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Sylvain Kerspern - dhistoire-et-dart.com
Jacques Stella - Catalogue
Paris, oeuvres datables de 1652-1654


Tables du catalogue :
À Paris, dernières grandes commandes (1652-1654)
Ensemble
Table Stella - Table générale
Début de mise en ligne le 2 septembre 2023
À Paris, dernières grandes commandes. Oeuvres datables de 1652-1654.
Le détail des références bibliographiques, en l’absence de lien vers l’ouvrage consultable en ligne, peut se trouver en cliquant sur Bibliographie.
Salomon et la reine de Saba et Salomon sacrifiant aux idoles,
peintures (Lyon)
L'éducation de la Vierge,
sanguine (Poitiers)
Le Christ au désert,
peinture (Uffizzi)
Le repos de la Sainte famille,
peinture perdue, gravure de Claudine
PROCHAINEMENT


Adoration des bergers Bonaparte,
peinture et dessin
Achille à Scyros,
dessin (Quimper)
La mise au tombeau,
dessin
Nativité,
peinture
St Pierre soignant ste Agathe,
peinture
La Vierge, l'Enfant, ste Elisabeth et st Jean,
gravure de Claudine
Les cinq sens,
peinture

Le Christ retrouvé par ses parents au Temple,
peinture (Fos)
Ste famille, ste Elisabeth et st Jean,
gravure par Françoise
Le mariage mystique de ste Catherine,
peinture
La Vierge adorant et Le Christ, Salvator Mundi, regard
(Magny-lès-Hameaux),
peintures
La Vierge adorant,
gravure par N. Poilly
La Vierge adorant l'Enfant endormi,
peinture
L'enlèvement des Sabines,
peinture (Princeton) et dessin (Lyon)
L'adoration des Mages,
peinture
Noli me tangere,
dessin (Harvard)
Tarquin et Lucrèce,
peinture
La dernière communion de la Madeleine,
gravure de Rousselet
Suzanne et les Vieillards,
peinture
La déposition de croix,
peinture (Weimar) (et gravure de Françoise)
Le Christ pleuré par un ange,
gravure de Claudine
La Vierge, l'Enfant, ste Elisabeth et StJean,
gravure de Claudine
La Vierge à l'Enfant bénissant,
peintures de Loguivy et en CP (et gravure de Poilly)
La mort de st Joseph,
peinture (Grenoble)
La Vierge cousant,
peinture perdue et gravure de Claudine
Le mariage mystique de ste Catherine,
peinture (Koller)
L'enfant Jésus endormi adoré par les anges,
peinture (Le Mans)
Femme au plateau de fleurs,
peinture ovale
Dieu apparaissant au père de Condren,
dessin perdu, gravure de Boulanger
Le Christ bénissant ste Thérèse,
peinture



La Vierge, l'Enfant et st Jean à la rose,
gravure de Poilly
Ste famille aux cerises,
peinture et gravure de Poilly
Le mariage mystique de ste Catherine,
dessin (Harvard), peinture (Paris, CP)
La Vierge, l'Enfant, ste Elisabeth et st Jean Champ-Renard,
peinture disparue, gravure de Claudine
La Vierge, l'Enfant, st Jean et l'agneau,
peinture (Dunedin)
La Vierge, l'Enfant, st Jean, l'agneau et un ange,
peinture
L'embaumement du Christ,
dessin (Louvre)
L'embaumement du Christ,
peinture (Montréal Ottawa) et dessin
Le détail de certaines références bibliographiques, en l’absence de lien vers l’ouvrage consultable en ligne, peut se trouver dans la Bibliographie.

1. La sagesse de Salomon, dit aussi
Salomon et la reine de Saba

2. La folie de Salomon dit aussi
Salomon sacrifiant aux idoles,
peintures
* Huiles sur toile. 98 x 142 cm.

Lyon, Musée des Beaux-Arts

Historique : fonds Jacques Stella? puis Bouzonnet Stella chez qui les deux pendants doivent avoir été vus par Félibien (1688); légué à son cousin Claude Perrichon (1643-1725) en 1693-1697. Coll. part. en 1992 puis :
1. Vente Drouot Ader-Tajan 10 avril 1992, n°24; acquis par le mus&ée avec le concours du F.R.A.M.
2. Acquis du collectionneur en 1993 par le musée avec le concours du F.R.A.M.

