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Sylvain Kerspern - dhistoire-et-dart.com
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Les Stella

« Il eut aussi une singulière estime pour le Poussin, qui de sa part n'en avoit pas moins pour Stella. » (Félibien)


L'amitié en peinture : les Poussin de Jacques Stella.
2b. Portrait d'un ami en peintures :
Moïse et la Divine Providence


Mise en ligne en avril 2024

1. Contours d'une collection

(juillet 2023)

2a. Portrait d'un ami en peintures : Souvenirs d'Italie
(janvier 2024)

2a. Portrait d'un ami en peintures : Moïse sauvé
(juin 2024)

Mes premières recherches en histoire de l'art, il y a bientôt quarante ans, sont nées de l'interrogation des sources et commentaires à propos de Jacques Stella, singulièrement dans le rapport amical qu'il a pu entretenir avec Nicolas Poussin. Une forme d'incompréhension sinon d'indignation devant l'admiration pour l'un et l'infamie du qualificatif d'imitateur (au mieux) pour l'autre m'a poussé à entreprendre à réunir les éléments d'une défense de l'œuvre du Lyonnais, en commençant par réunir ses ouvrages qui me semblaient les plus sûrs, sous l'impulsion bienveillante de Jacques Thuillier. Mon article de 1994 pour la Gazette des Beaux-Arts signait un au revoir pour laisser le champ libre à Gilles Chomer après avoir partagé avec lui mes dossiers, par l'esquisse d'un parcours stylistique venant en contrepoint à l'étude des ressorts de ce que j'ai appelé une « amitié funeste » au gré de sa fortune - en fait son infortune - critique.

Moïse et la Divine Providence

Après avoir pris le point de vue du Lyonnais dans son appétit du travail de son ami, la focale se resserre ici sur les ouvrages que Poussin a peint intentionnellement pour Stella, l'amitié en tête. Dans la première partie de ce petit feuilleton, j'ai déjà donné quelques indications concernant les deux premiers tableaux mentionnés par Félibien comme peints par Nicolas pour Jacques : l'Armide transportant Renaud endormi aujourd'hui à Berlin, et Hercule transportant Déjanire aujourd'hui perdu, connu par des dessins préparatoires; à leur propos, je suis revenu ici sur ce qui peut être considéré comme des remémorations du temps passé ensemble en Italie.
Les deux amis se sont retrouvés lors du séjour parisien de Poussin (1640-1642). Selon nos sources, c'est ensuite, une fois retourné à Rome, que Stella lui commande deux tableaux qu'un point commun réunit : l'iconographie mosaïque. En 1649, Poussin peint pour Stella Moïse frappant le rocher et cinq plus tard, Moïse exposé sur les eaux (Félibien 1725, p. 64).

Le frappement du rocher.

Est-ce, cette fois, suite aux discussions qu'ils ont pu avoir lors du séjour parisien du Normand? Le ton change de celui amoureux tenu jusque là. Pourtant, il se peut que l'intérêt pour le législateur de l'Ancien Testament remonte à cette période intermédiaire de séparation, au cours de laquelle il peint pour Chantelou La Manne, sujet fort voisin du Frappement du rocher que Poussin avait également commenté dans la lettre à Stella évoquant l'Armide transportant Renaud, en ces termes :

«J'ai trouvé une certaine distribution pour le tableau de M. de Chantelou, & certaines attitudes naturelles, qui font voir dans le peuple Juif la misère et la faim où il étoit réduit, & aussi la joie et l'allégresse où il se trouve, l'admiration dont il est touché, le respect et la révérence qu'il a pour son Législateur, avec un mélange de femmes, d'enfants & d'hommes, d'âges & de tempéraments différents, choses, comme je crois, qui ne déplairont pas à ceux qui les sauront bien lire ». Félibien (1685, éd. 1725, p. 26).

