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Sylvain Kerspern - dhistoire-et-dart.com
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Les Stella

« Il eut aussi une singulière estime pour le Poussin, qui de sa part n'en avoit pas moins pour Stella. » (Félibien)


L'amitié en peinture : les Poussin de Jacques Stella.
2c. Portrait d'un ami en peintures :
Moïse exposé à la Divine Providence


Mise en ligne en juillet 2024

1. Contours d'une collection

(juillet 2023)

2a. Portrait d'un ami en peintures : Souvenirs d'Italie
(janvier 2024)

2b. Portrait d'un ami en peintures : Moïse et la Divine Providence

(avril 2024)

Mes premières recherches en histoire de l'art, il y a bientôt quarante ans, sont nées de l'interrogation des sources et commentaires à propos de Jacques Stella, singulièrement dans le rapport amical qu'il a pu entretenir avec Nicolas Poussin. Une forme d'incompréhension sinon d'indignation devant l'admiration pour l'un et l'infamie du qualificatif d'imitateur (au mieux) pour l'autre m'a poussé à entreprendre à réunir les éléments d'une défense de l'œuvre du Lyonnais, en commençant par réunir ses ouvrages qui me semblaient les plus sûrs, sous l'impulsion bienveillante de Jacques Thuillier. Mon article de 1994 pour la Gazette des Beaux-Arts signait un au revoir pour laisser le champ libre à Gilles Chomer après avoir partagé avec lui mes dossiers, par l'esquisse d'un parcours stylistique venant en contrepoint à l'étude des ressorts de ce que j'ai appelé une « amitié funeste » au gré de sa fortune - en fait son infortune - critique.

Moïse et la Divine Providence/2

Après avoir pris le point de vue du Lyonnais dans son appétit du travail de son ami, la focale se resserre ici sur les ouvrages que Poussin a peint intentionnellement pour Stella, l'amitié en tête. Dans la première partie de ce petit feuilleton, j'ai déjà donné quelques indications concernant les deux premiers tableaux mentionnés par Félibien comme peints par Nicolas pour Jacques : l'Armide transportant Renaud endormi aujourd'hui à Berlin, et Hercule transportant Déjanire aujourd'hui perdu, connu par des dessins préparatoires; à leur propos, je suis revenu ici sur ce qui peut être considéré comme des remémorations du temps passé ensemble en Italie.
Les deux amis se sont retrouvés lors du séjour parisien de Poussin (1640-1642). Selon nos sources, c'est ensuite, une fois retourné à Rome, que Stella lui commande deux tableaux qu'un point commun réunit : l'iconographie mosaïque. En 1649, Poussin peint pour Stella Moïse frappant le rocher étudié ici et cinq plus tard, Moïse exposé sur les eaux (Félibien 1725, p. 64).

Moïse exposé sur les eaux.

Cinq ans après avoir abordé pour son ami une première fois la figure tutélaire de l'Ancien Testament au travers d'un de ses miracles les plus retentissants, et avoir ironisé sur les commentaires soulevant des doutes sur sa science du décorum, Poussin évoque à nouveau Moïse porté par la Divine Providence dans des dimensions quasi-identiques. Celle-ci s'y manifeste peut-être de façon la plus éclatante, puisque l'épisode au cours duquel le futur législateur est exposé sur le Nil par ses parents pour échapper à l'ordre de Pharaon de tuer tous les fils nouveaux-nés des Juifs cristallise l'insigne faiblesse humaine au regard des desseins divins :

«22. Lors Pharaon commanda à, tout son peuple, disant : Tout mâle qui naîtra, jetez-le en la rivière, mais réservez toute femelle. (II) 1. Or après ces choses un homme de la maison de Levi alla et prit une fille de sa lignée. 2. Laquelle conçut & enfanta un fils : & le voyant être beau, elle le cacha par trois mois. 3. Et quand elle ne le pouvait plus celer, elle prit un coffret fait de joncs & l'enduit d'argile & de poix, puis mis en icelui l'enfant, & le posa en une ronsière auprès de la rive du fleuve. 4. Et sa sœur s'arrêta de loin pour savoir ce qu'il en adviendrait ».
La sainte Bible..., trad. fr, éd. Rouen, 1611, p. 72 (orthographe modernisée).