Bibliographie :
* André Félibien, Entretiens sur la vie et les ouvrages des plus excellens peintres..., Paris, 1666-1688; 2e. éd., 1688, t. II, p. 657
* (Claudine Bouzonnet Stella) «Testament et inventaire (...) de Claudine Bouzonnet Stella», publiés par J-J. Guiffrey, Nouvelles archives de l’Art Français, 1877, p. 25
* Edmond Bonnaffé, Dictionnaire des amateurs français au XVIIe siècle, Paris, 1884, p. 248-249
* J. Roman, Le Livre de Raison du peintre Hyacinthe Rigaud, Paris, 1919, p. 16, 64, 100, 104.
* Gilles Chomer in catalogue de l'exposition Autour de Poussin, Louvre, 1994, p. 104-106, cat. 27-28.
* Sylvain Kerspern in catalogue de l'exposition Bossuet, miroir du Grand Siècle, Meaux, Musée Bossuet, 2004, p. 104-105.
* Sylvain Laveissière in cat. expo. Jacques Stella, Lyon-Toulouse 2006, notamment p. 184-187 cat.108-109
* Jacques Thuillier, cat. expo. Jacques Stella, Nancy, 2006 , p. 102-105
* Sylvain Kerspern, “L’exposition Jacques Stella à Lyon : enjeux et commentaires”, La tribune de l’art, mise en ligne le 29 décembre 2006.

Ces tableaux en pendants, restés dans le fond d'atelier, sont légués à un cousin de Lyon, Claude Perrichon, petit fils de Marie de Masso, sœur de Claudine, la mère de Jacques baptisée le 10 septembre 1583. Mariée à Benoist Perrichon, maroquinier de Lyon, Marie avait donné naissance à un enfant prénommé Pierre en 1605, lequel se marie le 11 novembre 1639 avec Marie Mercier d'où naissent Claude (1643-1725) puis Pierre (1645-1721), autre cousin légataire de Claudine Bouzonnet Stella en 1697. Claude fut directeur de la douane de la ville de Lyon. Ni l'un ni l'autre ne peuvent être le Perochon commanditaire de peintures de Dufresnoy (1611-1668) citées par Félibien et Bonnaffé (1884), l'artiste quittant les pinceaux alors qu'ils n'ont guère plus de vingt ans. Enfin, Hyacinthe Rigaud aura portraituré un Perrichon trois fois, la première fois en 1688 avec son épouse, puis seul en 1698 et en 1703 selon son « Livre de raison ». J. Roman, qui publie le document, l'identifie avec le seul Pierre Perrichon apparemment en raison de son rôle d'échevin député pour la ville de Lyon; à moins qu'il n'ignore l'existence de Claude.

La Libéralité de Titus.
Toile, détail.
Cambridge, Fogg Art Museum

La conservation de nos deux tableaux dans le fonds d'atelier suggère qu'ils aient été réalisés au soir de sa vie mais sans certitude ni situation précise. Au demeurant, Jacques Thuillier envisageait une datation bien plus précoce en le cataloguant non loin de la Libéralité de Titus du Fogg Art Museum, la rapprochant notamment par le thème de la danse du Salomon sacrifiant aux idoles. Toutefois, Stella a traité le thème de la danse tout au long de sa vie, de celle d'enfants nus à Florence aux Pastorales, et la confrontation ci-dessus me semble surtout souligner dans notre pendant un sentiment du drapé plus fouillé et une puissance du canon qui tranchent. L'exposition Richelieu à Richelieu et le témoignage de Saint-Aignan évoqué ici sur la contribution de Desruet concourrent à soutenir une situation dans les derniers mois de l'existence du cardinal pour le tableau du Fogg destiné au château du Poitou, en 1641-1642.

Un lustre plus tard, Stella peint Sainte Hélène faisant transporter la Vraie Croix jadis en Allemagne, qui propose un double motif très proche sinon communs avec Salomon et la reine de Saba pour deux porteurs de trésors, l'un posant son objet en s'agenouillant, l'autre debout, buste vers l'arrière, les bras chargés et le regard vers le sol. Le dessin des Noces de Cana de Claudine Bouzonnet Stella, qu'elle signe et date de 1658 reprend le personnage accroupi, ce qui confirme que Stella avait conservé la rencontre de Salomon et de la reine de Saba et son pendant jusqu'à sa mort. Ce genre d'emprunt d'une œuvre à l'autre, formant poncif, est une pratique régulière de l'artiste que j'ai déjà mise en avant pour ses tableaux d'architectures. Il faut ajouter le dessin du drapé de la reine de Saba très semblable à celui de la Vierge adoranda dessinée (Dijon) et peinte (Coll. part.) de 1647.

Ces rapprochements avec deux ouvrages de 1646-1647 pourraient inciter à placer vers ce temps nos deux pendants mais ce procédé faisant fi des années chez Stella n'aide pas à la chronologie. Il faut souligner la plus grande puissance exprimée dans les personnages de la peinture de 1646 par rapport à celle pour Richelieu, et noter qu'elle est encore accrue dans Salomon sacrifiant aux idoles (détail ci-contre). Cette densité correspond aux dernières années de l'artiste. J'en rapproche ci-contre la Vierge de 1651 et une des Pastorales en mains privées, pour la typologie accusant l'aspect de masque et la tension des formes.

