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Les Stella

« Il eut aussi une singulière estime pour le Poussin, qui de sa part n'en avoit pas moins pour Stella. » (Félibien)


L'amitié en peinture : les Poussin de Jacques Stella.
2. Portrait d'un ami en peintures :
a. Souvenirs d'Italie

Mise en ligne en janvier 2024

1. Contours d'une collection

2b. Portrait d'un ami en peintures : Le frappement du rocher
(avril 2024)

Mes premières recherches en histoire de l'art, il y a bientôt quarante ans, sont nées de l'interrogation des sources et commentaires à propos de Jacques Stella, singulièrement dans le rapport amical qu'il a pu entretenir avec Nicolas Poussin. Une forme d'incompréhension sinon d'indignation devant l'admiration pour l'un et l'infamie du qualificatif d'imitateur (au mieux) pour l'autre m'a poussé à entreprendre à réunir les éléments d'une défense de l'œuvre du Lyonnais, en commençant par réunir ses ouvrages qui me semblaient les plus sûrs, sous l'impulsion bienveillante de Jacques Thuillier. Mon article de 1994 pour la Gazette des Beaux-Arts signait un au revoir pour laisser le champ libre à Gilles Chomer après avoir partagé avec lui mes dossiers, par l'esquisse d'un parcours stylistique venant en contrepoint à l'étude des ressorts de ce que j'ai appelé une « amitié funeste » au gré de sa fortune - en fait son infortune - critique.

Souvenirs d'Italie

Après avoir pris le point de vue du Lyonnais dans son appétit du travail de son ami, la focale se resserre ici sur les ouvrages que Poussin a peint intentionnellement pour Stella, l'amitié en tête. Dans la première partie de ce petit feuilleton, j'ai déjà donné quelques indications concernant les deux premiers tableaux mentionnés par Félibien comme peints par Nicolas pour Jacques : l'Armide transportant Renaud endormi aujourd'hui à Berlin, et Hercule transportant Déjanire aujourd'hui perdu, connu par des dessins préparatoires. J'y reviens.

Renaud transportant Armide : une deuxième version?

À partir d'une description de Giovanni Pietro Bellori (1672), la critique récente a envisagé que Poussin ait peint une première version du sujet montrant Renaud endormi transporté par l'enchanteresse et des amours par confrontation avec le dessin de Windsor Castle (ci-contre), qui lui correspond en tout point. Jacques Thuillier (1974 et 1994), qui semble à l'origine de cette hypothèse, envisage tout de même que le biographe ait extrapolé à partir de la feuille anglaise et il faut bien remarquer qu'à la différence du tableau de Berlin, aucune gravure ou copie ne semble en témoigner alors qu'il s'agit d'un sujet dont le moment précis n'est pas si fréquent. Je n'en connais d'autre version que celle que Simon Vouet avait peinte dans son cycle pour le château de Chessy au début des années 1630, par ailleurs répandu par sa transposition élargie en tapisserie; et le tableau donné à Andrea Camassei (1602-1649) mentionné par R.W. Lee (1967, trad. fr. 1991, p. 124-125), qui allègue une influence sur les versions des Français, plus vieux, improbable.

Le dessin de Windsor et l'étude partielle du Louvre (ci-contre) traduisent une recherche de composition associant le sujet du transport avec une citation remarquée par Erwin Panofsky selon le rapport de Rensselaer Lee (1967) du fameux Jugement de Pâris de Raphaël pour le groupe du Dieu-fleuve. Tous deux montrent deux enfants ailés (dont l'Amour?) au sol, à l'écart. Voir en la feuille anglaise un deuxième temps déplacerait une des deux femmes portant dans l'autre dessin le chevalier pour la faire s'occuper des animaux tirant le char de la magicienne; l'allégorie fluviale reviendrait plus nettement, et paradoxalement, vers le modèle italien. À l'inverse, la feuille du Louvre venant ensuite resserrerait l'action dispersée de celle de Windsor autour du seul transport, tendant vers ce que l'interprétation peinte montre.