Nicolas Poussin,
Moïse exposé sur les eaux du Nil.
Toile. 149,5 x 204,5 cm.
Ashmolean Museum

Entre-temps, que s'est-il passé? 1649 était l'année de tous les dangers en maints endroits de l'Europe, et particulièrement en France. Cinq ans plus tard, Mazarin, Anne d'Autriche et le jeune Louis XIV ont triomphé de la Fronde. Poussin atteint la soixantaine, et c'est au cours de cette année, en peignant le retable de Provins sans doute au cours du second semestre, que Stella ressent les premières fatigues qui l'empêcheront, désormais, de peindre en grand format. C'est aussi l'année de la première publication de la nièce Claudine, gravant un dessin inspiré du Saint Louis distribuant les aumônes peint pour la chapelle royale de Saint-Germain (Rouen, Musée des Beaux-Arts) une quinzaine d'années plus tôt, qu'avait rejoint ensuite la Cène (Louvre) de son ami normand. L'estampe constitue un premier jalon dans la mise en place de l'atelier des Stella, officialisée auprès du roi.

Côté Poussin, je ne sais que penser de la lettre qu'il aurait envoyée à Bosse condamnant lourdement la publication par Fréart de Chambray du Traité de Léonard de Vinci, alors qu'il l'avait complimenté dans une lettre à Chantelou d'août 1650 : le graveur fait état de cette lettre l'année même de la mort de Poussin... Or on connaît la proximité des frères Fréart avec Stella par différents témoignages, notamment les gravures d'amateur qu'ils ont faites d'après lui ou l'étonnante dédicace à la plume du Parallèle de l'Architecture antique et de la Moderne (1650) sur l'exemplaire de la Royal Academy, certainement de Chambray : « pour mon cher Patron Monsieur Stella ».

Cette même année 1651 qui voit la publication du Traité de Léonard par Chambray, Poussin prend soin de décrire une peinture réalisée pour son plus important mécène (et ami?) romain, Cassiano dal Pozzo, que Jacques Stella, à qui il s'adresse, devait connaître. La spécificité de ce fragment de la correspondance entre les deux amis est qu'il ne concerne pas un tableau fait pour le Lyonnais ou qu'il pouvait voir.

Jacques Stella (et Nicolas Blasset),
Retable des Cordeliers de Provins.
Provins, église Saint-Ayoul
Claudine Bouzonnet Stella d'après Jacques Stella,
Saint Louis distribuant les aumônes.
Gravure. 30,1 x 23 cm.
BnF
Nicolas Poussin,
Paysage avec Pyrame et Thisbé.
Toile. 191 x 274 cm. Städel Museum, Frankfurt am Main

« J'ai essayé de représenter une tempête sur terre, imitant le mieux que j'ai pu l'effet d'un vent impétueux, d'un air rempli d'obscurité, de pluie, d'éclairs et de foudres qui tombent en plusieurs endroits, non sans y faire désordre. Toutes les figures qu'on y voit jouent leur personnage selon le temps qu'il fait : les unes fuient au travers de la poussière, et suivent le vent qui les emporte ; d'autres au contraire vont contre le vent, et marchent avec peine, mettant leurs mains devant leurs yeux (ci-dessous détail 1). D'un côté un berger court, et abandonne son troupeau, voyant un lion qui, après avoir mis par terre certains bouviers en attaque d'autres, dont les uns se défendent, et les autres piquent leurs bœufs, et tâchent de se sauver. Dans ce désordre la poussière s'élève par gros tourbillons. Un chien assez éloigné aboie, et se hérisse le poil, sans oser approcher (détail 2). Sur le devant du tableau, l'on voit Pyrame mort et étendu par terre, et auprès de lui Tysbé qui s'abandonne à la douleur. »

(Lettre de Poussin à Stella, 1651)

Nicolas Poussin, Paysage avec Pyrame et Thisbé.
Toile. Détails décrits par Poussin.
Städel Museum, Frankfurt am Main
Détail 1. Détail 2.