Les liens avec les deux grandes suites finales, La Vie de la Vierge en 22 dessins et La Passion en 30 tableaux, apportent aussi des éléments de comparaison mais l'une est dans un autre médium que la peinture, et je n'ai malheureusement encore repéré que trois des tableaux de l'autre que par reproduction, alors que ces liens se pressentent au travers des gravures de Claudine. Quoiqu'il en soit, cela pose le contexte dans lequel ces pendants ont été réalisés. Puisqu'il fallait trancher, il me semble qu'une situation après le Jugement de Pâris de 1650, d'un format voisin, et non loin du Repos en Égypte de Madrid ou des peintures pour les Carmélites (1652) est cohérente. Les rapprochements avec d'autres ouvrages de cette page, pas plus datés, concourent néanmoins à dessiner l'inflexion prise alors par le style de l'artiste.

(Ci-contre) Sainte Hélène faisant transporter la Vraie Croix, 1646.
Toile, détail. Perdu?
Claudine Bouzonnet Stella, Les noces de Cana, 1658.
Dessin. 21,6 x 29,5 cm. Paris, ENSBA.
La Vierge donnant la bouillie, 1651.
Toile. Diam. 71,5 cm.
Galerie Éric Coatalem en 2013.
Le repas champêtre, Pastorale 3.
Toile, détail. Coll. part.

Sans remettre en cause le statut de pendants, Jacques Thuillier (2006) s'est demandé si les deux tableaux ont été menés de front ou entrepris l'un après l'autre, ce que pourrait justifier le contraste entre une image de solennité diurne et ce qui ressemble à une bacchanale nocturne. Bon Boullogne, en les expertisant, fut apparemment plus impressionné par la seconde, la prisant à 300 livres contre 200 pour l'autre. L'inventaire auquel il contribue ne les envisage d'ailleurs pas immédiatement à la suite l'un de l'autre mais, à distance, suggère une association en nommant l'un La folie de Salomon, l'autre La sagesse de Salomon; Claudine, elle, les mentionne en tête de celui de son testament, en n°1 et 2 et sous des titres plus conventionnels.

En envisageant un rapprochement chronologique non loin de la Libéralité de Titus de Cambridge, Jacques Thuillier se refusait à faire du Jugement de Salomon de Nicolas Poussin, peint en 1649, un tableau de référence pour son ami. Le situer aujourd'hui dans les années 1650 doit-il conduire à le convoquer à nouveau? Certainement pas, car Stella s'inspire ici beaucoup plus d'un ouvrage sur ce sujet peint quinze ou vingt ans plus tôt... par lui-même.

La confrontation (ci-contre) explique les dispositions selon une circulation toute latérale déjà en place dans le tableau de Vienne, qui s'oppose à la symétrie convergente choisie par Poussin. On peut aussi remarquer les figures repoussoirs calant les compositions ou le motif d'enroulement végétal en frise dans Salomon et la reine de Saba, qui figure parmi ceux qu'il donne à graver vers ce temps ou peu après à sa nièce Françoise Bouzonnet. Il y a même un lointain écho du groupe du bourreau dans celui qui encadre le vieux patriarche s'abandonnant à l'idôlatrie, voire pour la jeune suivante agenouillée derrière la reine de Saba. Nul besoin, donc, d'y voir un témoignage de l'admiration, longtemps jugée coupable, de Stella pour Poussin.

La réapparition de nos deux pendants, on le voit, aura suscité bien des commentaires et des interrogations : une fois encore, Stella pouvait dérouter. Bon Boullogne devait les admirer pour les priser aussi haut, et aura pareillement été surpris par le rythme de La folie de Salomon au point de l'estimer plus que l'autre. En dehors des Poussin de la maturité, c'est la plus haute prisée de son inventaire, à hauteur d'un Vénus, Cupidon et un satyre donné en plein à Carrache. Son effet de lumière, sa frénésie subtilement orchestrée et la singularité de son décor sont assurément de nature à renouveler l'image que l'on pouvait se faire de l'art de Stella. Plus que son pendant, il témoigne d'une démarche archéologique appuyée sur des documents.

Nicolas Poussin,
Le jugement de Salomon, 1649.
Toile. 101 x 150 cm. Louvre
Jacques Stella,
Le jugement de Salomon.
Toile. 112 x 161 cm.
Vienne, Kunsthistorisches Museum

Sylvain Laveissière (2006) mentionne la lettre de Marc Gabolde à Gilles Chomer donnant pour source de certains ornements la Mensa Isiaca du musée de Turin. On la trouve dans l'ouvrage de Herwart, Thesaurus Hieroglyphicum publié à Francfort en 1610, qui figure encore parmi les livres de la succession de sa nièce. La confrontation ci-contre permet de voir que Stella ne s'est vraisemblablement pas contenté de copier un motif mais a combiné deux cartouches, l'un avec un Khonsou (?) couché venant remplacer dans la barque de l'autre l'animal bicéphale et ce qui l'accompagne. Connaissait-il l'association de Khonsou avec la lune, justifiant le globe qu'il porte sur sa tête autant que le croissant apparaissant à la fenêtre au-dessus du fronton triangulaire?