Nicolas Poussin,
Armide transportant Renaud.
Toile. 120,7 x 150,5 cm.
Berlin, Staatliche Museum.216
Simon Vouet,
Armide transportant Renaud. Toile.
Paris, coll. part.
Nicolas Poussin (d'après?),
Armide transportant Renaud.
Dessin. 25 x 36,7 cm.
Windsor Castle (RCIN 911976) Royal Collection Trust / © His Majesty King Charles III 2023
Marcantonio Raimondi,
Le jugement de Pâris.
Gravure.
Nicolas Poussin,
étude partielle pour Armide transportant Renaud.
Dessin. 12 x 23,8 cm.
Louvre

Le dessin d'ordonnance du Louvre (ci-contre) qui fit partie de la collection Jabach, lequel le fit graver par Massé (Claude ou Charles?), propose des dispositions pour le groupe fluvial fort proche de celles du tableau, indiquant une étape postérieure aux feuilles analysées jusqu'ici. Si la femme assise cite plus directement Raphaël, son voisin s'écarte du modèle du Jugement de Pâris pour faire référence au Tibre antique (gravure par Béatrizet plus bas). Décider de l'antériorité entre l'étude partielle du Louvre et le dessin anglais passe donc par l'étude des putti.

L'élément déterminant me semble celui autour duquel le bras gauche, vers nous, de Renaud est passé. De ce point de vue, la feuille de Windsor s'approche nettement des phases postérieures. Poussin ne modifiera plus le sens global du groupe dans son tableau. Il n'est pas sûr que le graveur ait bien su interpréter la forme apparaissant derrière les angelots du cortège du dessin Jabach : nuée enrobant le char, vraisemblablement, selon les indications des deux précédentes propositions, qu'il ne connaissait sans doute pas. Ainsi, du dessin partiel du Louvre à la feuille de Windsor Castle, puis à l'étude d'ordonnance parisienne se perçoit l'enchaînement des recherches, qui ont de grandes chances de préluder à une seule et unique peinture.

Le dessin Jabach assied l'Oronte au sol, devant sa source au vase debout, et la troisième femme comme Raphaël. Tout à gauche est la barque par laquelle Renaud, curieux de découvrir ce que signifie l'inscription de la colonne visible dans l'alignement au fond et auprès de laquelle se tiennent les écuyers auxquels il a faussé compagnie, est parvenu sur l'île formée par deux bras du fleuve.

Nicolas Poussin (d'après?),
Armide transportant Renaud.
Dessin. 25 x 36,7 cm.
Windsor Castle (RCIN 911976) Royal Collection Trust / © His Majesty King Charles III 2023
Nicolas Poussin,
Armide transportant Renaud.
Dessin « Jabach ». 25 x 36,7 cm.
Louvre
Claude (ou Charles?) Massé (1631-1670)
d'après Nicolas Poussin,
Armide transportant Renaud.
Gravure. 26,5 x 22,3 cm.
BnF (« recueil Jabach »)
Guillaume Chasteau (1635-1683)
d'après Nicolas Poussin,
Armide transportant Renaud.
Gravure. Valparaiso, Musée
Marcantonio Raimondi,
Le jugement de Pâris.
Gravure.
Nicolas Beatrizet (c.1507 - c.1566)
d'après l'art romain antique,
Le Tibre.
Gravure. 33,3 x 54,8 cm.
British Museum
Renaud transportant Armide : la mesure d'une enchanteresse.

Le tableau change peu les dispositions du dessin Jabach, si ce n'est pour renforcer l'impulsion du mouvement global de la droite vers la gauche, contraire au sens de lecture occidental; ainsi, par exemple de la nymphe assise qui se détourne d'Oronte tandis que la source est plus clairement traduite par le vase sur le flanc déversant son filet d'eau. Le même souci a fait passer colonne et écuyers à droite. Fait remarquable, le char qui doit emmener le cortège vers le refuge d'Armide par la voie des airs aussi bien que la barque ne sont plus visibles.

L'attention se resserre sur le transport, les seuls accessoires conservés étant les chaînes végétales et le trophée d'armes jonchant le sol : Poussin concentre ses effets sur le jeu des regards. Celui de la magicienne semble perdu, à moins qu'il ne se porte sur ledit trophée pour évoquer aussi bien le moment d'avant, par le poignard avec lequel elle voulait occire le chevalier avant d'en tomber amoureux, que celui d'après, dans le jardin du Palais d'Armide, par le bouclier faisant miroir. La plupart des autres regards se portent sur l'enchanteresse, à l'exception d'un putto et de l'angelot en tête du cortège, tournés comme pour rencontrer celui du spectateur. Autant dire, celui de l'ami Stella. Il serait sans doute un peu facile de n'y voir qu'un clin d'œil au destinataire; il est plus vraisemblable que Poussin ait souhaité partager là une méditation singulière, ce à quoi invite l'insertion de la référence partagée au modèle raphaëlesque.

