez Stella tout au long de son existence. |
Le style pour une datation dans les années 1630, non loin du Jugement de Salomon(ci-dessus) La technique, encore pratiquée, par exemple, pour L'enlèvement des Sabines (ci-dessous) |
Cest donc tout naturellement, sans doute tôt dans cette dynamique en raison notamment des persistances maniéristes du canon, quil faut placer le Portement de croix Dézallier dArgenville, à la charnière de linfluence perçue chez Stella de lunivers dAntoine Caron. La compréhension de lun et de lautre, au bout du compte, ne peut sen trouver quenrichie, à mesure que lon prend la peine de percevoir le dialogue ainsi instauré : la capacité de lun à émouvoir par-delà la mort, et celle de lautre à faire siennes des propositions échappant aux caprices de limmédiateté, dans sa recherche de limmuable. Sylvain Kerspern, Melun, avril 2014 |
Retouche, mai 2015. S.K. |
Bibliographie : Kerspern Sylvain, Jean Senelle, Meaux, 1997. Cat. expo. Lyon-Toulouse, 2006. Thuillier Jacques 2006. Cordellier Dominique, in La Revue des musées de France. Revue du Louvre, 2011-2. Sylvain Kerspern, notice du dessin in « Catalogue de Jacques Stella », dhistoire-et-dart. com, juin 2018. |
Courriels : sylvainkerspern@gmail.com - sylvainkerspern@hotmail.fr. |
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