Gravure pour J.G. Herwart, Thesaurus Hieroglyphicum..., Francfort, 1610.
N. B. of Scotland.

En plus clair, les cartouches combinés par Stella pour l'ornement au départ de la voûte au-dessus de l'autel (à droite).

Jacques Stella,
Salomon adorant les idoles.
Toile, détail.
Lyon, Musée des Beaux-Arts

Quelle divinité trônant à tête bovine, arc et flèches, est honorée par le vieux Salomon? Le contexte « égyptien » favoriserait l'identification avec Apis quand le texte biblique (1 Rois 11.5-7, 33) évoque Kemosh ou Moloch. Qoiqu'il en soit, l'intention érudite est manifeste voire démonstrative. Sans écarter une éventuelle commande avortée dans le contexte de la Fronde, source de tant de disgrâces, on peut se demander à nouveau s'il ne s'agit pas de proposer aux Bouzonnet des modèles médités pinceau en main. Les rapprochements faits - y compris ceux avec le Jugement de Salomon - amènent aussi à pointer les différences signifiantes dans les deux cortèges.

La perspective pointe, dans les deux cas, la porte monumentale du fond, en arrière de la reine de Saba ici, de Salomon là, pour instaurer la dynamique du parcours. Le calme diurne de l'un des tableaux souligne la mesure dans la glorification de Dieu au travers de la figure du roi d'Israël, qui s'efface dans l'ombre du rideau. La frénésie nocturne suggère le dérèglement des sens autant que de l'esprit, et la lumière artificielle des candélabres accentue le rythme dansant des jeunes femmes. Il ne fait guère de doute que le peintre du Christ enfant retrouvé par ses parents dans le Temple du Noviciat des Jésuites voire de la Libéralité de Titus ne peut que faire de Salomon et la reine de Saba la leçon à suivre. La scène d'idolatrie entre elle en résonnance avec le Stella tardif, renchérissant sur la puissance ou la dimension tragique des sujets qu'il traite. Cet état d'esprit éclaire l'entreprise des suites peintes conçues comme complémentaires des Pastorales et de la Passion.

Quel sens donner à cette mise en pendant? L'association n'est pas rare. Un Rombout van Troyen peint les deux sujets en un seul panneau en 1640 (Remiremont, Musée Charles de Bruyères). Donato Creti (1671-1749) reprendra à Bologne pour le cardinal Ruffo la distribution en deux grands tableaux (Clermont-Ferrand, musée d'art Roger-Quillot). La lecture courante fait de la venue de la reine de Saba la reconnaissance de la sagesse du roi, à son apogée, et de la scène d'idôlatrie sa décadence. Gilles Chomer (1994) et surtout Sylvain Laveissière (2006) ont mis en évidence la situation diurne, voire matinale, du premier épisode, nocturne du second, comme écho de leur place dans la vie de Salomon. Pour autant, est-ce que la lecture globale se fait bien selon cet ordre? La lumière, la circulation et certains détails précis pourraient nous aiguiller sur ce point.

Il faut d'abord noter que celui qui devrait être le personnage principal, Salomon, est dans l'ombre dans le sujet montrant son triomphe et presque noyé dans la sarabande féminine lorsqu'il s'abandonne aux idoles. Figure centrale du premier tableau, la reine de Saba en est la véritable héroïne; son équivalente, la danseuse pareillement vêtue de bleu, est aussi au centre du second. Il est peut-être un peu facile de relever la place féminine dans la vie du peintre : sa mère, figure tutélaire, et sa sœur Françoise sont alors avec lui depuis à peu près dix ans, vraisemblablement aussi ses nièces Claudine et Françoise. L'un des évènements marquant de sa vie, son emprisonnement à Rome, avait pour prétexte une « amourette ». Il me semble plus sûr d'invoquer la circulation. Dès 2004, j'ai souligné que l'envisager convergente (comme ci-dessus) dans la lecture globale conduisait à faire du triomphe le second temps de la méditation proposée. Une telle disposition, qui peut expliquer la dissociation dans l'inventaire de Boullogne, supposerait une lumière commune placée entre les deux. Les deux figures-repoussoirs, en pivot dos-à-dos et redoublant Salomon et l'idole, relaieraient par leur attitude le commentaire proposé. Il me semble plus dans l'esprit de Stella d'envisager qu'en effet, par-delà les turpitudes de la vie, l'affirmation d'une foi singulière, loin de toute religiosité parce que soutenue par une méditation du sujet doit être privilégiée, plaçant donc la recontre avec la reine de Saba comme point d'orgue, jusqu'à faire de la visiteuse le témoin véritable du vrai Dieu. Quoiqu'il en soit, on voit par là la singularité de l'art du peintre sans avoir à recourir aux propos ou aux ouvrages de son ami, autant dans l'interprétation des sujets que dans leur mise en forme, particulièrement spectaculaire ici, et d'un grand raffinement.