Nicolas Poussin,
La Manne.
Toile. 149 x 200 cm.
Louvre

Très admiré, le tableau a suscité de nombreux commentaires, insistant sur l'expression des Passions et la distribution en péripéties que suggère sa lettre à Stella. Charles Le Brun lors de la conférence de 1667 à l'Académie royale de peinture et de sculpture, souligne l'emploi de différents modèles tirés de l'Antique. Cette remarque laisse transparaître dans la missive de 1637 un sous-texte qui associe « une certaine distribution (...) et certaines attitudes naturelles » à de telles références comme une transposition d'exemples antiques dans un discours s'appuyant sur l'observation du naturel dans l'expression des Passions, la psychologie; toutes choses qui ne pouvaient que plaire à Stella, coutumier du fait, lequel figurait assurément parmi « ceux qui les sauront bien lire ». Il faut ici, à nouveau, le rappeler, semblable déclaration de la part de Poussin n'avait rien d'un enseignement mais savait trouver en son ami un écho et l'intelligence de son propos, pinceau en main.

Pour le Frappement du rocher, le contexte des frères Fréart, anciens conseillers de Sublet de Noyers est incontournable. Félibien signale que Stella peignit pour Roland de Chambray (1606-1676), frère plus âgé de Paul de Chantelou (1609-1694), Le miracle des cailles au désert et La captivité des Israëlites, possibles pendants abordant l'histoire de Moïse, le premier montrant l'épisode rapporté juste avant La Manne et Le frappement du rocher par Flavius Josèphe dans ses Antiquités judaïques. Tout porte à croire que c'est vers ce temps que furent exécutées ces peintures, hélas! perdues, entre la disgrâce de Sublet (1643) ou plutôt sa mort (1645) puisque Chambray l'avait accompagné dans la retraite à Dangu, et la mort du peintre en 1657.

Nicolas Poussin écrit dans le post scriptum à sa lettre du 3 novembre 1647 à Chantelou : « J'ai oublié à vous dire que je connais bien Stella » (Jouanny 1911, p. 369). Comment expliquer cette remarque quand on se souvient qu'en 1637, tout en annonçant à son ami lyonnais l'envoi de l'Armide transportant Renaud, Poussin avait donné des indications sur la mise en place de la composition de La Manne destinée au Manceau? Et le 28 avril 1639, dans sa lettre à Chantelou évoquant l'envoi du tableau, alors qu'il précise encore en post-scriptum : « J'écrirai à Monsieur Stella que je crois qui est à Lyon qu'incontinent arrivé le tableau il vous le fasse tenir »? Chantelou savait que Poussin et Stella n'étaient pas des inconnus l'un pour l'autre; le séjour parisien du Normand aura encore été l'occasion de les faire contribuer aux publications de l'Imprimerie royale sous la conduite du conseiller.

Dans la lettre à laquelle la remarque de Poussin répond en 1647, Chantelou doit donc avoir fait part d'une circonstance particulière le liant à Stella. Or c'est vers ce temps que Mariette situe un Christ rédempteur selon une iconographie singulière gravée par le collectionneur d'après Jacques Stella (ci-contre en haut) que j'ai identifiée et publiée en 1994 dans l'étude sur Claudine comme un élément permettant de dater le début de l'atelier des neveux et nièces, l'oncle ayant réuni les moyens de pratiquer la gravure.

Mariette mentionne encore, selon la publication de Chennevières et Montaiglon, une Vierge à mi-corps tenant entre ses bras l'enfant Jésus à l'eau-forte sans doute d'après Stella; et selon celle de 1996 une Tête de femme placée sous un dais au milieu de deux cornes d'abondance, dessin d'un cul-de-lampe, exercice propre à l'édition, gravé à l'eau-forte par Roland Freart de Chambray d'après Jacques Stella. L'une et l'autre restent à retrouver; toutes ces estampes sont à l'eau-forte, technique plus accessible aux graveurs amateurs.

Je souhaite y ajouter ici une autre eau-forte annotée à la plume De Chantelou scu. de la Bibliothèque Nationale de France, cataloguée, je ne sais pourquoi, comme du XVIIIè siècle. Elle reproduit la fameuse Belle jardinière de Raphaël, tableau des collections royales depuis François 1er, dans une technique très proche du Christ rédempteur par la façon de griffer le cuivre de tailles timides en courbes croisées ou en traits parallèles. Chantelou aura pu ainsi se familiariser avec un peintre qui était l'un des héros majeurs de Poussin et Stella - et des frères Fréart.