Massé (1631-1670) d'après Poussin,
Armide transportant Renaud.
Gravure. 26,5 x 22,3 cm.
BnF (« recueil Jabach »)
Nicolas Poussin,
Armide transportant Renaud.
Dessin « Jabach ». 25 x 36,7 cm.
Nicolas Poussin, Armide transportant Renaud.
Toile. 120,7 x 150,5 cm. Berlin, Staatliche Museum.216

Renaud et les différents chevaliers accompagnant Godefroid sont assimilés par le poète Tasso aux pouvoirs de l'âme, ainsi que le rappelle Anthony Blunt (1967, p. 149). Le sien était la colère, pour le meilleur lorsque conduit par l'Intelligence (Godefroid), pour le pire quand gagné par la Concupiscence (Armide). Poussin peint un chevalier endormi, dans l'entre-deux, nos deux enfants nous invitant à envisager la suite. Rien, dans les informations recueillies sur Jacques Stella, ne permet de déceler chez lui un tempérament colérique, bien au contraire; il est plutôt enclin à la cordialité familière comme en témoigne, par exemple, la lettre à cet autre ami, François Langlois dit Chartres, en 1633. En revanche, c'est vers cette même date qu'il se serait trouvé sous l'emprise d'une enchanteresse, si l'on en croit le prétexte d'amourettes pour le jeter en prison, auxquels les liens végétaux pourraient pareillement renvoyer; à quoi s'ajoute la transformation du Dieu-fleuve inspiré du Jugement de Pâris sur la ressemblance du Tibre antique.

En contrepoint, la référence à Raphaël, à l'antique, voire à Carrache et au Dominiquin, qui ont traité l'histoire de Renaud et Armide, donne une clé artistique, sinon esthétique en résonnance avec le tempérament mesuré, en retenue, qu'exprime dans ses œuvres Stella, et qui en fait le promoteur du classicisme en France, avant même le retour de son ami Normand en France.

« Je l'ai peint de la manière que vous verrez, d'autant que le sujet est de soy mol; à la différence de celui de M. de la Vrilliere, qui est d'une manière plus sévère, comme il est raisonnable, considérant le sujet, qui est héroïque. »

(Lettre de Poussin à Stella accompagnant l'envoi de son tableau)

Cette citation par Félibien de la lettre à Stella lors de l'envoi du tableau est frustrante parce que le biographe n'en retient que ce qui sert à démontrer la capacité de Poussin à moduler son langage; et puisque tout porte à croire que le biographe et théoricien de l'art était enclin à valoriser les sujets héroïques tel que Camille et le maître de Faléries pour la Vrillière, cela dit peu de ce que Nicolas souhaitait souligner dans le Renaud et Armide. Je laisse du moins à chacune et chacun le loisir de considérer si le Normand souhaitait mettre ainsi en balance sa propre production...

À l'inverse, on peut se demander si Poussin ne se serait pas essayé là à un exercice de style dans le goût de son ami, par la mollesse du sentiment, si l'on veut, mais surtout par le déploiement de putti dans un goût classique, à l'antique ou à la Raphaël plus qu'à la Michel-Ange, comme l'a suggéré Rensselaer Lee (1967). Stella s'en est fait une spécialité depuis les garnements à la Callot dansant devant une auberge jusqu'aux Jeux et Plaisirs de l'Enfance en passant par nombre de Repos de la Sainte Famille peints dès Rome. Poussin pastichant Stella, qui l'eût cru?

Nota : Les tableaux sont ici reproduits en proportion.

Nicolas Poussin, Armide transportant Renaud, 1637.
Toile. 120,7 x 150,5 cm. Berlin, Staatliche Museum.216
Nicolas Poussin, Camille et le maître d'école de Faléries, 1637.
Toile. 252 x 265 cm. Louvre

L'Hercule enlevant Déjanire est beaucoup moins documenté et en l'absence de la peinture finale, je m'abstiendrai d'aussi longs commentaires. Le dessin de Windsor Castle (ci-contre) rompt avec l'arabesque d'Armide transportant Renaud pour une frise qui renvoie cette fois, en particulier pour le groupe tout à droite, aux bas-reliefs antiques que les deux amis avaient sans doute étudiés ensemble à maintes reprises. Le thème pourrait prolonger l'incident de 1633, de même que l'Apollon et Daphné, dans le registre des amours malheureuses.
Ces premières commandes « à distance » portent ainsi des caractéristiques comparables, qui peuvent faire écho à un épisode difficile vécu par Stella, mais dont il a finalement triomphé. Par les références au courant classique issu de la consultation de l'Antique, encore accentuée pour l'Hercule et Déjanire, et des précédents de Raphaël, des Carrache ou de Dominiquin, elles instaurent une forme de correspondance entre l'attitude du Lyonnais et l'expression artistique que les deux amis partagent. Les futures demandes se placeront sur un plan nettement moins personnel, ce que l'éloignement ne peut qu'expliquer. Elles n'en perdront pas en profondeur, loin de là.