S.K., Melun, septembre 2023

L'éducation de la Vierge,
sanguine

Sanguine (et rehauts de blanc?). 32,4 x 25,9 cm. Marque du musée en bas à droite. Poitiers, musée Sainte-Croix.

Historique : legs Alexandre Marie Vincent Babinet (1819-1882) (testament du 19 octobre 1881) au musée de Poitiers en 1882 (comme Jean Jouvenet).

Bibliographie :
* P.-Amédée Brouillet, Notice des tableaux, dessins, gravures, statues, objets d'art anciens & modernes, curiosités, etc. composant les collections de la ville de Poitiers, I, Poitiers, 1884, p. 148, n°301-1317 (attribué à Jouvenet).
* Notice Alienor.org consultée le 7 septembre 2023 (rapprochement par N. Milovanovic avec Stella).

Pendant longtemps, la technique graphique de Stella fut principalement connue par ses travaux à la plume et au pinceau, au point que la présence d'une sanguine tenue par Stella dans son portrait de Lyon a pu poser question. D'assez nombreux exemples de crayons, graphite ou sanguine, sont apparu depuis quelque temps, et il revient à Nicolas Milovanovic, selon le site Alienor.org, d'avoir rapproché notre Éducation de la Vierge de Poitiers de l'art du Lyonnais. Je n'ai pas encore vu la feuille, aussi resterai-je prudent; pour autant la technique me semble remarquablement soignée et je crois déceler des rehauts de blanc modulant les drapés dont les descriptions ne disent rien, ce qui irait à l'encontre de l'idée d'une contre-épreuve que l'historien d'art aurait émise. Le rapprochement avec le dessin de la Vierge de Dijon, liée à une peinture de 1647, montre un soin tout à fait comparable, notamment dans le travail de hachures pour le clair-obscur du mur. Stella peut avoir privilégié ce médium dans le cadre de la formation des neveux et nièces, pour l'inversion que permet la contre-épreuve utile pour préparer une gravure.

Le rapprochement avec la sanguine de Dijon suggère déjà une situation tardive dans l'œuvre. La noblesse plus tendue des poses et le drapé à l'ampleur sculpturale densifiée me semblent plus proche du Christ et la Samaritaine de Notre-Dame de Bercy, que Félibien nous dit peint en 1652, ou la Sainte famille à la bouillie et aux langes de Toulouse, qui propose d'ailleurs un petit chat pareillement installé dans le coin inférieur gauche, et que j'ai cataloguée dans la section des ouvrages de 1649-1651. Le dessin s'inscrit ainsi dans ce contexte particulier d'un royaume en crise qui conduit l'artiste à approfondir ses recherches dans une voie de tension sculpturale pour lui-même comme pour ses élèves, non sans regard sur les artistes tels La Hyre ou Le Brun auprès de qui il travaille aux Carmélites, via La Samaritaine.

Cette veine puissante a pu susciter l'attribution à Jean Jouvenet (1644-1717), qui a donné du sujet une version fameuse. Stella, comme d'autres, isole la Vierge et sa mère et l'installe dans un contexte de ruines beaucoup moins fréquent. Une corbeille rempli d'un nécessaire à couture semble gardé par un chat installé tout près, signe de domesticité et non présence diabolique, à mon sens. L'exercice de lecture ne se fait pas sur un rouleau de papier mais sur des tables d'argile en deux volets cintrées : l'allusion aux tables mosaïques est certaine, et ce sont les Dix commandements qui sont soumis à l'étude de Marie. La restitution de la foi se veut archéologique, donnant à cette dernière la part active. De fait, l'image apparaît surtout comme le témoignage d'un amour maternel, celui d'Anne, honorée par le sujet. Le traitement monumental se combine ainsi avec une tendresse qui forme l'un des ressorts essentiels du goût de Stella.

La Vierge en adoration, 1647.
Sanguine. 34,5 x 20,5 cm.
Dijon, Musée des Beaux-Arts
Sainte famille aux langes et à la bouillie.
Huile sur cuivre. 45 x 35 cm.
Toulouse, Musée des Augustins


Le Christ et la Samaritaine. Toile. 335 x 224 cm.
Paris, Notre-Dame de Bercy.