Paul Fréart de Chantelou d'après Jacques Stella,
Le Christ lavant les péchés du monde de son sang, 1648.
Gravure.
BnF
Ici rendu à Paul Fréart de Chantelou d'après Raphaël,
La Vierge dite la Belle Jardinière, vers 1648.
Gravure. 17,5 x 12,5 cm.
BnF

Ce contexte ramena-t-il à la mémoire des trois amis le tableau de La Manne? Le Frappement du rocher fut-il une demande de Stella? Une proposition de Poussin? La commande pourrait faire suite à cette lettre de novembre 1647 au cours de laquelle le Normand rappelle à Chantelou qu'il connaît bien notre Lyonnais. Un fait n'est pas à négliger : le Normand avait déjà peint le sujet pour Melchior de Gillier (1589-1669) «  qui était auprès du maréchal de Créqui alors Ambassadeur à Rome » (Félibien (1685, éd. 1725, p. 24) et dont il était surintendant de la maison. Faut-il rappeler que Stella était encore à Rome alors, et qu'il rentrera en France dans le convoi du diplomate? Parce que le biographe de Poussin reprend le cours de sa narration par des ouvrages expressément situés en 1637, on situe d'ordinaire le tableau en 1633-1636, plage un peu extensive : le Bain de femmes peint pour le maréchal, qui se retrouvera chez Stella, fut commandé et peint lors de ladite ambassade, en 1633-1634; il put en aller de même pour la première version du Frappement du rocher. Dans l'énumération faite par Félibien des « ouvrages que le Poussin fit à Rome avant qu'il en partît pour venir ici », il mentionne une première clientèle italienne dont Cassiano dal Pozzo, puis les peintures pour Créquy, un Ravissement des Sabines « qui a été à Madame la duchesse d'Aiguillon » mais que l'on sait aujourd'hui fait pour son oncle, le cardinal de Richelieu, enfin le Frappement du rocher Gillier : opportunités sans doute liées à ladite ambassade précédant le Camille pour la Vrillière que Poussin évoque dans sa lettre à Stella en 1637. Cette date est le repère daté suivant du biographe, qui semble en avoir manqué pour cette période  alors qu'ils deviennent plus fréquents ensuite, en partie grâce à la correspondance de Stella.

Quoiqu'il en soit, le Lyonnais put à tout le moins avoir connaissance des premières pensées du Normand pour cette version antérieure du thème montrant Moïse frappant le rocher pour assouvir la soif du peuple juif. La composition forme une sorte de préambule à La Manne dans le choix de dispositions dans toute la profondeur de champ, le couple indissociable Moïse-Aaron ou certains groupes, comme celui de la jeune femme à l'enfant au sol, tenant une jarre ici, intégré à une évocation de la Charité romaine là, péripétie parmi d'autres propre à l'expression des Passions amplement distribuée.

Dans le tableau Gillier, Poussin reste encore tributaire de rythmes amples : arabesque au premier plan depuis l'enfant tenant son vêtement, sans doute pour satisfaire un besoin naturel signifiant qu'il a bu, jusqu'au groupe avec la jeune femme, tous occupés à boire ou faire boire; et oblique à partir de ce dernier point pour rejoindre Moïse et le geste source de miracle, l'associant aux marques de reconnaissance. La rupture introduite par La Manne tient à cette construction éparse de l'histoire, depuis l'épicentre (Moïse) jusqu'aux conséquences diversifiées soulignant par différentes attitudes la détresse, au plus loin et au premier plan (la Charité romaine, les personnages se battant pour la nourriture providentielle...), comme la gratitude, au plus près et dans un second plan. Pour mieux dire, ce qui commande désormais est bien la mise en œuvre du discours expressif associant psychologie observée sur nature et modèles « classiques », Raphaël (pour la jeune femme agenouillée de dos à droite sur l'exemple de la Transfiguration de San Pietro in Montorio) ou l'Antique (reconnu par Le Brun), prenant le pas sur une structure de composition d'ordre géométrique. Poussin était tellement satisfait de ce nouveau parti, rappelons-nous, qu'il s'en est ouvert à Stella dans sa lettre de 1637. Encore fallait-il savoir bien lire.