Les citations de lettres de Poussin à Stella concernent : Armide transportant Renaud (et Camille et le maître d'école des Faléries); La Manne peinte pour Chantelou; Le frappement du Rocher. Le premier et le dernier furent peints pour le Lyonnais, qui avait pu ou pouvait encore voir les deux autres. Quelle intention révèle le fait de vouloir ainsi rendre compte d'une peinture que Stella n'aura sans doute pas l'opportunité d'admirer par lui-même? La description pourrait passer pour une ekphrasis, description d'œuvre d'art qui participe des sources d'inspirations depuis la Renaissance - puisque le fondement de la période est de faire revivre l'Antiquité, y compris celle disparue, évidemment. Poussin pouvait avoir en mémoire une telle opportunité en entretenant une si abondante correspondance avec ses proches, et dans la suite des Images de Philostrate, notamment de l'édition illustrée par Antoine Caron (1615) dont Blunt avait noté l'impact sur son œuvre.

Toutefois, ici, il s'adresse à un confrère, et parle en peintre. Ce qu'il met en avant, au sens propre comme au figuré, c'est le déploiement d'un paysage historié. Il commence par les éléments, partant du fond où se voient, en effet, ciel sombre, éclairs et percées ensoleillées, la violence du vent circulant de gauche à droite et la foudre ayant brisé une branche de l'arbre visible au centre. Puis il décrit les réactions aux conditions climatiques et à la péripétie de l'attaque de bergers et bouviers par un lion, sur les plans intermédiaires; enfin au premier plan, le sujet justifiant la dimension historique du paysage et la présence féline, emprunté aux Métamorphoses d'Ovide (IV, 55-166; trad. fr. éd. Rouen 1626, p. 139-144). En peignant un orage de jour, Poussin s'écarte du texte du poète latin relatant l'histoire de Pyrame et Thisbé, qui fait intervenir le clair de lune pour expliquer certaines circonstances et révéler la présence de la lionne venant s'abreuver après avoir attaqué des bœufs, puis le voile de Thisbé ensanglanté par le fauve l'ayant déchiré, enfin la découverte par la jeune femme du corps de Pyrame s'étant suicidé pour avoir cru son amante dévorée par la bête. Le peintre insiste sur la poussière, plus sensible au fond et au second plan, par exemple autour du cavalier regagnant la ville.

Or le choix de Poussin nous ramène à Léonard, comme l'avait découvert Jan Bialostocki (1954).

« Si vous voulez bien représenter une tempête, considérez & prenez bien garde à ses effets, lorsque le vent souffle sur la mer ou par la campagne, il remue & emporte confusément quand & soi tout ce qu'il rencontre détaché de la masse universelle ; & pour figurer cette tempête, vous feindrez premièrement les nuages entrecoupés & portés avec impétuosité par le vent du côté qu'il souffle, l'air tout embrouillé de tourbillons d'une poussière sablonneuse levée du rivage, des feuilles, et même des branches d'arbres enlevées par la violence & fureur du vent, la campagne tout en désordre par une agitation universelle de tous les corps volatiles épars confusément parmi l'air : les arbres & les herbes renversées par terre, se laissant aller au gré du vent, les branches courbées contre leur cours naturel, & les feuilles toutes retroussées et repliées, & les hommes qui s'étaient trouvés par la campagne, les uns renversés & embarrassés dans leurs manteaux, couverts de poussière & méconnaissables, & les autres qui seront demeurés debout qu'ils soient derrière quelque arbre, & le tiennent embrassé de peur que l'orage ne les entraîne, les autres les mains sur les yeux crainte de la poudre, baissés contre terre, & leurs draperies volantes & emportées par le vent. (...) On feindra par l'air des nuages emportés avec impétuosité par les vents, arrêtés, repoussés sur les sommets des hautes montagnes, les environner comme si c'étaient des vagues rompues contre des écueils, le jour obscurci de noires ténèbres, & l'air tout rempli de poudre, de pluie & de gros nuages. »

(Traité de Léonard, trad. fr. par R. Fréart de Chambray
ci-dessus modernisée, Paris, 1651, p. 17)

Nicolas Poussin,
Paysage avec Pyrame et Thisbé.
Toile. 191 x 274 cm. Städel Museum, Frankfurt am Main