Pierre Drevet d'après Jean Jouvenet
L'éducation de la Vierge.
Gravure. 46 x 34 cm.
Braunschweig, Herzog A.U. Museum

S.K., Melun, juin 2023

Le Christ au désert sevi par les anges,peinture (Uffizzi)
Huile sur toile. 111 x 158 cm. Florence, Offices.

Historique : fonds Jacques Stella? puis Bouzonnet Stella légué à son cousin Pierre Perrichon (1645-1721) en 1693-1697 (n°5, ca. 130 x 162,5 cm.). Collection Richard, peintre résident à Lyon, sa vente le 26 janvier 1786, lot 33 (« Jésus-Christ au Jardin des Olives, adoré et servi par des anges. Un beau paysage sert de fond à ce tableau (...). Hauteur 40 pouces, largeur 60. T. »); acquis par Jean-Baptiste-Pierre Lebrun selon le catalogue de la Frick Library, sans doute pour Joseph-Hyacinthe-François-de-Paule de Rigaud, comte de Vaudreuil (1740-1817); mentionné dans son hôtel parisien par Thiery (1787, p. 544; dans la chambre à coucher du côté de la porte d'entrée); sa vente le 26 novembre 1787, lot 33, acquis 600 livres par Le Brun, expert de la vente, selon l'exemplaire de l'Inha (« ... onze figures. ... Hauteur 40 pouces, largeur 58 pouces. T.  »). Collection du baron Nicolas-Joseph Marcassus de Puymaurin (1718-1791), sa vente Paris 8 mai 1792, lot 19 (« ... onze figures représentation Jésus-Christ dans le désert, servi par des anges, dont plusieurs portent des guirlandes de fleurs, à gauche du tableau est notre Seigneur, les yeux élevés vers le ciel et assis près d'une table où sont des fruits de différentes espèces : on voit encore à gauche quelques arbres. » 40 x 58 pouces, soit ca. 108 x 157 cm.); acquis par F. Favi pour le duc de Toscane, entré aux musée des Offices le 4 décembre 1793.

Bibliographie :
* Luc-Vincent Thiéry, Guide des amateurs et des étrangers voyageurs à Paris, Paris, 1787, t. 2, p. 544.
* (Claudine Bouzonnet Stella) «Testament et inventaire (...) de Claudine Bouzonnet Stella», publiés par J-J. Guiffrey, Nouvelles archives de l’Art Français, 1877, p. 25-26, n°5
* Edmond Bonnaffé, Dictionnaire des amateurs français au XVIIe siècle, Paris, 1884, p. 248
* J. Roman, Le Livre de Raison du peintre Hyacinthe Rigaud, Paris, 1919, p. 16, 64, 100, 104.
* Pierre Rosenberg, Catalogue d'expostion Pitture francese nelle collezione publiche fiorentine, Firenze, Palazzo Pitti, 1977, p. 105, n°56.
* Sylvain Laveissière in cat. expo. Jacques Stella, Lyon-Toulouse 2006, notamment p. 201-202 cat.122
* Jacques Thuillier, cat. expo. Jacques Stella, Nancy, 2006 , p. 144
* Sylvain Kerspern, « Jacques Stella - Catalogue. Paris, œuvres datables de 1646-1648. Le Christ au désert servi par les anges, notice », D'histoire-et-dart.com, mise en ligne en février 2023.

Il est possible de compléter l'historique jusqu'ici connu du tableau des Offices. Il est d'abord légué au cousin Pierre Perrichon, notaire et échevin de Lyon, dont Edmond Bonnafé (1884) nous indique qu'il s'est fait représenté avec sa famille par Jean-Baptiste Santerre en un portrait allégorique des Cinq sens. Nous avons vu, à propos des pendants sur l'histoire de Salomon du musée de Lyon, que Roman (1919) en fait le modèle des trois portraits par Rigaud d'un dénommé Perrichon, pour lesquels on ne peut tout à fait écarter que l'un d'eux ne représente plutôt son frère Claude. La peinture doit rester à Lyon presque tout le siècle avant qu'un peintre de Lyon du nom de Richard ne le propose à la vente à Paris le 26 janvier 1786; malgré une curieuse erreur de titre (« Jésus-Christ au Jardin des Olives »), la description et les dimensions (adoré et servi par des anges. Un beau paysage sert de fond à ce tableau... Hauteur 40 pouces, largeur 60) ne laisse guère place au doute. Il pourrait s'agir de Nicolas-Gervais Richard, peintre figurant sur la Liste des citoyens éligibles aux places municipales de la ville de Lyon publiée à Lyon en 1790. Le tableau est acquis par l'expert et marchand Lebrun, sans doute pour le comte de Vaudreuil, chez qui on le retrouve l'année suivante décrit par Thiéry (1787) dans la chambre à coucher de son hôtel parisien. À la vente de sa collection le 26 novembre 1787, il est à nouveau acquis par Lebrun. C'est dans la vente après décès de la collection du baron de Puymaurin le 8 mai 1792 qu'on le retrouve, et vraisemblablement là que Francesco Favi en fait l'acquisition pour Cosme III, duc de Toscane. Il entre aux Offices en décembre 1793 et, après quelques vicissitudes précisées par Sylvain Laveissière (2006), y demeure encore aujourd'hui.