Nicolas Poussin,
Hercule enlevant Déjanire.
Dessin. 21,7 x 31,6 cm.
Windsor Castle (RCIN 911912) Royal Collection Trust / © His Majesty King Charles III 2023
S.K., Melun, janvier 2024

À suivre : Moïse et la Divine Providence
Bibliographie :
* Torquato Tasso, La Jerusalem délivrée, trad. fr. par Jean Baudouin, Paris 1648, p. 468-469
* Jean Bernier, Histoire de Blois, Blois 1682, p. 167, 570
* Giovanni Pietro Bellori, Le_vite_de_pittori_scultori_et_architetti..., Rome, 1672, rééd. 1977, p. 447.
* André Félibien, Entretiens sur la vie et les ouvrages des plus excellens peintres..., Paris, 1666-1688; 4e partie, 1685, p. 262, 263, 264, 294, 299, 300, 304, 305, 399; 2e. éd., 1688, t. II, p. 658
* Pierre Rémy, Catalogue des tableaux et portraits en émail du Cabinet de feu M. Pasquier, Paris, vente du 10 mars 1755; exemplaire de l'INHA, p. 9
* (Pierre-Jean Mariette) Abecedario de P. J. Mariette : et autres notes inédites de cet amateur sur les arts et les artistes, publié par Montaiglon et Chennevières en 1852-1862; t. 5, 1858-1859, p. 261
* (Claudine Bouzonnet Stella) «Testament et inventaire (...) de Claudine Bouzonnet Stella», publiés par J-J. Guiffrey, Nouvelles archives de l’Art Français, 1877, p. 38 (notamment).
* Marcel Roux, Inventaire du fonds français graveurs du XVIIIè siècle, Paris, 1940, t. IV, p. 179.
* Jacques Thuillier, « Pour un “Corpus Pussianum” » in Colloque Nicolas Poussin. Actes publiés sous la direction d’André Chastel, 1960, t. 2, p. 214, 218, 219, 221, 222.
* Anthony Blunt, Poussin, Londres, 1967, p. 148-149.
* Jacques Thuillier, Tout l'œuvre peint de Nicolas Poussin, Paris, 1974.
* Jacques Thuillier, « L'influence des Carrache en France : pour un premier bilan », Actes du colloqueLes Carrache et les décors profanes, Collection de l'École française de Rome, 1988, p. 426-427.
* Louis-Antoine Prat et Pierre Rosenberg, catalogue de l'exposition Nicolas Poussin, Paris, 1994 (notamment p. 236-237, 355-362, 397-402,419-424, 484-487, 498-500).
* Henry Keazor, « Coppies bien que mal fettes : Nicolas Poussin's Rinaldo and Armida re-examined », in Gazette des Beaux-Arts, 2000, n°1583, p. 253-264.
* Jacques Thuillier, Poussin before Rome, Londres, 1994, p. 14, 28.
* Jacques Thuillier, Poussin, Paris, 1994.
* Mickaël Szanto in cat. expo. Jacques Stella (1596-1657), Lyon-Toulouse, 2006-2007, p. 259-260.
* Stefano Pierguidi (2011-1), « Uno de quali era già principitao, et l'altro me l'ordinò. I pendants di Poussin, o la libertà dai condizionamenti del mercato et della committenza », Schifanoia, 2009, 2011, n°36-37 p. 233-249.
* Stefano Pierguidi (2011-2), « Fetonte chiede ad Apollo il carro del Sole e Armida trasporta Rinaldo di Nicolas Poussin e i loro possibili (non identificati) pendants », Jahrbuch der Berliner Museen, 2011, Bd. 3011 p. 67-71.
* Maxime Cormier, Marie de Médicis au pouvoir vue par les observateurs italiens, Master d'histoire moderne, Université de Rennes-2, 2012, p. 253-257.
* Sylvain Kerspern, « Catalogue en ligne de l'œuvre de Jacques Stella, notice du Portrait de Claudine de Masso, 1654 », dhistoire-et-dart.com, mise en ligne en janvier 2017

S.K., Melun, juillet 2023

Courriels : sylvainkerspern@gmail.com.

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