Nicolas Poussin, Le frappement du rocher, 1633-1634 (?). Toile. 98,5 x 136 cm.
Edinburgh, Scottish National Gallery (Bridgewater Collection Loan, 1945)
Nicolas Poussin, La Manne, (1637-)1639.
Toile. 149 x 200 cm. Louvre
Nicolas Poussin, Le frappement du rocher, 1648-1649 (?).
Pierre noire, plume et encre brune, lavis brun et rehauts de blanc.
19 x 26 cm. Ermitage
Nicolas Poussin, Le frappement du rocher, 1648-1649 (?).
Pierre noire, plume et encre brune, lavis brun et rehauts de gouache blanche.
17 x 25,5 cm. Louvre (R.F. 843)
Nicolas Poussin, Le frappement du rocher, 1648-1649 (?).
Pierre noire, plume et encre brune, lavis brun. Env. 13/16 x 26 cm.
Stockholm, Nationalmuseum (NMH 68/1923 verso)
Nicolas Poussin, Le frappement du rocher, 1649.
Toile. 122,5 x 191,5 cm.
Ermitage

Trois dessins (ci-dessus) sont particulièrement associés à l'élaboration du Frappement du rocher pour Stella. On a pu faire du dessin de l'Ermitage une proposition plus directe au tableau, ce que je ne crois pas. Il peut faire songer à un changement du canon, plus important et conforme au tableau et c'est peut-être pour cela qu'il a pu être placé après les autres, mais il me semble plutôt constituer une étude rapprochée, sinon coupée sur les côtés. J'en fais ici la première étape pour s'inspirer le plus nettement, en l'inversant, de la version Gillier par le face à face au tout premier plan des deux hommes agenouillés de part et d'autre du ruisseau, l'un des deux ayant une attitude strictement identique. Le dessin du Louvre rompt avec la symétrie de ces dispositions, faisant se redresser son vis-à-vis pour boire à un vase. L'esquisse de Stockholm installe plus haut l'homme qui plonge le sien dans l'eau préludant au choix final, ainsi que le trio formé par Moïse, Aaron et le personnage agenouillé bras écartés en signe d'admiration. Un œil attentif y perçoit encore sur la gauche l'aménagement en cours du groupe de la femme assise dans l'angle ayant une autre femme la tête posée sur ses genoux et un enfant dans les bras, qui était envisagé à droite au Louvre : il s'y retrouvera dans le tableau. Le dessin suédois entérine enfin l'étape décisive proposant la partition opérée par le ruisseau, que Poussin ne fera qu'inverser : d'un côté du ruisseau, les deux chefs des Hébreux et quelques adorateurs, de l'autre, le peuple s'affairant à s'abreuver et à distribuer l'eau.

Dans ce parcours suggéré se perçoit l'état d'esprit de Poussin à l'égard de Stella. Le point de départ est bien la version Gillier que le Lyonnais devait avoir connu. Une première rupture tient à l'isolement du rocher entre deux échappées de part et d'autre, et la suppression de végétations de quelque importance hors de lui. Dans la première interprétation, deux arbres avaient une fonction traditionnelle de signalisations scandant les dispositions.
Nos trois dessins montrent qu'il avait aussi choisi de faire glisser Moïse et Aaron de la gauche vers la droite, ce sur quoi il reviendra. Ils venaient d'abord clore le parcours occidental du spectateur pour donner la clé de l'agitation alors que le tableau Gillier la révélait d'emblée, de ce point de vue. Au dévoilement progressif de l'étendue du drame, Poussin préfère finalement, et comme la première fois, l'évidence du miracle pour que l'œil s'applique avant tout à examiner les différentes réactions qu'il suscite, et c'est le ruisseau lui-même qui vient les répartir, toute psychologique voire spirituelle aux pieds de Moïse, toute naturelle voire animale sur l'autre rive.

Stella en eut certainement conscience. La lettre que Poussin lui adresse à son propos atteste que le Lyonnais, très satisfait, l'avait montré à d'autres amateurs qui ont pensé devoir faire quelques critiques. Les frères Fréart en furent sans doute; peut-être Charles Errard, qui figure dans leur cercle restreint; qui sait si Charles Le Brun, qui peint vers ce temps sa propre interprétation du sujet (Louvre) en s'inspirant, dit-on généralement, de La Manne, mais qui pourrait aussi reprendre la proposition de la version Gillier, ne fut-il pas aussi parmi les spectateurs privilégiés? Ce pourrait d'ailleurs être un argument pour sa datation, puisqu'il ne semble guère réagir à celle pour Stella.