Ci-dessus est repris le chapitre du maître italien ayant pu inspirer Poussin selon les passages soulignés en gras. Peut-il y avoir coïncidence entre le tableau pour Cassiano et cet extrait d'un traité dont la traduction par Chambray est dédiée à Poussin, si proches dans le temps, étant entendu que le peintre en avait eu connaissance dès l'été 1650 puisqu'il mentionne dans sa lettre à Chantelou d'août l'hommage liminaire et l'objet du traité, la peinture, interdisant toute confusion avec le Parallèle de l'architecture publié cette année-là? Peut-il alors s'agir d'un hasard qu'il rende compte du tableau à Stella, proche des frères Fréart, amis communs? La façon dont le Normand le décrit met en évidence le déploiement du paysage avant d'en venir à la péripétie, puis au sujet tiré d'Ovide. Tout se passe comme si Poussin était parti du défi de mettre en pratique les indications de Léonard, pour ensuite en rendre témoignage puisque le tableau restait à Rome, venant contredire fermement et par anticipation les propos que lui prêtera Bosse. L'histoire de Pyrame et Thisbé y est agrégée. Fut-elle plaquée, personne ne semble y croire. Pourtant - ou d'autant plus que? - le cadre diurne et orageux n'est pas celui du texte d'Ovide; tout aussi étonnante est la surface calme du lac, au centre du tableau, en contradiction avec la remarque de Léonard soulignant le besoin de restituer les effets de la tempête sur terre ou sur mer - sur les eaux, donc.

Si Poussin n'avait peint que la tempête, le philosophe se serait éclipsé. C'est le sujet, additionné au lac tranquille, qui donne à méditer. Les sentiments débridés, aveugles, des personnages principaux viennent en écho aux déchainements du climat et du félin, qui déchire la chair et les tissus comme les éclairs le ciel, et en opposition avec l'eau placide. On ne peut croire, si Poussin illustre Léonard, que cette étendue d'eau soit si calme par erreur. Elle s'affirme comme le modèle à tenir devant les épreuves de la vie, comme une leçon de stoïcisme. Il s'agit de ne pas se laisser leurrer par les apparences et les émotions - Pyrame qui croit son amour dévoré et s'en sent coupable, Thisbé qui pense ne pas pouvoir survivre au sien pour la même raison.

Y-a-t-il plus? Poussin pouvait-il ignorer que saint Augustin se sert de cette histoire pour inviter à un amour d'un autre ordre, régi par la Divine Providence dans son traité De l'ordre? Le point de départ des discussions que ce texte met en scène est précisément l'écoulement de l'eau des bains qu'Augustin prenait pour soigner ses douleurs d'estomac, et les questionnements qu'il posait dans l'ordre des choses. Poussin approfondissait ainsi la méditation du Frappement du rocher peint pour Stella en 1649 - un autre écoulement d'eau -, dans un double registre quasi-romanesque et de tradition picturale, suivant un héritage plus volontiers assumé que ne le laisse croire la supposée lettre de Bosse, qui me semble d'autant plus douteuse qu'elle se conclut sur l'éloge du graveur dans son enseignement à l'Académie dont il avait été exclu quelque années avant sa publication, en 1665.

Il me semblait nécessaire de m'attarder sur le tableau de Francfort et sa description à Stella en raison de la mise en évidence renouvelée de la Divine Providence, car elle éclaire le contexte du Moïse exposé peint trois ans plus tard pour le Lyonnais, que Félibien désigne comme un « tableau admirable pour l'excellence de son paysage ». Le législateur apparaît décidément comme l'incarnation la plus nette - pour qui sait voir - et la plus mystérieuse - pour des proches - des voies ouvertes par la volonté de Dieu. Mais comment se manifestent-elles, cette fois?

Le sujet est proche du plus fréquent Moïse sauvé des eaux, avec lequel il partage l'assimilation encore très répandue au XVIIè siècle avec le Christ enfant, soumis mais échappant au Massacre des Innocents en faisant, au passage, le chemin inverse vers l'Égypte. Aussi peu fréquent soit le sujet, Poussin l'avait déjà abordé bien plus tôt dans sa carrière, dans le tableau de Dresde. Le style en est très différent, marqué par une première formation bellifontaine, maniériste, possible source de la forte rupture d'échelle entre les plans, renouvelée par le choc de la découverte de Rome, qu'il s'agisse de la primauté de son compatriote Vouet, champion de l'arabesque, ou des élans baroques de Lanfranco ou Cortone.