La méprise du catalogue de la vente Richard, en 1786, qui y voit un Christ au Jardin des oliviers vient vraisemblablement d'un regard précipité remarquant la coupe apportée par l'un des anges debout et la présence de ronces préludant à la couronne d'épines, au tout premier plan. La corbeille de fruit présenté par l'ange agenouillé, tout aussi symbolique, ne laisse aucun doute sur le fait qu'il s'agisse de l'épisode qui conclut les tentations du Christ dans sa solitude de quarante jours, modèles d'épreuves à surmonter pour le fidèle. Stella pouvait y voir une équivalence avec tant des Repos de la Sainte Famille peuplés d'anges et d'angelots peints jusqu'ici, dont il donne un exemple - peut-être royal - dans le tableau du Prado en 1652 (ci-contre à droite), qui propose des personnages au canon voisin installé dans un paysage d'esprit comparable. De cette même année, Le Christ et la Samaritaine (ci-contre à gauche) montre une palette chromatique proche par l'association du bleu et du rose et une science du drapé, ici dense, là fin sinon transparent, mais toujours fouillé et sculptural, propre à la période.

Outre une version pour les Jésuites de Lyon aujourd'hui perdue, Stella avait peint le sujet dans un tableau aujourd'hui à Portland, que j'ai placé quelques années plus tôt, vers 1647-1648. Si le motif raphaëlesque de la pluie florale orchestrée par un ange subsiste, Stella a totalement repensé sa composition. Le Christ n'est plus du côté de l'échappée vers la vallée, à droite, mais à gauche, tourné vers l'intérieur du bosquet à la lisière duquel il s'est installé. Sa gestuelle n'est plus de l'ordre du rituel, une action de grâce, mais semble interroger ce vers quoi il regarde, la source lumineuse qui éclaire le groupe. Une main levée, l'autre semblant montrer quelque chose vers le bas, apparemment les ronces. Au rebours de la lecture traditionnelle occidentale, soit de droite à gauche, se déploie la méditation douloureuse proposée par l'artiste.

Deux angelots célèbrent la victoire, main dans la main, ainsi que celui semant des fleurs sur le repas servi. Aux côtés de ce dernier, le collègue à la coupe porte une expression plus grave, suggérant le calice symbolique présenté au Jardin des Oliviers. L'attitude du Christ semble bien, en effet, préluder à celle qu'il aura à la veille de sa Passion, et signifier la conscience de ce qu'il devra affronter en regagnant la vallée. Deux anges auprès de lui, bras croisés ou mains jointes, incarnent cette conscience et l'admiration qu'elle doit susciter.

(Ci-dessus)
Repos de la Sainte Famille, 1652.
Toile. 74 x 99 cm. Prado

(Ci-contre)
Le Christ et la Samaritaine, 1652.
Toile. 335 x 224 cm.
Paris, Notre-Dame de Bercy.

Le Christ au désert servi par ls anges.
Toile. 84,6 x 115 cm. Portland Art Museum.

La version de Portland insistait sur sa solitude, voire sa détresse incommunicable aux anges mêmes. Celle des Offices donne à la population angélique la mission de commenter tout à la fois le triomphe sur la tentation et la douloureuse perspective qu'elle ouvre. Elle est à la fois plus didactique et source de réconfort auprès d'une population que Stella a volontiers répandu dans ses ouvrages, au risque d'une réputation de privilégier les sujets enjoués. L'étude approfondie d'un tel tableau, incontestable chef-d'œuvre, montre qu'ils participent d'un sens de la méditation spirituelle très poussé, non sans gravité, sous couvert de conventions subtilement réinventées. Pas plus que Poussin et nombre d'artistes de son temps, l'art de Stella ne se livre au premier regard.

S.K., Melun, septembre 2023

Peinture perdue

Le repos pandant la fuite en Égypte,
peinture perdue,
et gravure de Claudine Bouzonnet Stella

« La Ste Vierge assise en pleine campagne auprès de st Joseph qui tient sur ses genoux l'enfant Jesus à qui un ange à genoux présente une corbeille de fruits, gravé au burin par Claudine Stella d'après Jacques Stella » (Mariette 1996, p. 216)

Peinture perdue. 2 pieds sur 3, soit ca. 65 x 97,5 cm.
Historique : fonds Stella, gravé par Claudine; légué au libraire Guillaume de Masso, de Lyon en 1693-1697; collection Guillaume de Masso (1628-1704/1707); Simon de Masso, libraire (1658-1738)? Michel de Masso, peintre (1687-1748)? Pierre de Masso, faussaire (1728-1787)? Localisation actuelle inconnue.