Nicolas Poussin, Le frappement du rocher, 1633-1634 (?). Toile. 98,5 x 136 cm.
Edinburgh, Scottish National Gallery (Bridgewater Collection Loan, 1945)
Nicolas Poussin, Le frappement du rocher.
Toile. 122,5 x 191,5 cm. Ermitage

Quoiqu'il en soit, en reprenant la teneur de cette lettre, on s'aperçoit que c'est précisément le lit de l'eau s'écoulant qui fait l'objet de remarques auxquelles Poussin prend soin de répondre en septembre 1649, selon la précision en marge (Jouanny 1911, p. 406) :
«[J'ai] été bien aise d'apprendre qu[e vous en étiez] content, & aussi d'avoir su ce qu'on en disoit. (...) On ne doit pas s'arrêter à cette difficulté [la profondeur du lit où l'eau coule, qui semble n'avoir pu être fait en si peu de temps ni disposé par la nature dans un lieu aussi sec & aussi aride que le désert] : [je suis] bien aise qu'on sache [que je] ne travaille point au hazard, et [que je suis] en quelque manière assez bien instruit de ce qui est permis à un Peintre dans les choses qu'il veut représenter, lesquelles se peuvent prendre et considérer comme elles ont été, comme elles sont encore, ou comme elles doivent être : qu'apparemment la disposition du lieu où ce miracle se fit, devoit être de la sorte [que je] l'ai figurée, parce qu'autrement l'eau n'auroit pu être ramassée, ni prise pour s'en servir dans le besoin qu'une si grande quantité de peuple en avoit, mais qu'elle se seroit répandue de tous côtés. Que si à la création du monde, la terre eût reçu une figure uniforme, & que les eaux n'eussent point trouvé des lits & des profondeurs, sa superficie auroit été toute couverte & inutile aux animaux  mais que dès le commencement, Dieu disposa toutes choses avec ordre & rapport à la fin pour laquelle il perfectionnait son ouvrage. Ainsi dans ces événements aussi considérables que fut celui du frappement du rocher, on peut croire qu'il arrive toujours des choses merveilleuses; de sorte que n'étant pas aisé à tout le monde de bien juger, on doit être fort retenu, & ne pas décider témérairement ». Félibien (1685, éd. 1725, p. 60-61).

Il y eut donc au moins une voix - certainement pas celle de Stella - pour s'interroger sur la profondeur du lit de l'écoulement d'eau du rocher, le trouvant trop profond au regard du temps passé depuis la création du monde, si on lit bien l'argumentaire du peintre. Il faut revenir aux conceptions du temps pour bien en comprendre les enjeux. Le Discours sur l'histoire universelle de Bossuet (1679; éd. Paris 1885) situe cette création, et le début du premier âge du monde, en - 4004. Moïse y apparaît dans le troisième, naissant en - 1571, avant d'être donné pour figure tutélaire du quatrième; la sortie d'Égypte prend place en -1491.

Quelqu'un pensa donc qu'en un peu moins de 3000 ans, l'eau n'avait pu creuser un tel sillon dans le sol, selon les prémisses d'un esprit critique qui ferait le miel comme le poison des discussions académiques moins de vingt ans plus tard, et dès l'abord à propos du Normand, et que Bossuet voyait émerger avec crainte et rejet. À cette objection, Poussin répondit d'abord que le monde n'avait pas pu être créé sans relief, auquel cas tout liquide tombant du ciel n'aurait pas eu de contenant. Par là, il désignait d'abord, une première fois, l'acte divin. Il renchérit en soulignant qu'un évènement aussi considérable que le frappement du rocher était propice au merveilleux - qu'admire les Hébreux aux pieds de Moïse -, exprimant implicitement une nouvelle intervention de Dieu « à la fin pour laquelle il perfectionnait son ouvrage ». Lire et relire ce passage suggère une étrange résonnance entre les actes créateurs de Dieu et du peintre, s'appuyant sur le concept de Divine providence; non sans humour.