Pour autant, l'articulation entre les plans est déjà en place : sur le devant, l'exposition auprès de l'imposant Dieu-fleuve, de dos, et au lointain, le cortège de la fille de Pharaon. Les deux femmes peuvent être identifiées comme la mère, tunique bleue, et la sœur de l'enfant, les bras levés pour exprimer son désarroi ou, au contraire, l'issue qu'elle envisage en apercevant le groupe royal. L'homme qui dépose le berceau est-il le père? On peut en douter. Quoiqu'il en soit, les trois personnages semblent incarner trois états successifs en réaction au drame.

On peut encore citer deux interprétations faites à Paris, l'une par Eustache le Sueur dans le cadre d'un décor consacré au législateur hébreu, vers 1650, et l'autre, dix ans plus tard, par Pierre Patel pour un appartement du Louvre. La confrontation permet de constater dans les versions françaises la réduction des personnages à la portion congrue, suivant strictement la Bible qui ne mentionne expressément que la mère et la sœur de l'enfant. Les deux artistes, collaborateurs occasionnels à l'hôtel Lambert, insistent ainsi sur la solitude et l'angoisse de l'abandon. Le point de vue de Poussin, que ce soit au début de son installation à Rome ou en 1654, est tout autre et pose, dès l'exposition, son heureux dénouement. Pour autant, la manière de l'exprimer a considérablement évolué. La première version accompagne la gestuelle du groupe autour de Moïse d'une trouée qui ouvre sur son destin, écartant toute inquiétude. De tout autres moyens sont mis en œuvre par Poussin pour Stella.

Nicolas Poussin, Moïse exposé sur le Nil.
Toile. 145 x 196 cm. Dresden, Gemäldegalerie Alte Meister
Eustache Le Sueur,
Moïse exposé sur le Nil.
Toile. 218x148 cm.
Ermitage
Pierre Patel,
Moïse exposé sur le Nil, 1660.
Toile. 96 x 83 cm.
Louvre

Cette fois, aucune ambiguïté, le père est là, s'éloignant accablé, accompagné d'Aaron. Le coloris des vêtements souligne l'analogie avec la Sainte Famille. La mère est encore au bord du Nil, la main tendue vers la corbeille, le visage portant un masque de souffrance auquel répond celui du Dieu-fleuve. La sœur, entre les deux, pose sa main sur la bouche, imposant le silence à sa mère tout en indiquant, au loin, l'heureuse perspective du cortège de la princesse. L'approche ne passe plus principalement par le jeu des formes, malgré l'embryon psychologique, simple accompagnement du regard dans le tableau de Dresde, mais par l'expression des Passions. Le parcours visuel du spectateur s'imprime dans le cheminement aussi bien du Nil, selon le sens indiqué par le sphinx sur lequel s'appuie le Dieu-fleuve, que de la voie qui ramène à la ville, sur laquelle s'est déjà engagée la sœur, prête à intervenir auprès de la fille de Pharaon pour le bien de Moïse.

Son attitude, significativement, va dans le sens contraire du cours d'eau, et de celui de lecture occidentale. Elle vient contrecarrer les dangers d'une flottaison aventureuse. À elle seule, elle incarne la Divine Providence, mais elle ne saurait s'exprimer que dans le paysage, «admirable pour son excellence» selon Félibien. En regard du Paysage avec Pyrame et Thisbé, il véhicule par sa tranquilité une même issue heureuse, le même dessein divin, et une invitation pour le spectateur à en prendre, plus que jamais, conscience. Cette impassibilité, encore sensible dans la froideur du coloris, en contraste avec les tons des personnages, et née de l'abondance aquatique et végétale, signes de la fertilité du Nil pour l'Égypte et de l'avenir de Moïse, n'est pas témoignage de l'indifférence aux drames humains : le parallèle entre les deux masques de douleur de la mère et du Dieu-fleuve, dont l'attention est clairement portée vers l'action principale et l'attitude maternelle, témoigne du contraire, justifiant d'un usage que Loménie de Brienne ne comprenait pas. La manifestation de la Providence divine n'empêche pas la compassion, un domaine parfaitement maîtrisé aussi bien par Poussin que par Stella, chacun à leur façon.