Gravure par Claudine Bouzonnet Stella. 32 x 42,7 cm.

Lettre :
État : Sur la roche servant de siège à la Vierge : J. Stella in.; au bas : Claudia B. Stella sculp. (sur la règle à gauche) Cum privilegio Regis (vers le milieu). En marge : Melior est Fructus meus auro et Lapide pretioso. Pro. c. 8.

Exemplaire : Albertina (sans la marge), BnF (Da. 20, fol. p. 35).

Autres états :
- Weigert rapporte que J.-R. Thomé signale un état avant la lettre;
- autre état postérieur : la mention de l'invention de Stella effacée, et dans la marge à gauche : N. Poussin pinx. Ashmolean Museum.

Bibliographie :
* Charles Le Blanc, Manuel de l’amateur d’estampes, 1856, t. III (p. 589, C. Bouzonnet Stella, n n°4, invention donnée à Stella).
* (Claudine Bouzonnet Stella) «Testament et inventaire (...) de Claudine Bouzonnet Stella», publiés par J-J. Guiffrey, Nouvelles archives de l’Art Français, 1877, p. 14, 26, n°11.
* Roger Armand Weigert, Bibliothèque Nationale. Cabinet des Estampes. Inventaire du fonds français. XVIIè siècle, t. II, 1951, p. 81-82, CBS 14.
* Catalogues de la collection d'estampes de Jean V, roi du Portugal par Pierre-Jean-Mariette, éd. Marie-Thérèse Mandroux-França et Maxime Préaud, Paris, 1996, II, p. 216.
* Sylvain Kerspern, « L'héritage de Stella. Notes sur la famille de Masso », site dhistoire-et-dart.com, mise en ligne le 27 septembre 2021

La gravure de Claudine figure parmi celles falsifiées par Pierre Demasso pour faire passer l'invention de Stella à Nicolas Poussin. C'est une des raisons pour lesquelles j'ai proposé d'en rapprocher une peinture que la nièce a légué à Guillaume de Masso dans l'étude en ligne sur leur famille publiée en 2021. La toile se trouve peut-être encore en Angleterre...

Une telle identification peut appuyer une situation tardive. Le dispositif global est voisin du Repos de Madrid, de 1652, notamment par le motif du lourd rideau que deux angelots s'évertuent à installer, et son drapé, ou par le visage sculptural de Joseph. L'installation de l'Enfant et son expression rappellent la Sainte famille Éveillard de Livois d'Angers que j'ai cataloguée dans la section de 1649-1651. Avec prudence en raison de la traduction par Claudine, on doit pouvoir situer la composition vers 1652.

Par delà ces rapprochements, nos trois compositions témoignent de l'inventivité de Stella dans ses dispositions, et dans ce qu'elle suggère de l'interaction entre les principaux protagonistes. À la différence des deux peintures en question, la Vierge de notre estampe n'est pas passive et tend la main pour recevoir la pomme que son fils a saisie dans le panier que lui présente l'ange agenouillé devant lui. Cette fois, c'est Joseph qui n'est que le témoin de l'action, mais c'est sur ses genoux que Jésus est installé. Ainsi s'incarne son rôle essentiel de protecteur du Christ au moment de sa plus grande faiblesse, l'enfance. Non sans paradoxe, puisqu'il s'agit ni plus ni moins que de lui donner l'opportunité, une fois adulte, d'accomplir sa mission jusqu'au sacrifice auquel la corbeille de fruit fait allusion, et qui doit nourrir le dialogue muet de Marie, pensif, et de son Fils, regard froncé; et parce que l'expression de Joseph ne trahit aucune inquiétude, n'ayant pas aussi pleine conscience du symbole. Son humeur s'apparente à celles des angelots qui bataillent avec le rideau ou celui qui garde l'âne s'abreuvant. Stella excellait à semblables représentations qu'il a multipliées depuis l'Italie, et dont la composition ici traduite doit constituer l'un des derniers exemples.

S.K., Melun, septembre 2023

(Ci-dessus)
Le repos de la Sainte famille, 1652.
Toile. 74 x 99 cm.
Prado.

(Ci-contre)
La Sainte famille Éveillard de Livois.
Huile sur toile. 49 x 60 cm. Angers, Musée des Beaux-Arts.

Catalogue Jacques Stella : Ensemble ; Dernières grandes commandes, mosaïque - Table Stella - Table générale
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