Nicolas Poussin,
Le frappement du rocher.
Toile. 122,5 x 191,5 cm.
Ermitage

Il se peut que Poussin rejoigne là l'adage italien associant Disegno (interno) et Segno di Dio (F. Zuccaro), signe de Dieu. Le premier terme était encore traduisible au XVIIè siècle en France par dessein, qui pouvait exprimer aussi bien le projet que le contour des formes tracé sur la feuille ou la toile. Cela entrait dans le goût professé par le cercle des frères Fréart ou par Stella et qui n'avait guère d'opposition encore à Paris. Le débat sur le coloris ne s'ouvrira vraiment que vers 1670.

Une telle maîtrise de l'art, ici, se trouve bel et bien l'expression d'une Divine providence sur laquelle les troubles du temps pourraient conduire à s'interroger. Dans sa lettre à Chantelou du 17 janvier 1649 (Jouanny 1911, p. 393-394), Poussin les évoque, passant en revue l'Angleterre et la mise en accusation de Charles 1er, la révolte de Naples, celle de Pologne avant d'invoquer la protection divine pour la France, en proie à la Fronde.

Depuis la disgrâce de Sublet de Noyers, le cercle auquel Stella appartenait n'avait plus la faveur officielle. Oserais-je avancer ici une toile de fond ressemblant à une traversée du désert, expression précisément issue de l'errance des Hébreux ayant fui l'Égypte? La remarque pourrait s'appliquer aux frères Fréart, clairement en disgrâce, mais pour Stella? Il n'a sans doute plus d'inquiétude sur son avenir, qu'il élabore autour de la constitution d'un atelier familial; sauf, encore une fois, à considérer que la crise que le royaume traverse puisse tout renverser. On ne peut non plus oublier la brutale disparition du frère cadet, François, en 1647. En 1648, le Lyonnais avait réalisé une singulière allégorie de La mort astrologue qui interrogeait, sous les dehors du disegno, la fortune d'un destin, à destination du médecin et journaliste Théophraste Renaudot.

Jacques Stella, La mort astrologue.
Dessin. 16,4 x 11,2 cm. Coll. part.

Que ce soit Stella qui ait suggéré le sujet ou Poussin qui l'ait envisagé pour lui, comme sa correspondance le suggère en d'autres circonstances, il pose la question d'un temps d'incertitude venant éprouver la foi du commun des mortels pour récompenser la constance de Moïse. En quoi cette nouvelle interprétation, spécialement destinée au Lyonnais, s'écarte de la précédente? Doit-on en rechercher le sens dès les premières pensées ou dans le processus même qui conduit au résultat final? Le fait est que Poussin a pris pour point de départ la version Gillier, le dessin de l'Ermitage en atteste, voire celui du Louvre; cela sans doute parce qu'il savait que Stella en avait connaissance, voire souhaitait le prendre en référence ou comme sujet d'émulation. Poussin étudiait alors l'expression du peuple au regard du miracle, reléguant son auteur au second plan.

Dans sa réflexion pour Stella, il cherche progressivement à isoler l'auteur du miracle et son frère, jusqu'à faire du ruisseau l'outil de répartition, voire un lieu rompant toute communication entre le peuple, tout à sa soif, et les rares témoins de l'intervention divine manifestée par Moïse, encore soulignés par le coloris avec ses deux grandes plages de couleurs primaires, rouge et bleu. Au fond, c'est bien cette incompréhension des Hébreux à l'égard des desseins divins dont le Législateur est l'instrument que souligne l'artiste, et qui forme la spécificité de sa lecture du thème, à rapporter au destinataire : face à cette traversée du désert des troubles de la Fronde, Poussin balaye pinceau en main - et par la plume ensuite, dans sa lettre - l'ignorance et l'ingratitude en invitant à s'en remettre à la Divine providence, à quoi il savait son ami sensible. On en trouvera maints exemples dans les notices du catalogue raisonné de Jacques Stella, et son ami ne venait, à nouveau, que le conforter dans un état d'esprit qu'ils avaient en commun.