Le secours de Flavius Josèphe (Antiquités Judaïques, 2, ch. 9) et de Philon d'Alexandrie (Les œuvres, trad. fr. 1555, p. 70) redonnent au père, Amaram, un rôle certain. Le premier nomme les protagonistes mais donne aux parents l'assurance d'un destin remarquable pour l'enfant qui commence par le triomphe sur cette épreuve, en sorte que je peine à croire que Poussin, qui insiste sur leur affliction, lui ait accordé un réel intérêt. Philon s'attache aux interrogations tourmentées des parents dans ce drame et aura pu, plus certainement, nourrir les réflexions de Poussin et la mise en place de l'expression des Passions.

Nicolas Poussin, Paysage avec Pyrame et Thisbé.
Toile. 191 x 274 cm.
Städel Museum, Frankfurt am Main

Au-delà de semblable délectation et de l'exploitation de sources possibles, peut-il y avoir un sens plus précis à rattacher aux liens privilégiés entre les deux peintres depuis tant d'années, sans doute trente-six ou trente-sept ans et leur rencontre à Florence, au moins trente ans et l'arrivée du Normand à Rome? Il faut d'abord noter une constante dans les peintures faites expressément pour le Lyonnais, l'importance du paysage qui se prolonge ici dans une forme très composée. Il y évoque une antiquité plus romaine qu'égyptienne - possible allusion à leur compagnonnage italien lisible pour Stella? -, et le cheminement du destin d'un enfant abandonné au fil d'un cours d'eau qui pourrait aussi bien être celui du temps. Stella a toujours manifesté une tendresse pour l'univers de l'enfance, depuis les années florentines en passant par la suite de dessins sur ses jeux et plaisirs et jusqu'à l'éducation de Cupidon par Vénus. Il a pris en charge celle, artistique, de Claudine, qui a déjà commencé à peindre et graver, d'Antoine et sans doute de Françoise, son neveu et ses nièces.

Car, fait notable, ni lui ni Poussin n'ont eu d'enfant. Pour ce tableau, dans la représentation de l'univers de l'enfance, le Normand emprunte un terrain étranger à son ami : le poids du drame dans un très jeune âge alors que Jacques a privilégié un regard souriant voire complice à ce sujet. Je n'irais pas nécessairement jusqu'à en rapprocher une enfance privée tôt de père pour Stella, dès 9 ans, ni l'importance de la figure féminine et maternelle dans son univers. Plus certaines me semblent les interrogations de deux hommes au soir de leurs vies, s'interrogeant sur l'avenir, s'en remettant, à nouveau, à la Divine Providence, à laquelle confier le destin des Bouzonnet, par exemple. Ceux-ci répondront en s'attachant à entretenir leur mémoire - plus peut-être celle de Poussin que de l'oncle, d'ailleurs, ce dont témoignent les gravures de Claudine d'après Poussin parmi lesquelles se trouve celle d'après notre Moïse exposé. Le Normand jouera aussi son rôle dans le destin d'Antoine, qu'il prendra sous son aile le temps de son séjour à Rome (1659-1663).