Sylvain Kerspern, le 13 avril 2024

À suivre : Moïse et la Divine Providence, exposé sur les eaux
Bibliographie :
* Torquato Tasso, La Jerusalem délivrée, trad. fr. par Jean Baudouin, Paris 1648, p. 468-469
* Jean Bernier, Histoire de Blois, Blois 1682, p. 167, 570
* Giovanni Pietro Bellori, Le_vite_de_pittori_scultori_et_architetti..., Rome, 1672, rééd. 1977, p. 447.
* André Félibien, Entretiens sur la vie et les ouvrages des plus excellens peintres..., Paris, 1666-1688; 4e partie, 1685, p. 262, 263, 264, 294, 299, 300, 304, 305, 399; 2e. éd., 1688, t. II, p. 658
* Pierre Rémy, Catalogue des tableaux et portraits en émail du Cabinet de feu M. Pasquier, Paris, vente du 10 mars 1755; exemplaire de l'INHA, p. 9
* (Pierre-Jean Mariette) Abecedario de P. J. Mariette : et autres notes inédites de cet amateur sur les arts et les artistes, publié par Montaiglon et Chennevières en 1852-1862; t. 5, 1858-1859, p. 261
* (Claudine Bouzonnet Stella) «Testament et inventaire (...) de Claudine Bouzonnet Stella», publiés par J-J. Guiffrey, Nouvelles archives de l’Art Français, 1877, p. 38 (notamment).
* Charles Jouanny, Correspondance de Nicolas Poussin, Paris, 1911, p. 369, 393, 406 (notamment).
* Marcel Roux, Inventaire du fonds français graveurs du XVIIIè siècle, Paris, 1940, t. IV, p. 179.
* Jacques Thuillier, « Pour un “Corpus Pussianum” » in Colloque Nicolas Poussin. Actes publiés sous la direction d’André Chastel, 1960, t. 2, p. 214, 218, 219, 221, 222.
* Anthony Blunt, Poussin, Londres, 1967, p. 148-149.
* Jacques Thuillier, Tout l'œuvre peint de Nicolas Poussin, Paris, 1974.
* Honor Levi, «L'inventaire après décès du cardinal de Richelieu », Archives de l'art français, Paris, 1985, p. 62, n°1002bis.
* Jacques Thuillier, « L'influence des Carrache en France : pour un premier bilan », Actes du colloqueLes Carrache et les décors profanes, Collection de l'École française de Rome, 1988, p. 426-427.
* Sylvain Kerspern, «Mariette et les Bouzonnet Stella. Notes sur un atelier et sur un peintre-graveur, Claudine Bouzonnet Stella», Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, 1993, 1994, p. 31-32 (fig. 1).
* Louis-Antoine Prat et Pierre Rosenberg, catalogue de l'exposition Nicolas Poussin, Paris, 1994 (notamment p. 236-237, 355-362, 397-402,419-424, 484-487, 498-500).
* Jacques Thuillier, Poussin before Rome, Londres, 1994, p. 14, 28.
* Jacques Thuillier, Poussin, Paris, 1994.
* Catalogues de la collection d'estampes de Jean V, roi du Portugal par Pierre-Jean-Mariette, éd. Marie-Thérèse Mandroux-França et Maxime Préaud, Paris, 1996, II, p. 236.
* Henry Keazor, « Coppies bien que mal fettes : Nicolas Poussin's Rinaldo and Armida re-examined », in Gazette des Beaux-Arts, 2000, n°1583, p. 253-264.
* Mickaël Szanto in cat. expo. Jacques Stella (1596-1657), Lyon-Toulouse, 2006-2007, p. 259-260.
* Stefano Pierguidi (2011-1), « Uno de quali era già principitao, et l'altro me l'ordinò. I pendants di Poussin, o la libertà dai condizionamenti del mercato et della committenza », Schifanoia, 2009, 2011, n°36-37 p. 233-249.
* Stefano Pierguidi (2011-2), « Fetonte chiede ad Apollo il carro del Sole e Armida trasporta Rinaldo di Nicolas Poussin e i loro possibili (non identificati) pendants », Jahrbuch der Berliner Museen, 2011, Bd. 3011 p. 67-71.
* Maxime Cormier, Marie de Médicis au pouvoir vue par les observateurs italiens, Master d'histoire moderne, Université de Rennes-2, 2012, p. 253-257.
* Sylvain Kerspern, « Catalogue en ligne de l'œuvre de Jacques Stella, notice du Portrait de Claudine de Masso, 1654 », dhistoire-et-dart.com, mise en ligne en janvier 2017
Courriels : sylvainkerspern@gmail.com.

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