Sylvain Kerspern, le 29 juin 2024

À suivre : Vie et mort autour de Bacchus
Bibliographie :
* Torquato Tasso, La Jerusalem délivrée, trad. fr. par Jean Baudouin, Paris 1648, p. 468-469
* Léonard de Vinci, Traité de la peinture, trad. fr. par Roland Fréard de Chambray, Paris, 1651.
* Abraham Bosse, Traité des pratiques geometrales et perspectives, Paris, 1665, p. 128-129.
* Jean Bernier, Histoire de Blois, Blois 1682, p. 167, 570
* Giovanni Pietro Bellori, Le_vite_de_pittori_scultori_et_architetti..., Rome, 1672, rééd. 1977, p. 447.
* André Félibien, Entretiens sur la vie et les ouvrages des plus excellens peintres..., Paris, 1666-1688; 4e partie, 1685, p. 262, 263, 264, 294, 299, 300, 304, 305, 399; 2e. éd., 1688, t. II, p. 658
* Pierre Rémy, Catalogue des tableaux et portraits en émail du Cabinet de feu M. Pasquier, Paris, vente du 10 mars 1755; exemplaire de l'INHA, p. 9
* (Pierre-Jean Mariette) Abecedario de P. J. Mariette : et autres notes inédites de cet amateur sur les arts et les artistes, publié par Montaiglon et Chennevières en 1852-1862; t. 5, 1858-1859, p. 261
* (Claudine Bouzonnet Stella) «Testament et inventaire (...) de Claudine Bouzonnet Stella», publiés par J-J. Guiffrey, Nouvelles archives de l’Art Français, 1877, p. 38 (notamment).
* Charles Jouanny, Correspondance de Nicolas Poussin, Paris, 1911, p. 369, 393, 406 (notamment).
* Marcel Roux, Inventaire du fonds français graveurs du XVIIIè siècle, Paris, 1940, t. IV, p. 179.
* Jan Bialostocki, « Une idée de Léonard réalisée par Poussin », La Revue des Arts, 1954, IV, p. 131-136.
* Jacques Thuillier, « Pour un “Corpus Pussianum” » in Colloque Nicolas Poussin. Actes publiés sous la direction d’André Chastel, 1960, t. 2, p. 214, 218, 219, 221, 222.
* Anthony Blunt, Poussin, Londres, 1967, p. 148-149.
* Jacques Thuillier, Tout l'œuvre peint de Nicolas Poussin, Paris, 1974.
* Jacques Thuillier, « Le paysage dans la peinture française du XVIIe siècle  de l'imitation de la nature à la rhétorique des Belles idées », Cahier de l'Association internationale des études françaises, 1977, n°29, p. 45-64.
* Honor Levi, «L'inventaire après décès du cardinal de Richelieu », Archives de l'art français, Paris, 1985, p. 62, n°1002bis.
* Jacques Thuillier, « L'influence des Carrache en France : pour un premier bilan », Actes du colloqueLes Carrache et les décors profanes, Collection de l'École française de Rome, 1988, p. 426-427.
* Sylvain Kerspern, «Mariette et les Bouzonnet Stella. Notes sur un atelier et sur un peintre-graveur, Claudine Bouzonnet Stella», Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, 1993, 1994, p. 31-32 (fig. 1).
* Louis-Antoine Prat et Pierre Rosenberg, catalogue de l'exposition Nicolas Poussin, Paris, 1994 (notamment p. 236-237, 355-362, 397-402,419-424, 484-487, 498-500).
* Jacques Thuillier, Poussin before Rome, Londres, 1994, p. 14, 28.
* Jacques Thuillier, Poussin, Paris, 1994.
* Catalogues de la collection d'estampes de Jean V, roi du Portugal par Pierre-Jean-Mariette, éd. Marie-Thérèse Mandroux-França et Maxime Préaud, Paris, 1996, II, p. 236.
* Henry Keazor, « Coppies bien que mal fettes : Nicolas Poussin's Rinaldo and Armida re-examined », in Gazette des Beaux-Arts, 2000, n°1583, p. 253-264.
* Mickaël Szanto in cat. expo. Jacques Stella (1596-1657), Lyon-Toulouse, 2006-2007, p. 259-260.
* Stefano Pierguidi (2011-1), « Uno de quali era già principitao, et l'altro me l'ordinò. I pendants di Poussin, o la libertà dai condizionamenti del mercato et della committenza », Schifanoia, 2009, 2011, n°36-37 p. 233-249.
* Stefano Pierguidi (2011-2), « Fetonte chiede ad Apollo il carro del Sole e Armida trasporta Rinaldo di Nicolas Poussin e i loro possibili (non identificati) pendants », Jahrbuch der Berliner Museen, 2011, Bd. 3011 p. 67-71.
* Maxime Cormier, Marie de Médicis au pouvoir vue par les observateurs italiens, Master d'histoire moderne, Université de Rennes-2, 2012, p. 253-257.
* Sylvain Kerspern, « Catalogue en ligne de l'œuvre de Jacques Stella, notice du Portrait de Claudine de Masso, 1654 », dhistoire-et-dart.com, mise en ligne en janvier 2017
Courriels : sylvainkerspern@gmail.com.

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